Chapitre 15

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Deux chiens aboient dans le voisinage — Fermez vos gueules ! Martin esquisse un sourire. Dehors, tout paraît normal : volets qui se referment sur des vies fatiguées, lumières qui s’éteignent ; la nuit impose sa cadence feutrée. Toutes ces vies empaquetées, à l’abri derrière murs et fenêtres, donnent à Martin un sentiment troublant. Les bruits se font plus rares, plus intenses, plus inquiétants aussi.

Dans cette lenteur hivernale, les cigarettes s’enchainent. Martin tire frénétiquement. Peu habitué à fumer autant, il sent sa gorge s’irriter. Sa voiture est à proximité. Juste quelques petits pas et il peut partir d’ici. Dans sa poche, les clés tintent — le tentent. Il s’amuse avec le porte-clé que lui a fait Sophie pour la fête des pères. Le simple fait d’imaginer le moteur qui gronde suffit à l’apaiser. Bientôt — Il voudrait filer à toute allure. Loin d’ici. Loin de cette rue faussement calme, de ces maisons sans charme, du dîner pesant, de Lucie, d’Hélène. Loin de lui-même. Il voudrait tout oublier. Jusqu’à son nom. Définitivement. Se mettre au volant et rouler. Rouler sans fin.

Cette idée folle le brûle, effrayante et excitante, le temps d’une cigarette.

Les pensées fusent, s’entremêlent, s’entrechoquent, sans qu’il essaie de les retenir : Sophie endormie dans son petit lit, le regard accusateur de Lucie, le silence d’Hélène, son conseiller Pôle emploi qui veut le recaser dans son domaine, son mal de ventre qui revient, l’odeur du tabac qui imprègne ses vêtements, les yeux tristes d’Hélène, ses économies qui s’amenuisent, les joues rouges de Lucie, le sourire de Juliette, sa femme heureuse près d’elle, le lendemain qui s’annonce déjà difficile, le retour en voiture, se séparer d’Hélène, la souffrance de la perdre à nouveau sans avoir pu s'expliquer. Cette dernière pensée le saisit à la gorge. Martin resserre son étreinte sur les clés de voiture.

Une telle occasion ne se représentera plus. Martin n’a jamais cru en rien sauf en ce qu’il pouvait toucher, voir et entendre. Hélène est là, à sa portée, enfin. Ce n’est ni fantôme, ni mirage, ni rêve. Elle est là, dans cette maison. Et il veut la fuir après l’avoir tant recherché.

Cela fait des années qu’il espère secrètement la revoir au détour d'une rue. Maintenant qu’elle lui fait face, il se dérobe — lâche — et se comporte en idiot. Pourtant ce n'est pas la solution. Le temps lui a démontré qu’il n’était pas assez fort pour l’oublier. Alors prends ton courage en main et fais lui face, pour de vrai ! Si tu te défiles maintenant, tu ne pourras plus jamais… C’est ton unique chance, Martin. Tu seras libre ensuite, tu pourras passer à autre chose. Elle ne viendra plus dans tes rêves. Tu ne seras plus triste de la quitter au réveil. Tu ne commenceras plus tes journées avec le sentiment d'être incomplet.

Oui, Martin en est convaincu. Il doit lui parler, lui dire ce qu’il a vraiment sur le cœur. Il doit lâcher l’idée qu’elle détient la clé de son bonheur. Vider son sac. Peu importe la blessure. Il se le doit.

Martin a mal au ventre. La douleur lui rappelle que le vrai problème n’est pas d’avouer.

Pourquoi ne peut-il pas l’oublier ? demandait-il à Hélène plus tôt dans la soirée.

Parce qu’il ne veut pas, tout simplement. Il s’accroche aux souvenirs, aux lettres échangées, à sa voix chaude, son rire, à l’espoir que quelque part sur terre elle pense à lui de temps à autre. Même rarement. Même en colère. Il aimerait habiter encore ses pensées. Alors que sa femme s’allonge auprès de lui dans le lit conjugal et partage son quotidien, Martin est conscient que son désir n'est pas acceptable, ni pour la société, ni pour Lucie, ni pour lui. Il ne devrait pas penser à Hélène, le temps aurait dû l’effacer. Mais il y a un goût d’inachevé qui hante cette histoire.

Sa vie serait-elle différente si Hélène n’était pas venue le voir dans son appartement d’étudiant ?

Oui.

Sa vie serait-elle différente s’il savait mettre des mots sur ce qu’il ressent pour elle ?

Peut-être.

Martin a renoncé depuis longtemps à nommer ce qu’il ressent. C’est là, posé dans un coin de son esprit, s’amplifie la nuit, disparaît au petit matin, fait « boom » quand il entend une voix chaude dans les parages, ça gonfle quand il relit de temps en temps sa correspondance, et ça finit toujours par s’estomper sans jamais le quitter définitivement. Ce sentiment n’a pas de nom, ce qui lui convient parfaitement. Le nommer rendrait les choses affreusement difficiles à supporter.

Aujourd'hui, après des années de rêves, Martin brûle surtout de connaître la fin de leur histoire. Aujourd'hui, il n'y a que le mur d'une maison qui les sépare. Et ces derniers mètres sont infranchissables. Plus jeune, il nourrissait l’espoir de prendre le premier vol pour la rejoindre dans n’importe quel pays, tant qu’elle s’y trouvait. Il n’attendait qu’un mot d’elle, un mot qui n'est jamais venu.

Et aujourd'hui ? Que reste-t-il à dire ? Il a tellement admiré l'indépendance d'Hélène, sa curiosité aussi, qu'il a refusé de devenir un fardeau pour elle. Il s’est contenté d’être un port d’attache. Sa vie simple, trop normale, l’aurait ennuyée. C’est sûr. Il préférait qu’elle soit loin, mais heureuse, que l'avoir près de lui, à regarder par la fenêtre. Elle ne pouvait s'échapper si elle était déjà ailleurs. L’imaginer dans son élément, libre, l’aidait à supporter le manque.

— Tu ne devrais pas fumer autant, Martin.

Il se retourne vers Hélène, dont il n’a pas senti la présence.

— Tu es là depuis longtemps ?

— Quelques minutes… Assez de temps pour savoir que tu as besoin de compagnie, dit-elle en descendant les dernières marches qui les séparent.

Sa voix ne tremble pas, son regard ne se dérobe pas. Elle est là, face à lui qui abandonne son mégot à ses pieds. Hélène embrasse le sol des yeux, Martin rougit.

— Je ne fume pas autant habituellement… C’est exceptionnel, s’excuse-t-il en désignant les mégots qui jonchent le perron.

Hélène ne relève pas.

— Je n'ai rien dit tout à l’heure, parce que je pensais que je n’avais pas le droit de venir chambouler ta vie aujourd’hui. Je n’avais pas compris que…

Hélène inspire profondément avant de reprendre en plantant ses yeux dans les siens.

— Je ne pourrais pas te dire pourquoi tu ne m’as pas oubliée… Je peux juste te dire que moi non plus je n’ai pas réussi. Pas tout à fait du moins. J’aurais pu. J’ai cru de nombreuses fois être passée à autre chose. Mais tu revenais parfois dans mes pensées, quand je me sentais mal, quand j’ai dû me faire opérer, quand ma nièce s’est mariée, quand je voyais les gens attablés aux terrasses l’été… Comme une chanson, une ritournelle. Je n'entendais plus les paroles, mais je savais qu'elle continuait à tourner en boucle.

Martin accuse le coup. Une blessure lointaine, une question adressée à toutes les nuits de sa vie, vient de trouver une réponse inattendue. Elle pensait à lui. Souvent.

Sa voix se brise.

— Aujourd’hui, je réalise que tout est différent. Que nos promesses se sont dissoutes dans le vent des années. Tu es marié, tu as une fille.

— Et alors ?

Hélène le regarde un instant en silence, surprise par sa réponse. Martin reprend, comme pour se justifier.

— Deux anciens amis ne peuvent pas reprendre contact ?

— Non.

Martin s’immobilise, glacé par le refus catégorique d’Hélène. Une colère sourde lui remonte à la gorge.

— C’était pour elle ? C'était pour Juliette ? C'est pour elle encore que tu refuses maintenant qu'on se revoit ?

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