Chapitre 13 - suite

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Elle rend visite à sa mère à la maison de repos. C’est plus qu’un choc pour Hélène.
Sa mère a vieilli trop vite, trop tôt.

D’abord, elle vient accompagnée d’Irène. Puis, elle finit par venir seule, sans jamais rester longtemps. C’est trop douloureux. Le plus souvent, sa mère ne la reconnaît pas. Au moins, elle n’a pas à lire la déception dans son regard.

Elle lui prend la main, juste quelques secondes. La peau est fine, presque translucide, trop froide. Hélène referme ses doigts comme on referme un souvenir qui s’effrite. Elle remonte un peu le plaid sur ses genoux, geste dérisoire face au temps qui a déjà tout emporté.

Hélène préfère rester — chez eux — dans cette maison où ils ont vécu tous ensemble. Les souvenirs ne réapparaissent toujours pas.

Une vie rêvée, recousue pour apaiser la faute.

Une vie qui n’a jamais eu lieu, mais qu’elle façonne pour ne pas s’effondrer.

Son esprit peint des tableaux heureux, doux, des instants que la mère et la fille n’ont jamais vécus. Elle la voit sortir du lit, caresse son corps au gant de toilette avec respect, puis l’installe dans un fauteuil face au jardin qu’elle aimait tant. Elle prépare le petit-déjeuner que les deux femmes avalent côte à côte, en silence. Un café pour elle, un chocolat chaud pour sa mère, quelques tartines beurrées, et un jus de pomme qu’elles se partagent. Hélène s’occupe du jardin sous ses yeux bienveillants. Elle part demander des conseils de jardinage aux voisins. Souvent, elle pose une main inquiète sur le front de sa mère, ajoute une couverture sur ses jambes les jours de pluie, lui tient compagnie en lisant des romans ou le journal.

Hélène s’accroche à ces illusions pour calmer la culpabilité qui la ronge. Mais toute illusion finit par s’évanouir. Et elle se retrouve seule dans cette grande demeure — seule à déjeuner, seule à jardiner, seule à lire.

Mais derrière ces images inventées, quelque chose résiste. Le réel revient toujours — même quand on tente de le réécrire. Et Hélène comprend, dans ce silence trop vaste, qu’aucune scène rêvée ne pourra rattraper ce qu’elle a laissé filer.

Martin s’est glissé dans son quotidien sans qu’elle s’en aperçoive. Chaque jour, leurs voix s’effleurent à travers le combiné — quelques minutes, parfois des heures — juste assez pour qu’elle oublie qu’elle vit seule.

Il est sa fenêtre sur l’extérieur, quand Irène ne la traîne pas dehors pour l’arracher à cette maison qui la retient en otage. Elle lui cache son retour. Le lui dire, ce serait admettre sa défaite. Plus de cap, plus de pays où s’enfuir.

Le terminus se confond avec la case départ.

Entendre sa voix lui réchauffe le cœur et lui donne la force d’affronter chaque journée. Ils parlent de tout, sauf d’eux. De leurs rêves, de leurs peurs, de ce qui les tient debout.

Celles d’Hélène ne vont pas au-delà de la semaine en cours. Martin termine ses études d’ingénieur. Il est brillant. Elle n’a jamais douté de lui. Il a vingt-quatre ans désormais. Ce n’est plus le jeune garçon perdu qu’elle a rencontré. Ils ne sont jamais revus depuis Saint Louis. Hélène a trop voyagé, et Martin était trop jeune pour se déplacer, avant d’être happé par ses études. Il y a eu des rendez-vous manqués, bien sûr, des on se voit bientôt qui deviennent des on se voit plus tard. Un plus tard qui tarde à se conjuguer au présent.

Ni l’un ni l’autre ne ressentent encore le besoin impérieux de se voir en chair et en os, tant ils se nourrissent l’un de l’autre par leurs mots seuls. Parfois, ils s’envoient des photos par courrier, avant que les réseaux sociaux n’apparaissent et ne prennent la relève.

Ils se sont lancés dans une relation épistolaire qu’Hélène garde précieusement. Partout où elle va, elle emporte ses lettres. Elle y puise un réconfort certain lorsque le mal du pays la saisit.


Hélène,

Je relis tes anciennes lettres ce soir. Je ne sais pas si c’est une façon de me rapprocher de toi ou de mesurer ce que ces années ont fait de nous. Peut-être les deux. Je ne suis plus exactement le garçon que tu as connu.

J’ai laissé tomber certaines choses, j’en ai ramassé d’autres, et je me surprends parfois à chercher ton regard pour savoir si je fais bien — même à distance.

Tu as toujours eu cette place étrange : pas tout à fait une amie, pas tout à fait un souvenir, jamais vraiment partie. Je ne sais pas quel nom donner à ce lien, alors je continue d’écrire, comme si les mots pouvaient le définir à ma place.

Je voudrais te dire que je vais bien, mais ce serait trop simple, trop propre.

J’avance, c’est déjà ça. Je travaille beaucoup, je dors mal, et je pense plus souvent que je ne voudrais à ta manière d’être au monde. Je crois que tu as laissé en moi une sorte d’espace, une lumière que je n’avais pas demandée, mais qui me manque quand elle s’éteint.

Parfois, j’aimerais que tu sois là pour me raconter encore une histoire du bout du monde. Pas pour le paysage : pour ta voix.

Elle me manque d’une drôle de façon. Comme si elle m’apprenait à respirer différemment.

Je ne sais pas ce que tu cherches, ni où tu vas. Je ne suis pas sûr de savoir ce que je veux, moi non plus.

Mais si un jour tu repasses par ici, ne m’avertis pas trop tôt.

J’ai peur que l’idée me fasse fuir, et encore plus qu’elle me fasse espérer.

Écris-moi quand tu peux. Ou ne le fais pas.

Tu sais déjà que je t’attends.

Martin


Elle aime penser à lui. À des milliers de kilomètres, cette simple idée la réchauffe. Elle relit, encore et encore, les mêmes phrases, jusqu’à ce qu’elles soient gravées en elle.

Les années passent, et le jeune garçon devient un homme déterminé. Hélène s’interroge.
Les jours de trop grande nostalgie, elle se demande si sa place est vraiment là, dans cet ailleurs qui l’accueille si bien. Elle a envie de le retrouver, de partager son quotidien qu’elle ignore, mais qu’elle désire tout de même. Elle se surprend à imaginer qu’il le lui demande. Alors tout s’arrêterait : la route, les missions, les départs. Et cela l’effraie autant que cela la fait rêver.

Elle rêve parfois d’un lit froissé, d’un bol de café encore chaud, d’une présence qui respire contre la sienne. Il est le seul à lui faire regretter ses grandes absences.

Elle aime lui livrer ses impressions sur les pays qu’elle découvre. Lui ressent l’évasion par procuration. Elle l’emmène dans ses déplacements, dans ses pensées, ses rires, ses découvertes. Rien ne lui est caché : elle ose tout lui dire, jusqu’à ses doutes les plus profonds, se montrant vulnérable face à la misère qu’elle rencontre trop souvent. Il accueille ses mots, les boit, la soutient.

Chaque geste de son quotidien porte son ombre. Elle mange en se demandant s’il aimerait ce plat, marche en imaginant ses pas derrière les siens, ramasse une feuille, un brin d’herbe, un bout de ciel pour les lui envoyer. Elle attend patiemment qu’il soit en âge de vadrouiller avec elle, ou qu’il l’appelle près de lui.

Parfois, elle se sent si seule qu’elle cherche du réconfort dans les bras d’un homme de passage — le temps d’une nuit, pour tromper le manque. Sa route continue de missions en missions, son sac à dos bien harnaché. Martin ne lui a jamais demandé de venir à lui, alors elle marche.
Jusqu’à l’appel d’Irène.

Les lettres s’usent plus vite que sa mémoire. Le papier jaunit, l’encre pâlit, les mots s’effacent — et pourtant elle les relit, encore et encore, pour retenir l’écho d’une voix lointaine. Elle les glisse dans un film protecteur, comme des objets rares, des reliques à sauvegarder précieusement. Elle peut tout perdre, sauf ses lettres. Elle ne sait pas encore qu’il y a d’autres choses à perdre, qu’il est déjà trop tard.

Hélène a peur. Peur d’elle, de lui, du temps qui les a façonnés séparément. Peur que la distance ait travesti la réalité, qu’elle ait embelli à tort ce qu’ils sont.

Longtemps, elle croit que le temps travaille pour eux, qu’il polit leur lien, qu’il l’élève. Pour la première fois, elle doute de son allégeance. Le temps peut tromper les cœurs — elle en a la preuve maintenant.

Elle redoute de ne pas être à la hauteur de Martin, ce garçon devenu homme à l’abri de son regard. L’a-t-elle idéalisé ? Se connaître si intimement sans jamais partager le réel — la vaisselle, la fatigue, le silence du matin — n’est-ce pas une illusion ?

Ils passent des heures à s’écouter sans se voir, livrés aux seules nuances de leurs voix, persuadés qu’ils se comprennent. Et pourtant, quelque chose glisse : sous la fraternité, un feu plus ancien, plus dangereux, prend. Un désir neuf, presque effrayant. Hélène le cherche entre les lignes, dans les pauses, les hésitations, les respirations du combiné, sans jamais en être sûre.

Un matin, un peu trop chaud pour rester enfermée, elle décide d’en finir avec le doute.

Elle hésite trois fois avant d’appuyer sur le bouton vert. Sa main tremble ; elle la cache dans sa manche. Quand il décroche, sa voix lui échappe — un simple « Salut » trop sec, trop rapide.

« Je suis dans le coin. » Elle ment trop vite.

Elle entend son propre mensonge résonner comme une pierre dans un puits. Il accepte tout de suite de la revoir. Sa joie traverse la ligne comme une bouffée d’air.

Elle raccroche, le cœur en désordre.

Elle demande à Irène de rendre visite à sa mère, prend les clés et saute dans sa voiture. Sur le siège passager, les lettres tressautent à chaque virage, comme si elles se réjouissaient du voyage.

Hélène, elle, n’ose plus respirer.

La route file sous ses yeux sans qu’elle voie le paysage. Elle roule trop vite, tapote le volant, imagine mille scénarios : ses premiers mots, son sourire, sa main tendue. Chaque possibilité la brûle. Le moteur ronronne.

Elle se rapproche de lui. Cette simple idée suffit à apaiser ses craintes — ou à les raviver.

Elle murmure presque :

« Cent ans… »

Comme si le temps allait encore lui fausser compagnie.

Terminé le gâchis.

C’est ce qu’elle croit, du moins. La route s’étire devant elle, droite, infinie. Pourtant, chaque virage ressemble à un souvenir, chaque ligne droite à une attente. Elle voudrait y croire : qu’il existe un point d’arrivée, une promesse d’apaisement.

Le vent s’engouffre par la fenêtre entrouverte. Il lui fouette le visage.

Une inquiétude se glisse, fine comme une écharde : le gâchis ne meurt jamais, il trouve juste une nouvelle forme.

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