Chapitre 15 - suite
— Elle n’a rien à voir avec nous. Pourquoi poses-tu cette question ?
— Je cherche juste à comprendre, s’énerve Martin, en donnant un coup de pied dans le vide. Pourquoi est-ce si difficile d’accepter l’autre dans sa vie ? Je ne parle que d’amitié. Rien de plus. Juste aller boire un verre de temps en temps, se raconter nos vies… Enfin, tu vois, tout ce que des amis peuvent faire ensemble ! Aujourd’hui il suffit de dire bonjour à quelqu’un pour être ajouté à une liste d’ami sur les réseaux sociaux. On peut étaler sa vie à des étrangers, les assommer de photos de famille, de chez soi, divulguer les détails de notre intimité en place publique. Mais toi, toi, mon amie depuis si longtemps, je ne parviens pas à savoir pour quelle raison il est si dur de t’atteindre.
— Laissons passer cette soirée, Martin. Elle n'est déjà pas simple, tu le vois bien. On pourrait en reparler une autre fois.
— Pour te donner l’occasion de m’échapper à nouveau ? Tu te fiches de moi ?
— Si je t’en fais la promesse ?
La proposition d’Hélène le fait douter un court instant, mais Martin se rappelle qu’elle a refusé de le revoir quelques minutes plus tôt.
— Je ne te crois plus, Hélène. Je ne te fais plus confiance. Je veux en finir ce soir.
— Je ne vois pas de quoi tu parles, Martin ! s’exclame-t-elle. Il n'y a rien à finir !
Martin la fusille du regard. Le voilà fixé. Il n'y a rien. Hélène doit le rendre à lui-même, doit anéantir ce qui demeure en lui d'espoirs, puisqu'il n'y a rien.
— Je suis prêt, annonce-t-il gravement.
Il se redresse, se tient bien droit face à une Hélène médusée.
— Pardon ?
Stupéfaite, Hélène plonge ses yeux dans les siens à la recherche d’une explication. Martin reste de marbre. Il ignore si son regard lui parle, si Hélène comprendra qu’il a besoin d’être délivré d’elle pour l’oublier enfin. Il voudrait qu’elle lise entre les lignes, comme autrefois. Elle laisse couler quelques secondes et baisse légèrement la tête avant de reprendre la parole.
— Rien n’a jamais existé, entre nous, Martin.
Martin inspire profondément. Ses paupières se ferment quelques secondes. Elle a compris.
— Vas-y plus fort.
— Ça n’aurait jamais pu marcher entre nous.
Martin se force à la regarder prononcer ces mots, il veut avoir mal. Si mal qu’il pourra la quitter sans douleur supplémentaire. Hélène croise furtivement son regard.
— Encore plus fort, je te dis.
— …Nous deux, c’était un rêve, un rêve d’une nuit.
— Plus fort !
— …Martin...
— Plus fort, je te dis. Je veux l’entendre.
— Si c’est ce que tu veux…
Hélène renifle. Elle est livide. Martin ne la quitte pas des yeux. Martin supplie d’être achevé. Autour d'eux, la neige tombe plus intensément comme pour adoucir un peu les violence des mots.
— …Il n’y a jamais eu de « nous deux ». C’était une illusion. Une douce illusion. Tu étais trop jeune pour moi. Je voulais être une amie solide, une grande sœur. Rien de plus. Je n’ai jamais voulu quelque chose d’autre entre nous. Je ne sais pas ce que tu t’es imaginé, mais oublie-le. Ne gâche pas ta vie pour une ombre, pour un mirage. Tu as Lucie, tu as ta fille. Tu as ta vie bien rangée. Tu crois que c’est quelque chose que j’aurais aimé vivre avec toi ? Si c'est ce genre de vie que j'avais voulu, je n’aurais pas passé si longtemps à voyager. Je ne veux plus que tu fasses partie de ma vie désormais. Je pensais que c’était clair. Je ne répondais plus à tes messages... tu ne te demandais pas pourquoi ? Nous sommes deux étrangers à présent. Tu ne me connais pas et je ne te connais pas non plus. Tu n’as aucun droit sur moi. C’est fini.
À bout de souffle, Hélène se tait quelques secondes sans oser regarder le jeune homme.
— C’est fini, Martin. Ce que nous avions à apprendre l’un de l’autre, nous l’avons appris. Ce lien qui nous a unis si longtemps, si silencieusement, s’achève ici. Ce n’était pas de l’amour, c’était une reconnaissance d’âme à âme. Nous nous sommes reconnus, puis il a fallu se détacher. Voilà tout… Tu comprends ? C’est juste fini depuis longtemps pour moi.
Martin reste statique. Il encaisse les mots, les accueille dans la douleur. Son bonheur secret, sa chimère, s’effrite, percute de plein fouet le mur des mots d'Hélène. Le choc est violent.
— Merci, murmure-t-il avant de lui tourner le dos.
Son cœur est anesthésié, son esprit se dédouble pour supporter la douleur. Plus rien ne le retient maintenant. Plus aucun rêve, plus aucun espoir. Il peut partir. Libre. Juste lui et la route. L’infini, le néant, et avec, les réponses qu’il a implorées. Il n’a plus de dignité non plus, plus d’honneur. Martin a sacrifié une part de lui pour assouvir sa curiosité. Il s’était déjà imaginé une douleur de cet ordre mais il ne pensait pas avoir l’occasion de la ressentir réellement. La souffrance est plus forte qu'il aurait pu l'imaginer. Et à la fois étrangement réparatrice. Elle lui fait du bien. Le sang pulse dans ses veines. Sa vue se brouille à chaque nouveau pas. Il titube. Se ressaisit. Secoue la tête. S’accroche à ses clés dans la poche. Un pas, puis un autre. Un pas loin d’elle, puis un autre. Martin est à nouveau submergé par une vague plus puissante que la précédente. La douleur cogne dans ses tempes. Ses clés pénètrent dans sa chair. Il sourit. La douleur s’échappe, s’écoule. Dans l’intimité de sa poche.
Il s’éloigne sans se retourner. Chaque pas semble rompre un fil invisible. Il le sent se tendre, puis céder dans un souffle. Ce lien, si ancien qu’il en avait oublié l’origine, se défait enfin.
Ce n’était donc que cela, son amour pour Hélène : une promesse faite avant la vie, tenue jusqu’à l’usure. Un contrat d’âme, conclu dans une autre lumière, pour apprendre ce qu’il refusait d’admettre : la perte, la patience, le détachement.
Il ne lui en veut plus. Il ne s’en veut plus.
Tout est accompli.
Le froid du métal dans sa main devient tiède. La nuit respire avec lui.

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