Chapitre 12

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Le discman entre les mains, Martin relance « Tu ne m’as pas laissé le temps » pour la dixième fois. Le tube tourne dans les écouteurs, masque la voix houleuse de sa mère au téléphone. Même divorcés, rien n’a changé. Il ferme les yeux, la guitare débute, les larmes montent. Les mots qu’il tait, d’autres les chantent pour lui. Martin a la gorge serrée à force de se contenir. Le son saturé les étouffe. Le casque devient sa coquille, son monde entier.

Assis en tailleur sur son lit — son îlot de solitude — la lettre d’Hélène entre les mains, ses adieux dans le cœur, il a mal. Martin ne sait pas comment soulager cette douleur invisible.
Rien ne la signale, sinon la manière dont elle lui coupe le souffle. Elle loge là, sous la peau, comme un éclat qu’on sent bouger quand on respire. Lecture après lecture — la même brûlure.

Il préfère renoncer. À Hélène. À lui. Au bonheur possible. Au chagrin certain. Il baisse les yeux. La lettre tremble. Écrire la fin lui semble moins douloureux que d’attendre qu’elle arrive. Sa lettre a beau être douce, Martin est sûr qu’elle souffre et qu’elle finira par le détester comme il se déteste à présent. Ils seront deux alors, unis dans le même sentiment. Mais les larmes qu’il verse sont moins amères que celles qu’il aurait versées si Hélène l’avait abandonné. Il connaît déjà le goût acide de l’abandon. Il le hait au-delà du reste.

Les jours suivants, Martin reprend sa routine. Les mêmes visages au lycée, les mêmes « salut, ça va ? » sans réponse attendue. La craie crisse, les chaises raclent. Le vacarme le traverse jusqu’au ventre. Il voudrait disparaître. À la maison, le repas du soir pèse comme un rituel qu’on accomplit par devoir. Chez son père, il note les gestes, les intonations, comme pour apprendre à ne jamais les reproduire.

Chaque matin, il se répète que sa vraie vie commencera bientôt. Un jour, il sera assez armé pour affronter le monde. Pour le moment, il n’est encore qu’un adolescent. Il deviendra un homme tôt ou tard. Cette certitude l’aide à survivre.

Mais quel adulte sera-t-il exactement ? Martin craint ce reflet en devenir — surtout la peur qu’il reste le même. Martin ne vit pas. Il respire, écrit, dort. C’est tout. Il traverse les journées en automate. Il ronge son frein sur la ligne de départ. Il sent dans son corps cette tension propre à ceux qui attendent trop longtemps pour partir — la seconde avant la course, celle où tout se joue et rien ne bouge.

Le monde semble retenir sa respiration avec lui. Le temps peut-il rattraper ce qu’il a manqué — ou le dépasser avant qu’il n’existe vraiment ?

Mais Hélène surgit au milieu de son impatience et remplit le désert affectif de sa vie. Et il a peur d’elle — de ce qu’elle voit en lui, de la promesse qu’elle porte sans même le vouloir. Elle voit en lui une personne si noble de cœur qu’il craint de la décevoir. Martin redoute sa clairvoyance, sa perspicacité, son entêtement à rester près de lui. Elle trouve le chemin de son cœur, celui qu’il croyait invisible. Lui-même, jusque-là, doutait d’en avoir un.

Alors il veut se refermer. Trop tard : la faille est ouverte. Il doit y remédier au plus vite. D’autres pourraient en profiter pour l’atteindre. Pourtant, qu’a-t-il à protéger de si précieux ?

En une lettre, il met fin à ce qui le rend heureux. Effrayé à l’idée de perdre ce premier bonheur. Il préfère se l’ôter lui-même que de vivre avec l’angoisse qu’un autre le lui arrache.
Ou pire, qu’Hélène se rende compte de son erreur. Qu’elle s’aperçoive qu’il n’est qu’un gamin sans relief, sans accroc. Mutique plutôt que mystérieux.

Quelques mois plus tard, il se souvient encore de cette lettre, fine et légère, comme d’un adieu qu’il n’a pas voulu lire. Martin se raconte des fins alternatives, pour réécrire ce qu’il n’a pas su vivre. Dans un monde idéal, où il n’aurait pas eu peur, il accueille Hélène en ouvrant ses bras. Sans y réfléchir. Sans hésitation. Il se livre, sans retenue, à celle qui sait écouter ses silences. Il veut qu’elle fasse partie de son avenir, elle fait déjà partie de ses fondations. Il l’aurait choisie parmi toutes les autres.

Elle.

Dans un monde idéal, Martin veut l’aimer. Mais la réalité mord, et dans la panique, il écrit à Hélène le contraire de ce qu’il pense.

Pour se protéger.

Martin se rassure comme il peut. Il sait gérer les cris de ses parents, l’indifférence de ses camarades de classe, les critiques de ses professeurs, mais la douceur, il ne sait pas quoi en faire. Martin a si mal au ventre qu’il n’en peut plus. D’un geste, il écarte la lettre d’Hélène pour la protéger de ses larmes. Il ouvre la fenêtre, laisse entrer l’air du soir. Le vent soulève les coins du papier. Un instant, il a l’impression qu’Hélène respire avec lui.

Il n’entend plus le son de sa voix profonde, ni ses encouragements, ni ses conseils, ni ses anecdotes de voyage, ni son rire, ni ses silences qui traînent au bout du fil, suspendus, comme deux respirations qui se cherchent. Il ne reçoit plus les SMS presque quotidiens pour lui souhaiter une belle journée ou demander si ses cours se sont bien passés.

Les semaines passent, et le doute, tenace, ne lâche plus Martin. Tout d’Hélène lui manque. Sans sa voix, sans ses mots, le monde redevient ordinaire. Parfois, il flanche. Il attrape son téléphone avec, pour seul désir, de l’entendre. Juste une fois. Une dernière fois. Il se retient d’appuyer sur le bouton d’appel. Il en meurt d’envie, et fournit un effort surhumain pour résister, conscient que son geste serait égoïste.

Pour se tenir debout, Martin bourre son esprit d'équations. Il avale des théorèmes au petit-déjeuner, en marchant, en s’endormant. Mieux vaut saturer la tête que laisser la douleur respirer. Il regarde régulièrement son téléphone : aucun nouveau message. L’objet devient inutile puisqu’il ne sert qu’à communiquer avec Hélène, mais il le garde pour entretenir, secrètement, un lien invisible.

Les chiffres emplissent ses journées ; Hélène revient la nuit. Les matins restent douloureux. Il la quitte à contrecœur en sortant du lit. Il se met à la recherche d’un job le week-end. Il faut s’épuiser complètement.

Méthodiquement.

Les mois s’écoulent ainsi. De temps en temps, Martin regarde son portable. A-t-elle changé de numéro ? Et si ce lien invisible s’était rompu sans qu’il le sache ? Martin n’ose pas vérifier. Pourtant, la question demeure : quelle voix au bout du fil ?

Le désir, lui, reste. Il résiste, têtu, sous la fatigue, sous les chiffres, sous les nuits.

Alors, presque à bout de souffle, il cède :

« Je suis con,

ton Martin. »

Cinq mots pour résumer des mois de silence.

Deux semaines plus tard, Martin découvre une enveloppe fine dans sa boîte aux lettres. Il reconnaît aussitôt l’écriture délicate d’Hélène. Il la saisit et court s’enfermer dans sa chambre. Sur son lit, il déplie l’unique feuille, les doigts agités.

« Je le sais,

ton Hélène. »

Martin esquisse un sourire. Elle est toujours là. Hélène lui pardonne. Désormais, il en est convaincu : elle ne l’abandonnera jamais. Il a confiance en elle.

S’il se perd dans ses peurs, elle sera toujours là pour calmer son angoisse.

Pour la première fois, il respire sans douleur. La peur reste, l’attente aussi — mais la douleur, elle, cède enfin.

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