Chapitre 7

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Martin n’en finit pas de regarder son assiette. La chaleur colle à sa peau, le vin à sa langue.

Il étouffe.

Revoir Hélène, l'assaille d'une foule de questions et d'émotions. Elle se tient à ses côtés, pourtant sa présence semble irréelle, inconcevable. Elle lui chuchote un « tout va bien ? » à l’oreille. Il voudrait crier non, mais il ne dit rien et s’enferme dans ce mutisme qu’il connaît si bien. Il ne cherche même pas à faire semblant de suivre les conversations. Il s’en moque. Hélène est là, et c’est tout ce qui compte. Le reste a peu d’importance. Les coups de fourchette s’enchaînent, les assiettes se vident et Martin n’a pas encore touché à la sienne. La mini quiche lui reste sur l’estomac.

Quand Arnaud propose de sortir, Martin saute sur l’occasion sans réfléchir.

Le froid ne peut que lui faire du bien. Il sortirait sans manteau sans hésiter. Mais Hélène le suit. Il sent sa présence dans son dos. Son stress monte. Il espère que le froid lavera sa tête, qu’il fera taire le vacarme dedans. Dehors, l’air siffle entre les branches ; le froid lui blesse la peau.

Sur le perron, Arnaud lui tend une cigarette. Hélène les regarde en silence. Ils ne sont plus que trois, dans l'intimité d'une nuit tombée. Martin ose alors l'observer sous couvert d’une semi-obscurité qui le rassure. C'est donc vrai. Ce n'est pas un fantôme. Hélène est sortie de ses rêves pour prendre une forme humaine qui peut répondre, rire et le toucher. Hélène ressuscite d'entre les souvenirs.

Trop tard : tout est déjà lancé.

Martin ne compte plus le nombre de fois où il a imaginé une rencontre fortuite au détour d’une rue, à une caisse, en sortant de sa voiture, dans un restaurant, en voyage — dans un quotidien trop réglé pour laisser place à l’inattendu. Il a souhaité qu’elle apparaisse, qu'elle surgisse, naturellement, au détour de sa vie. Jamais ses vœux n’ont été exaucés. Jusqu’à ce soir. Jusqu’au moment où elle s'est laissée deviner, dans l’embrasure de cette porte, vêtue d’une longue robe, la même aura magnétique qu’autrefois.

Reviens à ta place, là où tu étais depuis des années, à l’abri dans mon imaginaire.

Cette pensée lui reste en travers de la gorge. Son cœur n’était pas préparé à l'irruption de son rêve dans la réalité. Rien ne correspond à ce qu’il avait imaginé. Aucun scénario n’avait jamais ressemblé à celui-là.

Qu’elle revienne plus tard — mais pas ce soir, pas dans ces conditions, pas devant sa femme, entouré d’inconnus, pas devant ce « lui » en manque de confiance, au chômage, en pyjama la moitié de la journée, le visage renfrogné.

Ça ne devait pas se passer ainsi.

Il fixe la porte entrouverte, la lumière qui s’en échappe ; il se sent de nouveau à l’extérieur de tout.

Une bouffée de fumée s’échappe derrière lui. Le bruit d’un briquet, un souffle de tabac.
Hélène se tait, elle est là, à quelques pas, dans ce même froid.

Arnaud tire sur sa cigarette d’un geste nerveux. Ils échangent des banalités - le temps glacial, le repas, le quartier, le foot - des choses sans intérêt. Hélène n'a rien à dire. Ce n’est pas grave, au moins elle entend sa voix. Elle s’accroche aux mots, mêmes futiles, comme à une bouée de sauvetage. Elle se tient droite, les mains dans les poches et le cœur au bord de l’implosion.

L’enfant sauvage est de retour.

En y regardant de plus près, ses traits se sont durcis avec les années. Le visage juvénile a disparu, mais il a toujours son air très sérieux. Naïvement, elle l'imaginait jeune à jamais. Elle avait oublié le temps, irrécupérable et dévastateur.

Elle réalise qu’elle aussi a vieilli. Par réflexe, elle effleure son visage, ses rides sont bien présentes. Mince. Elle sourit, à cause du ridicule de sa pensée et parce que… parce qu'elle ne sait pas quel moyen utiliser pour aborder Martin le sauvage. Il semble si déterminé à l’ignorer.

Arnaud a déjà fini sa cigarette. Il sautille pour se réchauffer.

— Rentre si tu veux, lui propose-t-elle.

— Non ça va, je vais attendre que Martin finisse la sienne. Ne jamais laisser son partenaire fumeur, même si tu te cailles sérieusement. C'est une règle.

— Donne m’en une, alors.

— Tu fumes ? s'étonne Arnaud, tu n’as pas une tête de fumeuse.

— On me le dit souvent.

Arnaud sort une cigarette et la tend à Hélène. Martin les ignore.

— Je prends la relève, vas-y, rentre avant d’attraper froid.

— Oui, maman !

Hélène lui flanque une tape dans le dos que son manteau amortit sans mal. Sale gosse !

— Un peu de respect pour tes aînés ! lance-t-elle tout sourire.

Arnaud se retourne et fait mine de ne pas comprendre avant de pénétrer dans la maison. Quelques secondes s’écoulent qui semblent une éternité.

Le temps pour Hélène de réaliser qu’elle est seule avec Martin. Exactement ce qu’elle souhaite depuis le début de la soirée. Il est là, à ses côtés, une cigarette à la main, et les mots ont décidé de foutre le camp.

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