Chapitre 11

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Hélène déplie les lettres avec précaution. Le papier jauni sent la poussière et la jeunesse. Elle relit sans respirer, comme si elle allait retrouver la voix d’un fantôme. À chaque lettre de Martin, quelque chose se soulève en elle — une scène, une odeur, une phrase qu’elle n’a jamais gardée par écrit.

Elle n’a aucune copie de ce qu’elle lui écrivait. Elle n’a conservé que ce qu’il lui a laissé. Le reste vit dans sa mémoire, par morceaux.

***

2 septembre 1998

Bonjour Hélène,

J’ai été surpris de trouver ta carte postale. Tu as tenu parole. Je fais ma rentrée demain. On verra bien. Je ne sais pas trop quoi te dire. Saint-Louis me paraît déjà loin… toi aussi.

Désolé d’être si bref.

Martin


Après sa première lettre, brève et distante, elle se souvient s’être installée dans une chambre en Inde du Sud, la fenêtre ouverte sur le bruit des motos.

Elle lui avait raconté ce qu’elle voyait : les saris qui claquaient au vent, les gamins qui criaient “hello miss !”, le goût du thé trop sucré.

Elle avait ajouté, presque timidement : J’espère que tu vas bien.

Elle ne sait plus comment elle avait terminé. Peut-être par Prends soin de toi. Elle écrivait ça souvent, à cette époque. En ajoutant toujours sa dernière adresse.


***


15 mai 1999

Hélène,

Je t’écris vite fait avant que mon père rentre. Il m’a acheté un carnet pour « organiser mes idées », je crois qu’il essaye de me comprendre. J’ai noté des trucs dedans, n’importe quoi : le bruit de la pluie sur la fenêtre, un film que j’ai vu, même un rêve idiot où je ratais le bus trois fois. Je me suis surpris à écrire comme si j’allais te montrer tout ça. Pas pour que tu le lises vraiment… juste parce que je pense plus clairement quand j’imagine que tu pourrais lire mes pensées.

C’est bizarre, je sais.

Bref.

Aujourd’hui j’ai mangé une glace au citron. Elle était trop acide, mais j’ai pensé que tu aurais rigolé en me voyant faire la grimace.

Je ne sais pas quoi faire de tout ça.

Martin


Quand elle relit la lettre du 15 mai — celle où il parle de la glace au citron, du carnet où il note ses idées — elle sourit malgré elle.

Elle se revoit, penchée sur une table en bois dans un foyer d’expatriés, à lui répondre qu’elle aussi, elle notait les bruits du monde. Les trains, la pluie, les conversations à moitié comprises.

Je crois que ce qu’on écoute dit plus de nous que ce qu’on raconte, lui avait-elle écrit.

Elle se demande si cette phrase était trop grande pour son âge.

Elle ne la retrouve plus, mais elle est sûre de l’avoir pensée.


***

16 juin 1999

Bonjour Hélène,

J’essaie de rattraper mes erreurs. Je regrette de ne pas t’avoir répondu tout de suite. Je ne voyais plus que ton âge. Sept ans, c’est beaucoup à quinze ans. Et pourtant, dans mes pensées, tu n’étais jamais vraiment “plus vieille”. Juste trop proche. Tu n’es pas au même stade de vie que moi, c’est tout. Mais je me suis rappelé de toi, sur les marches du bâtiment. J’ai été bête. Je sais que tu ne pensais pas à mal.

J’espère qu’un jour tu me pardonneras.

Martin


À la lecture de sa longue lettre du 16 juin, elle sent encore la petite brûlure qu’elle avait eue au cœur.

Elle ne se rappelle pas chaque mot qu’elle avait envoyé en retour. Juste l’élan : expliquer qu’elle ne lui voulait rien, qu’elle ne lui demandait rien. Qu’elle cherchait seulement à ce qu’il ne se sente pas seul.

Elle se souvient d’avoir écrit quelque chose comme : Je ne te demande pas de me ressembler. Je voulais juste que tu saches que tu existes pour quelqu’un.

Elle avait eu peur d’en faire trop.

Mais à vingt-un an, elle vivait encore en débordement.


***


3 août 1999

Hélène,

Ton histoire d’orange m’a fait sourire. Ça m’a rappelé un truc idiot : quand j’étais petit, je croyais que les gens qui voyagent savent parler aux inconnus sans avoir peur. Je pensais que c’était une compétence réservée aux adultes courageux. Tu fais partie de ces personnes-là pour moi. Tu parles à tout le monde comme si c’était facile.

Moi, j’aurais sûrement bafouillé. Je crois que c’est ce qui me manque le plus chez toi : cette manière de rendre les choses simples alors qu’elles ne le sont pas.

Je ne sais pas si ça a du sens.

Martin


Elle revoit le bus, la vieille dame, l’orange coupée en deux. Ça, elle s’en souvient parfaitement. Elle n’était pas triste ce jour-là, juste déplacée, entre deux routes, deux départs, deux identités. Elle avait écrit à Martin parce que c’était la seule personne à qui elle n’avait pas honte
d’avouer sa fatigue.

Elle avait noté : Parfois, ce sont les inconnus qui nous tiennent en vie.

Hélène ignore s’il avait compris.


***


12 octobre 1999

Hélène,

Ce que j’ai à dire est difficile, c’est pour ça que j’ai mis du temps. Je réfléchissais à tout : après le lycée, l’étranger, un boulot d’été, et… nous.

Ta lettre est belle. Elle m’a touché. Mais je ne suis pas prêt. Je ne veux pas m’engager, avec personne. Tu es une fille formidable. Merci pour ton soutien pendant le divorce.

Mais j’ai quinze ans. Même si je suis mature, je n’ai que quinze ans. Je crois que tu me surestimes.

À la suite du divorce de mes parents, je me suis reconstruit. Je veux tirer un trait sur le passé. Je souhaite me concentrer sur mes études et penser à l’avenir pour une fois, et peut-être m’en sortirai-je enfin.

Je ne me qualifierais pas de bizarre mais différent. C’est par cette particularité que tu m’as apprécié. C’est à cause de cette particularité que d’autres m’ont rejeté. J’ai besoin de réfléchir Hélène.

J’ai évolué et ne me reconnais plus dans le portrait que tu as fait de moi. J’ai besoin de savoir où je vais. Il faut que je parvienne à prendre des décisions, même si elles sont difficiles à prendre. Ce n’est pas ça, grandir ? La vie ne vaut pas la peine d’être gâchée, je ne suis qu’un moment de la tienne.

Jure-moi de m’oublier.

Je sais que c’est impossible. Ni pour toi, ni pour moi. Mais essaie quand même.

Au revoir, Hélène.

Martin


Cette fois-là, elle se souvient très bien de ce qu’elle n’a pas écrit : aucune colère, aucune plainte. Seulement une phrase, une seule, qui lui était venue en tête au moment de plier l’enveloppe :

Je te laisse partir, mais je ne t’efface pas.

Elle ne sait plus si elle l’a inscrite noir sur blanc, ou si elle l’a simplement pensée trop fort.

Elle en a un souvenir flou, différent des autres.

Elle se revoit dans l’aéroport de Madrid, la valise ouverte sur ses genoux. Elle n’avait pas pleuré. Elle s’était dit : “Il vivra sans moi. Je vivrai sans lui. Et peut-être qu’un jour…”

Elle avait écrit vite, comme on ferme une porte avant de se retourner. Ce qu’elle avait vraiment voulu lui dire, elle ne l’a jamais confié au papier :

Je t’attendrai sans t’attendre.

Et maintenant qu’elle relit ses lettres à lui, il ne reste d’elle que ce qu’elle a oublié d’oublier : des traces, des impressions, quelques lignes survivantes, et le souffle d’une promesse qui n’a jamais eu de destinataire définitif.


***


Elle pose la dernière lettre. Ses doigts tremblent à peine — comme si c’était encore à elle qu’il écrivait.

Elle s’interrompt.

Ce ne sont que quelques lettres parmi des dizaines d’autres.

Elle se souvient : au début, Martin écrivait comme on se protège. Des mots courts, raides, presque défensifs — comme s’il craignait de trop donner.

Puis, sans qu’elle s’en aperçoive, quelque chose s’était assoupli. Lettre après lettre, il avait laissé tomber une strate, puis une autre.

Comme si chaque enveloppe respirait un peu mieux que la précédente.

Jusqu’à devenir ce garçon qu’elle avait fini par reconnaître au fil des phrases.

Quand elle referme la boîte, un coin de papier dépasse — celui du mot « Promesse ». Elle hésite à le remettre bien à plat. Elle glisse le papier sous la pile. Le mot disparaît — mais quelque chose d’elle reste ouvert, juste là, dans l’ombre du tiroir.

Puis elle éteint la lumière.

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