Chapitre 13
La culpabilité est un sentiment étrange, mouvant, insaisissable.
Elle naît d’une idée qui dérive, d’un écho qui ne trouve pas refuge. Parfois, elle change une vie, détourne une trajectoire, éteint un feu intérieur pour en rallumer un autre ailleurs. D’autres fois, elle se tait, se déguise, puis revient frapper à la porte du cœur.
La culpabilité habite désormais le cœur d’Hélène. Elle s’y est glissée à travers une lettre d’Irène. Quelques lignes suffisent, et tout se fissure. Irène lui révèle un mensonge que tous ont partagé. Abasourdie, Hélène prend le premier avion pour la France. À l’aéroport, Irène l’attend. Elles font le trajet dans un silence tendu, sans musique, sans mots. Hélène doit voir pour croire, toucher du doigt ce que les phrases lui refusent.
Elle pose ses valises dans l’entrée de la maison familiale. Les volets sont clos, ne laissant passer qu’un mince filet de lumière entre les battants. L’air sent le renfermé. Elle ferme les yeux : sa mère pourrait surgir de la cuisine, essuyant ses mains sur le tablier. L’image passe, fugitive.
Lorsqu’elle les rouvre, seule la pénombre l’accueille.
— Hélène ! Tu bloques le passage !
Irène entre, deux cartons superposés l’un sur l’autre dans les bras.
— Tu devais ouvrir les volets. Je t’avertis, je ne compte pas me taper tes affaires toute seule.
— Comme si j’allais te laisser faire, répond Hélène en lui prenant le carton avant de le poser au sol.
Les deux femmes se tiennent côte à côte, sans être dérangées par l’obscurité de la maison qu’elles connaissent par cœur.
— Ce n’est pas trop dur ?
— Je suis partie si longtemps ? Pour moi, ce n’était qu’un jour.
Irène pose une main sur son épaule.
— Un jour pour toi, cent ans pour eux. Douze ans, en réalité. Le temps ne passe pas pareil pour tout le monde.
Hélène comprend alors que le temps n’efface rien : il empile simplement les absences, l’une sur l’autre.
Elle n’est plus si sûre de son choix. Elle pourrait faire demi-tour et oublier ce qu’elle vient de voir — le temps perdu.
Ces pensées la surprennent. A-t-elle vraiment cru que sa vie, ici, était mise sur pause, le temps pour elle de parcourir le monde et de revenir au petit matin dans son lit d’adolescente ? A-t-elle vraiment cru que ses parents resteraient toujours à leurs occupations, sans vieillir ? A-t-elle vraiment cru qu’elle pourrait reprendre le cours de son ancienne vie naturellement ?
Oui. Hélène l’a cru, jusqu’à cet instant où elle comprend que c’est impossible.
— Je ne sais pas, Irène. Je t’avoue que je ne m’attendais pas à ça. Enfin si. Non, en fait. Je…
— Je sais. Tu n’as pas à dire quoi que ce soit. J’imagine la violence que c’est d’être rattrapée par toutes ces années.
— Pourquoi ne m’ont-ils rien dit ?
— Ça aurait changé quelque chose ? Tu serais revenue plus tôt ? Honnêtement, Hélène, nous savons toutes les deux que tu ne l’aurais pas fait… et ils le savaient aussi. Tu es une vraie tête de mule, tu sais !
— Peut-être pas pour leur séparation, mais pour ma mère…
— Je ne pense pas, tranche son amie.
Une vérité la traverse — celle qu’elle a toujours fui.
— Je ne comprends pas pourquoi toute cette comédie…
— Ils l’ont fait pour toi, pour eux aussi je pense.
Hélène comprend, à cet instant, que l’amour qu’on ne nourrit pas finit toujours par mourir ailleurs. Elle encaisse le coup. Les larmes lui montent sans qu’elle sache si c’est de honte ou de fatigue.
Elle est partie, autrefois, pour découvrir le monde. Et il a été au rendez-vous — épuisant et fabuleux. Hélène se perd dans ses missions de bénévolat. Elle envoie régulièrement des cartes postales, des lettres décrivant les pays qu’elle visite à son entourage. Ainsi, elle s’acquitte de son devoir de bonne fille. Puis son esprit peut à nouveau étancher sa soif de curiosité.
Elle revient en France à quelques reprises, pour les fêtes de fin d’année. Sa famille ne lui fait jamais aucun reproche. Tous lui sourient, lui demandent de raconter ses histoires du bout du monde. Ils passent des soirées entières à ses côtés à braver les jungles, les nuits froides dans le désert, les réveils hors du temps.
Elle ramène dans ses bagages des fleurs séchées, des herbes inconnues de son père. Hélène s’étonne toujours de constater la croissance incroyable de Juliette, et Irène se contente de lui répondre :
— Tu la vois trop rarement, dit-elle avec une pointe de regret — ou de reproche.
Puis Hélène repart pour une nouvelle mission, le cœur serein et rassasié. La porte familiale se referme sur sa mère, le sourire aux lèvres mais le visage humide. Son père tape sur le toit de la voiture pour signifier le départ imminent. Hélène hésite toujours à ce moment précis. Et si je restais ? Le passeport en main, elle finit par se dire que le monde ne peut pas attendre. Qu’ici, rien ne changera. La prochaine fois, tout sera identique, chaque chose à sa place, chaque personne au bon endroit.
Et tout le monde reprend sa vie.
Tout est parfait — jusqu’à la lettre d’Irène. Elle lui avoue la séparation de ses parents, depuis des années déjà, et la maladie de sa mère, incapable de vivre seule.
Dans ces mots pudiques, Hélène découvre que l’illusion a remplacé la vérité : les retrouvailles ne sont qu’une comédie. Son père revient seulement pour les fêtes, le temps de quelques jours, avant de repartir en laissant sa femme à la solitude. Irène, aidée de Juliette, s’occupe d’elle. Les années de soins ont fini par l’épuiser. Une infirmière passe deux fois par jour. Le reste du temps, la vieille maison survit grâce à la gentillesse de son amie, à ses visites régulières.
La lettre tremble entre ses doigts. Ce n’est pas du papier qu’elle tient, mais un morceau d’elle, déchiré net. L’air se fait plus dense. Chaque mot semble griffer sa peau. Elle veut relire, incapable de croire. Mais les phrases refusent de changer.
Dans sa lettre, Irène décrit le quotidien — le vrai — d’une mère vieillissante, qui parle encore de sa fille à qui veut l’entendre, vantant ses voyages, ses missions, ses réussites.
Et, à la fin : Reviens chez toi, Hélène.
C’est la première fois que quelqu’un le lui demande. Alors, Hélène pleure.
— Merci, Irène, pour tout ce que tu as fait. Pour moi, pour mes parents… Tu n’y étais pas obligée.
— C’est un peu comme mes parents aussi. Et toi, idiote, comme une sœur qui n’en fait qu’à sa tête.
Hélène sourit.
— Ne me laisse pas repartir.
— Compte sur moi ! Maintenant que tu es là, on ne se quitte plus. À part si tu comptes rendre visite à ton Martin. Il sait que tu es de retour ?
Hélène marque une pause. Penser à Martin en cet instant la déstabilise. Pourtant, elle devra bien finir par lui annoncer son retour — définitif ? Une chose à la fois, se dit-elle, pour calmer son cœur.
— Non. Je voulais me donner quelques jours pour m’organiser et… me familiariser ? Je crois que c’est le bon mot. Tout s’est passé si vite. J’ai encore du mal à réaliser.
— Je comprends. Prends ton temps. Et nous irons voir ta mère quand tu le voudras. Allez, on va se ramollir, là ! Le coffre ne va pas se vider tout seul ! Heureusement, que tu voyages léger !
Hélène lui attrape le bras.
— Elle ne va vraiment pas bien ?
Tout en douceur, Irène pose sa main sur la sienne.
— Cent ans, Hélène.
Le regard voilé d’une vérité qu’on ne peut dire à voix haute, Irène peine à soutenir celui de son amie. Sa famille est morte le jour où elle a décidé de ne pas revenir d’Australie. Elle les a condamnés le jour de son départ. Son amie se garde de formuler le moindre reproche. Ce n’est pas utile. Hélène est son propre juge. Elle, et tout ce qui l’entoure à l’instant, lui renvoient sa désertion.
Le jardin est laissé à l’abandon. Le courrier s’éparpille à même le sol. Les meubles sont recouverts d’un lit de poussière. Les aliments sont périmés. Hélène a du travail pour ressusciter une maison en mal d’âme.
Elle passe d’une pièce à l’autre, dans l’attente d’être cueillie par les souvenirs. Sa mémoire lui fait défaut. Des sensations se présentent à elle — assez vagues — mais aucune vision, aucune image.
Elle a oublié son passé.
Cent ans pour eux — un jour pour elle.
Elle pense à cette phrase, et soudain le sol semble se dérober.
Et si elle s’était trompée ?
— La maison est vide depuis un mois seulement, la rassure Irène. Je te laisse faire un tour ? Juliette doit rentrer de l’école. Je suis dans le salon si tu as besoin de moi.
Irène disparait. Les pas d’Hélène la guident, tel ceux d’un automate, jusqu’à sa chambre du premier.
Elle est fermée à clé. Ses premières années se résument à une pièce interdite. Une autre version d’elle dort peut-être derrière cette porte. Meilleure que la fille égoïste qu’elle est devenue ? Elle détourne le regard.
C’est une autre vie, elle est une autre fille.
Dans le silence de la maison, quelque chose d’elle respire encore. Peut-être une promesse.
Peut-être un fantôme. Aujourd’hui, elle peut être meilleure que son fantôme. Ou du moins, essayer — avant que cent ans ne s’écoulent encore.

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