Chapitre 14

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Arnaud veut se transformer en souris. Assez petite, assez discrète pour se faire la malle, là, maintenant. Pour fuir le regard tranchant de Lucie. Tout s’est mis à partir en vrille sans qu’il comprenne comment. Il a dû rater un épisode — ou trois. L’alcool n’aide jamais à lire les signaux… surtout les rouges.

Un seul coup d’œil sur les autres convives lui suffit pour comprendre qu’il est seul face à la blonde en furie. Le seul à oser la regarder dans les yeux. L’envie de fuir le tenaille, mais il soutient malgré tout le regard. Pas encore possible de se transformer en souris.

Il essaie de ne pas s’accrocher au flot de paroles. Il voudrait ne pas entendre ces mots terribles, remplis de rancœur et d’insatisfaction. Il ne connaît pas assez le couple, mais assister à ce spectacle le gêne — même lui, qui n’a jamais craint le ridicule. Ses défis idiots, ses expériences absurdes ont toujours fait rire les autres. Être le clown de service ne lui pose aucun problème : il sait rire de lui, connaît ses limites. Lucie, elle, semble les découvrir. Ses lèvres frémissent après avoir lâché un « bandant » ou un « baisable ». Elle n’est pas taillée pour ça. Arnaud a pitié de cette femme qui explose en vol. Elle a tout du cliché bon chic bon genre… jusqu’à ce que le barrage lâche.

Enfin, quelqu’un parvient à la faire taire : Hélène, d’une voix posée. Arnaud rebondit sur ses propos avec soulagement. Juliette se joint à elles. Voilà de retour la Juliette qu’il apprécie.

Martin, lui, ne dit rien. Il regarde son assiette à peine touchée. Arnaud aimerait lui taper dans le dos pour lui dire que ce n’est pas grave, que les femmes sont comme les volcans, qu’il n’y est pour rien et que tout va s’arranger. Une phrase creuse pour masquer le vide. Un mensonge. Ce dîner n’est qu’une fenêtre ouverte sur un instant de leur relation. Il ne résume rien. Ou révèle tout d’un coup. Impossible à savoir. Mais une chose est sûre : Arnaud n’irait pas parier sur leur avenir. Ils semblent si différents. Et puis qui est-il pour juger ? Lui, incapable de tenir une histoire plus longue qu’une coupe du monde.

Hélène se lève. Prétexte : un coup de fil. Martin la suit du regard, façon chien abandonné.

Pauvre gars… Trois mots d’amour et il se fait aligner devant témoins. Moi, ça m’aurait retourné comme une crêpe. Je me serais sûrement levé trop vite, renversé mon verre — et gâcher du vin, c’est un crime — ou j’aurais sorti une phrase idiote, une vraie, du genre qui te fait regretter d’avoir des cordes vocales. Bref : un carnage. Alors je reste sur ma chaise et je fais semblant de tout comprendre. C’est encore ce que je fais de mieux.

Arnaud se demande comment on peut surmonter “ça” — les cris, les non-dits, la routine, le temps qui ne pardonne rien. Finalement, les années ne sont pas gage d’un amour solide. Un couple peut vivre en apnée. Peut mourir bêtement de suffocation, étouffé par sa propre connerie.
Lucie et Martin ne sont pas les amoureux parfaits qu'il s’était imaginé de prime abord.

Pourtant, il s’accroche à son idée bête que l’amour peut durer toujours. Il veut un amour increvable, qui ne tremble pas dans les tempêtes. À chaque couple rencontré, il cherche la faille ou le miracle. Il s’emballe, se trompe, recommence. Son espoir renaît toujours — comme un parfum d’été qu’on croyait disparu.

Avec le temps, il a affûté son regard. En observant Lucie, il sent que quelque chose cloche. Pourquoi pense-t-il à Juliette en regardant la jolie blonde ? Elles discutent comme au début de la soirée. Les deux visages se superposent. Les rires se confondent. Les sourires se reflètent.

— Je sors… Je peux te prendre une cigarette ? lance Martin.

— Oui, bien sûr.

— Donne-moi le paquet, plutôt.

Arnaud s’exécute. Martin s’éclipse. La porte claque : Lucie ferme les yeux une seconde de trop. Arnaud repère ce genre de détail. Une respiration coupée, un tic, un regard qui fuit. Comme il voit les doigts de Juliette s’agiter sur la table.

Ils ne sont plus que trois. Deux profs et lui, tout nu avec son CAP menuiserie. Arnaud n’est pas à l’aise. Il se sent obligé de s’intégrer. Il préférait rester loin de cette conversation depuis le début. Les mots glissent — ce qu’on dit n’est que la partie émergée. Le reste… lui fait peur. Affronter deux profs, très peu pour lui.

— Tu as choisi quel roman pour ta classe de cinquième ?

— L’Ami retrouvé de Fred Uhlman, répond Juliette. Je pense que c’est pas mal. Pas trop long et pas trop explicite non plus.

— J’ai beaucoup aimé ce roman. C’est bien Arthur Koestler qui a écrit la préface ?

— Oui, c’est ça.

Arnaud vérifie discrètement. Uhlman. Pas Hulman ou Ulmane. La conversation dévie sur les gâteaux du lundi, la salle des profs, les habitudes mystérieuses de Nadia. Il tente de suivre. Un instant. Puis renonce et replace son portable dans sa poche. Il sert un verre, le boit. Il devrait arrêter. Il ne le fait pas. Il aurait sûrement mieux étudié s’il avait su que son manque de culture deviendrait un handicap sentimental.

Il regarde Juliette rire avec Lucie, dont le volcan intérieur s’est enfin calmé. Il se ressert un verre. L’alcool devient son seul véritable compagnon de la soirée.

— Où est Martin ? demande Hélène à l’embrasure de la porte.

— Dehors, répondent en chœur Juliette et Arnaud.

Juliette reprend sa conversation ; Arnaud, lui, reste suspendu à l’ombre d’Hélène.

La porte claque. Et alors seulement Arnaud se rend compte : quelque chose cloche. Le regard qu’Hélène lui a lancé plus tôt. Son insistance pour qu’il se réchauffe après la cigarette. Le presque-étouffement autour de l’apéritif.

Tout revient.

L’alcool brouille un bout, éclaire l’autre. Les pièces du puzzle s’imbriquent. Une idée folle surgit. Si folle qu’elle devient logique.

Ils se connaissent.

Pourquoi n’ont-ils rien dit ? Pourquoi faire semblant ?

Arnaud sent quelque chose se fissurer dans l’air du dîner. Il se redresse, décide d’arrêter de boire. Il veut comprendre ce qui se cache sous la surface. L’iceberg craque : il reste peu de temps avant qu’il n’éclate pour de bon.

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