Chapitre 10

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Hélène observe Lucie, affligée par l’attention excessive que lui porte Martin. Le visage de la jeune femme se ferme peu à peu, comme une cocotte-minute prête à céder. Arnaud, lui, parle trop. Trop de légèreté, trop de curiosité déplacée. Ses mots tombent comme des allumettes sur une plaque d’essence.

« Ma chérie » par-ci, « mon amour » par-là — des mots qui sonnent faux dans la bouche de Martin, lui qui fonctionne d’ordinaire au silence et aux demi-regards. Il s’applique pourtant, mais son sourire tremble, sa voix glisse à côté. Trop lisse, trop forcée. Sous cette tendresse de façade, quelque chose grince. Hélène sent son cœur se contracter, une crispation minuscule, incontrôlable. Elle reconnaît cette comédie : Martin n’a jamais su mentir autrement qu’avec des gestes trop appuyés.

Il évite soigneusement son regard. Ses paupières battent trop vite, comme pour refuser la vérité qu’elle représente. Il cherche à prouver quelque chose, à se mettre à l’abri derrière une affection surjouée. Hélène voit la blessure, la colère rentrée, la fragilité sous les mots doux. Elle se tient droite, le visage impassible, déterminée à ne pas entrer dans ce jeu bancal. Leurs secrets, leurs non-dits, pèsent assez lourd pour faire pencher la table.

Lucie, elle, se referme brusquement. Une ombre passe sur son visage ; ses lèvres se pincent. La déflagration approche. Hélène glisse un coup d’œil vers Juliette : doigts crispés sur son verre, regard fuyant, sourire éteint. Quelque chose lui échappe, quelque chose glisse sous la surface. Juliette ne veut pas voir, pas maintenant. Elle se recroqueville dans un silence nerveux.

La mèche s’enflamme.

Lucie explose.

La frêle blonde aux joues rouges disparaît, remplacée par une jeune femme traversée de rancœur et de lassitude. Les mots fusent, tranchants. Arnaud reste la bouche ouverte, foudroyé par la réalisation : c’est lui qui a déclenché tout ça. Juliette relève brièvement la tête, puis la baisse aussitôt ; son geste mécanique ramène une mèche de cheveux derrière son oreille. Martin encaisse. En plein cœur. Il se ratatine à vue d’œil.

Hélène, elle, ressent une pointe mauvaise — un mélange d’empathie et d’impuissance. Il s’est enfermé lui-même dans cet étau, mais elle ne peut s’empêcher de vouloir lui tendre une main invisible. Lucie s’emporte, trop loin, trop fort. Hélène reconnaît cette pente dangereuse : il suffit parfois d’un mot de travers, d’un refus tardif, pour anéantir ce qui a été construit au fil des années.

Un fil invisible se tend entre les corps.

Encore un souffle, et il rompra.

En voyant Lucie vider son sac et Martin se débattre maladroitement, Hélène ressent un choc froid. La corde n’a pas cédé aujourd’hui : elle avait cédé des années plus tôt. C’était elle. Elle le sait. L’aveu la traverse comme une lame.

Les mots, ce soir, tombent comme des pierres.

Ils fendillent ce qu’ils touchent.

Alors elle intervient. D’une parole glissée au bon moment, elle dévie la trajectoire de Lucie. Un changement de tonalité, un prétexte, une diversion subtile. Arnaud comprend enfin et la suit. Juliette, soulagée, embraye à son tour. Le tumulte se calme. La table respire.

Martin, lui, reste figé dans la stupeur. Son visage s’est affaissé, sa nuque penche légèrement vers la gauche, comme s’il portait quelque chose de trop lourd. Hélène sent une torsion au creux de sa poitrine — un réflexe ancien, presque tendre. Elle ne peut pas aller vers lui. Pas après leur éclat devant la maison. Pas ce soir. Elle détourne les yeux et se lève, un faux sourire en guise d’excuse.

Elle s’éclipse, prétextant un appel à passer.

Le couloir l’accueille dans une fraîcheur saisissante. La porte de la chambre se referme dans un claquement doux qui coupe net les voix d’en bas. Hélène reste un instant immobile, la paume posée sur le bois, le souffle encore heurté.

Elle avance vers la commode en chêne, ouvre le premier tiroir. Les lettres sont là, rangées en un paquet serré. Elle n’en lit aucune. Elle n’en a jamais eu besoin.

Il suffit de les toucher.

De sentir leur poids.

Pour replonger.

L’homme qui rumine en bas… est-il encore celui qui les lui a écrites ?

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