Chapitre 6 - suite
Un jour, il trouve une jeune femme à sa place. La chaleur est plus lourde que d’habitude, le ciel tremble au-dessus du camp. Il s’installe quand même, parce qu’il n’y a pas de meilleur point de vue sur le monde, sans dire un mot.
De longs cheveux châtains cachent son visage, balayés par un vent tiède qui sent la poussière et la sueur. Elle porte une chemise beige roulée aux coudes, tachée de plâtre, et un pantalon clair couvert de terre séchée. Elle ne semble pas fragile, plutôt droite, presque fière. Martin remarque ses avant-bras nerveux, la peau claire autour de la montre, la mèche qui colle à sa tempe. Il ne saurait dire si elle est belle — elle est différente, c’est tout.
— À l’heure, comme d’habitude, dit-elle d’une voix grave.
Une voix grave, d’adulte, qui semble avoir traversé trop de vent.
— Sûrement, répond Martin d’un ton détaché.
— Pourquoi tu ne vas pas jouer avec les autres ?
Martin tourne la tête vers la jeune femme.
— À quoi cela servirait ?
— À te créer des souvenirs agréables… te trouver des amis… t’amuser… enfin, tu vois. Tout ce qu’un ado doit faire à ton âge.
Martin réprime un ricanement méprisant.
— À pas grand-chose, donc.
— Tu es trop jeune pour penser ça.
— À quoi bon ? Dans deux semaines, je serai rentré. Ce que je vois ici, ça s’effacera comme le reste. Je préfère regarder. Au moins, ça, personne ne peut me le prendre. Tout est éphémère. Et tout sera déjà loin dans ma mémoire…Vous sentez pas obligée de rester avec moi. Je survivrai.
En bas, les enfants rient encore. Lui, déjà, n’entend plus rien. Il n’a jamais autant parlé à quiconque avec une telle franchise.
— Je vois… Tu es vraiment trop jeune pour penser ça.
Elle se lève d’un coup et laisse Martin, satisfait de la voir partir. Il entend le bruit de ses pas s’éloigner dans son dos, une pause, puis plus rien. Martin souffle, soulagé d’être à nouveau seul. Une de plus qui le fuit. Bien sûr. Personne ne veut rester aux côtés d’un garçon aussi étrange que lui.
Le lendemain, la lumière est plus blanche, presque crue. Il a la surprise de la voir assise sur la même marche. Il hésite à faire demi-tour, mais après tout, c’est son repaire. Il s’assoit près d’elle sans un mot. Étrangement, le silence est appréciable, ponctué seulement par les cris des joueurs, le choc des marteaux sur le bois et le vent qui secoue les branches hautes d’un baobab.
Il n’a pas besoin de raconter sa journée, de justifier ses propos de la veille, ni de l’écouter bavarder. Il lui suffit de tolérer la présence de cette femme juste à côté de lui. C’est supportable, car cela ne demande aucun effort, n’entraîne aucune fatigue intellectuelle. Depuis longtemps, il sait n’accorder aucune attention à l’autre.
Au bout d’un moment, sa voisine silencieuse s’éclipse, laissant sur la marche un exemplaire du Petit Prince. Martin, fidèle à lui-même, n’intervient pas pour la rattraper ni lui rendre le livre oublié. Il ne doit rien déranger de ce qui se fait sans lui. Pourtant, il finit par l’emporter avec lui, cédant à une pulsion mal éclaircie. Il le cache sous son oreiller sans l’ouvrir.
Le temps est orageux le jour d’après mais elle est de nouveau là, la femme à la voix grave. Martin n’est plus surpris. Il s’installe à ses côtés. Elle ne mentionne pas le livre. Il comprend alors qu’il lui est destiné.
Une fois couché, il s’autorise à lire l’histoire du mouton et de la rose. Cela lui plaît.
Ainsi, un rendez-vous silencieux s’installe.
Chaque jour, la lumière change un peu. Parfois le vent apporte l’odeur du riz, parfois celle du feu de bois. Les cris des enfants se mêlent au bruit des outils, au rire des hommes sur le chantier. Sur la plus haute marche du bâtiment principal, Martin et la jeune femme se taisent.
Ensemble. Ils laissent le temps s’écouler, la vie défiler sous leurs yeux. Sans intervenir — c’est la règle de Martin. La quiétude nouvelle du moment accompagne l’adolescent jusqu’à son lit le soir.
Martin prend son temps pour lire Le Petit Prince. Il relit certains passages, s’attarde sur d’autres.
Quelque chose le séduit dans ce petit livre, mais les mots ne sont pas encore assez forts. Les mots lui échappent encore.
Un soir, Martin attend sur la marche. Les cris du camp s’éteignent un à un. Elle tarde. Le silence lui paraît plus épais que d’habitude. Il voudrait l’entendre arriver. À la place, le vent siffle entre les tôles et les branches. Elle ne vient pas. Son ventre se contracte. Il ne sait pas ce qu’il ressent, seulement que ça pèse. Il se sent stupide d’attendre.
Il part plus tôt que d’habitude, ne supportant plus cette nouvelle émotion qui l’assaillit. Il dîne et se couche en silence. Au lit, il attrape son livre. Son instinct le mène au passage du renard. La douleur dans la poitrine compresse ses organes, grossit, remonte jusqu’à sa gorge. Puis les larmes viennent, d’un coup. Un flot de larmes, aussi inattendu que déconcertant.
La jeune femme revient le jour suivant au point de rendez-vous. Martin esquisse un sourire qu’il masque aussitôt. La douleur au ventre s’estompe. Il s’installe à côté d’elle.
— J'avais une réunion avec l'équipe hier, s’excuse-t-elle.
Elle continue de regarder droit devant elle, adoptant la même position que Martin.
— Une réunion de quoi ? demande-t-il naturellement.
Elle manque de s’étouffer. Martin feint de ne pas remarquer ses joues qui s’empourprent.
— Je suis coordinatrice du site, balbutie-t-elle. Il y a toute une logistique derrière ce camp. Mais je ne veux pas t’ennuyer avec ça.
— Tu ne m’ennuies pas, répond Martin.
Alors elle lui parle de la difficulté d’obtenir des financements pour de tels projets, de la réticence des politiques, de logistique, de sécurité, avec de grands gestes. Martin écoute attentivement, sans dire grand-chose. Son énergie l’amuse.
Il ne découvre son prénom qu’au dernier jour. Il n’en a jamais eu besoin jusqu’ici, mais elle veut qu’ils s’écrivent. Martin, sceptique, lui donne malgré tout son adresse. Il ne se fait aucune illusion.
Quelques semaines plus tard, il reçoit une carte postale de Rio.
Deux lignes, une écriture serrée.
Hélène a tenu sa promesse.

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