Chapitre 6
Martin ne croit ni au destin, ni au karma, ni à Dieu, ni au père Noël, ni à aucune autre fantaisie. Il ne croit en rien, personne, pas même ses parents. Il ne croit plus sa mère quand elle lui dit « J’en ai pour deux minutes » en claquant la porte d’entrée, pour ne revenir qu’après deux tours complets de la grande aiguille de l’horloge du salon. Il ne la croit pas non plus quand elle lui promet que tout va s’arranger alors qu’elle se disputera avec son père le soir même.
Martin ne croit que ce qu’il voit, ce qu’il touche, ce qu’il entend. Les cloisons tremblent sous les coups de son père, la poussière se détache des murs. Les pleurs de sa mère traversent le mur comme une onde sourde, une chaleur triste qui glisse jusqu’à lui. Le lit, collé à la cloison, vibre jusque dans son ventre. Le matin, l’air sent la lessive et le silence. De nouvelles photos apparaissent au mur du salon, accrochées après les cris. Martin les regarde sans rien dire.
Un jour, il change la décoration de sa chambre et installe son lit au milieu de la pièce — un îlot de solitude — loin des murs trop bavards.
Son père ment. Il jure qu’il aime sa mère et rien qu’elle, qu’il l’a promis devant des témoins, Dieu, et la tombe de sa propre mère. Il parle de la vie avec un grand V, parce qu'il faut travailler, prendre ses responsabilités, dormir deux heures par nuit et se lever de bonne heure, un truc que sa mère aurait dû comprendre — elle qui reste enfermée toute la journée, dans le confort qu’il lui offre à la sueur de son front. Elle la facile, elle. Son fils aussi doit comprendre ça : que l’argent ne tombe pas du ciel, qu’un bon travail rend sa fierté à un homme, qu’il n’est rien sans son épouse et qu’une femme doit tout à son mari. Son père dit ça en agitant les mains, en buvant une bière, puis une autre. Il parle de tout et de rien.
Surtout de rien.
Il croit philosopher, mais dès la troisième bière il commence à se contredire. Martin ramasse les bouteilles vides et les aligne à côté de la poubelle.
Tout le monde lui ment.
Même son grand-père lui explique que ses parents sont comme tous les couples : ils peuvent se disputer sans cesser de s’aimer. C’est normal, sain même. Il ne veut pas voir que sa belle-fille se maquille plus que de raison. Il ne veut pas voir que sa belle-fille reste dehors dans le froid, le nez dans la terre humide, les doigts rougis, qu’elle frotte ses mains l’une contre l’autre avant de reprendre la pelle. Elle sent la terre et le vent.
Lui croit encore que c’est du maquillage qui la protège.
Au début, Martin écoute tout le monde : camarades, professeurs, parents, voisins, même la police, plusieurs fois dépêchée à leur domicile. Chacun a un avis bien arrêté, mais personne ne sait quoi faire. Pas même les plus sages.
De la théorie, rien de concret.
À onze ans déjà, Martin n’a plus confiance. Les adultes mentent pour cacher ce qu’ils ignorent — ou ce qu’ils ont honte de savoir. Il entend leurs voix faiblir à mesure qu’ils parlent.
Sa vie lui semble un cirque sans musique.
Un grand chapiteau où le froid s’installe.
Le père tape, la mère se tait, la famille détourne les yeux. Martin sent l’air vide autour de lui, comme s’il manquait d’oxygène.
Puis Martin en a marre d’écouter sans broncher. Il refuse de perdre son temps à avaler des mensonges. C’est la première vraie décision qu’il prend dans sa vie. Depuis, il se méfie des autres. Il se tient à distance.
À l’abri.
Maître dans l’art du camouflage, il simule. Il sourit pour donner le change. Mais il ne sent plus battre son cœur quand ses parents se disputent à travers les murs fins de sa chambre. Il ne pleure plus. Il ne se réjouit pas non plus quand une fille lui fait sa déclaration. Ni malheur, ni bonheur. Martin comprend que quelque chose en lui est mort. Il accepte ce handicap avec sagesse, sans chercher à le soigner.
Il est ainsi fait, voilà tout.
Mais ses parents, malgré leur mésentente, s’unissent pour s’alarmer. Le cas de leur fils doit se régler urgemment. Ils décident de l’envoyer faire du bénévolat au Sénégal, à Saint-Louis, pour participer à la construction d’une école. Âgé de quatorze ans et accompagné d’une tante, il part avec les espérances de ses parents : là-bas, peut-être retrouvera-t-il la capacité de s’émouvoir.
Au Sénégal, la chaleur le réveille avant la cloche. La poussière rouge colle à sa peau, le savon ne l’efface plus. Il enchaine le petit-déjeuner, le chantier, le repas, puis reprise et retour au camp vers seize heures. Enfin, il grimpe sur la plus haute marche du bâtiment principal.
Un poste d’observation privilégié pour celui qui sait regarder.
En contrebas, des gamins tentent de grimper sur un baobab. D’autres font la sieste, adossés aux racines. Certains trouvent encore la force de jouer au foot malgré la chaleur. Il n’éprouve jamais l’envie de les rejoindre. Ce n’est pas lui qui soulève la terre rouge en dribblant, ce n’est pas sa peau qui perle de sueur sous l’effort, mais ce sont bien ses yeux qui enregistrent la lumière à travers le nuage de poussière. C’est encore lui qui voit le chien tourner autour des cuisines et en ressortir avec un morceau de viande dans la gueule. Martin se garde bien de le signaler.
Un observateur n’interfère pas dans l’histoire. Une fine poussière rouge flotte dans l’air, se dépose sur sa peau.
Il prend de la hauteur, domine le monde, tel un dieu.
Ses parents ont tort.
Il ne se mêlera pas au monde.
Pas ici.
Pas ailleurs.

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