Chapitre 4
Arnaud examine avec dégoût l’affreux vêtement aux couleurs criardes d’où se dégage une vague odeur de renfermé. Comment en est-il arrivé là ? Les boutons sautent les uns après les autres. Le dernier résiste. Un juron. Puis un autre. L’habit tombe au sol.
Il grimace en se revoyant perdu dans les rayons de la parfumerie. Les senteurs lui avaient donné un mal de tête coriace. Ce n’était pas son monde, ne le serait jamais. Mais il voulait faire l’effort — pour Juliette. Pour lui montrer qu’il pouvait être plus que ça : qu’un bleu de travail un peu raide, incapable de distinguer des effluves de rose ou de coton.
Face au miroir, il soupire. La chemise multicolore jure avec sa barbe soignée et la montre brillante — un vrai massacre des genres.
Il hésite un instant à remettre la sienne même tachée. Une idée qu’il abandonne rapidement. Tout ça pour ça.
Absorbé par son reflet, il n'entend pas Juliette entrer. Son parfum flotte avant sa voix.
— Alors, ça donne quoi ?
Il se contente d’ouvrir les bras pour mieux exposer l’étendue des dégâts. Il devine à sa grimace qu'elle se retient de rire.
— Ça va bien se passer, le console-t-elle. Ils sont cool, tu vas voir.
— Mouais…
Il tend le bras pour attraper la main de Juliette. Elle a déjà fui et quitté la pièce. Il essaie de l'atteindre. Elle lui échappe de nouveau. Encore un courant d'air.
Il ne sait pas attraper le vent.
Les bras ballants, il s'interroge sur sa place dans cette maison et dans cette relation. Il n'y arrive pas, il le sent. Ses épaules s’affaissent, comme si chaque effort pesait un peu plus lourd que le précédent. Il se revoit, autrefois, lancer une blague et décrocher un sourire. Ce soir, même ses mots semblent lui filer entre les doigts.
C’est la première fois qu’il sort avec une femme comme Juliette.
Lui, l’adepte des bars, des applis, des drames sans lendemain. Avec Juliette, rien ne fonctionne pareil. Son sourire le désarme. Ses mots s’emmêlent. Il perd la maîtrise du jeu — et, sans le vouloir, son rôle. Juliette avait dit oui avant qu’il ne lui propose quoi que ce soit. Elle parle de livres, d'art, de films étrangers sous-titrés, avec aisance et passion, comme il parle de la Ligue des champions. Il se dit qu'il aurait dû fuir dès qu’elle avait évoqué la rétrospective de ce cinéaste, illustre pour elle, inconnu pour lui. Il se demande encore à quel moment elle prendra conscience qu’elle n’a rien à faire avec lui.
Il lui ment, il se ment. Sur le papier, il dessine des lignes droites, des angles parfaits.
Dans la vie, il tremble. Il aimerait qu’elle voie ça : ses tremblements. Mais il cache tout. Deux langues qui ne se traduisent pas.
Il se souvient d’une expo. Un mur blanc. Un collant suspendu. Une pancarte parle de “muscles humains”.
— Pourquoi ? demande-t-il.
Elle rit doucement. Dans la lumière du musée, il se sent translucide.
— Je... je suis juste ébéniste, murmure-t-il.
— Je sais, répond-elle, sans comprendre.
Arnaud reste dubitatif. Quelque chose lui échappe, et cela le remue profondément. Lui qui aime comprendre, inventer du tangible et du sensé avec un crayon et une feuille, se sent dépassé par ce qu’il voit ces dernières semaines.
Après le second musée, il pense sérieusement à la quitter.
— Je ne sais pas où on va, Juliette.
— Dans un bar, si tu veux.
— Non, je veux dire nous deux.
Elle se tourne vers lui, étonnée. Ses yeux clairs ne vacillent pas. Les siens, à peine. Autour d’eux, le trottoir se peuple de rires, de pas, de musique qui s’échappe d’un café. Tout ce vacarme, et lui qui ne trouve rien à dire.
— Je ne comprends pas, Arnaud.
Elle attend. Mais les mots ne viennent pas. Il veut lui répondre qu’il se sent de trop, qu’il s’épuise à parler une langue qui n’est pas la sienne. Mais la phrase se brise avant d’exister. Elle glisse une main sur son bras — un geste si léger qu’il en a honte.
— On va dans un bar ? souffle-t-il.
— Tu es bizarre ce soir.
— C’est à cause de l’expo.
Avec du recul, il se dit qu’il n’a pas rompu. Pas parlé non plus. Juste manqué le moment. Et peut-être que tout se joue là — dans ce silence.

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