Chapitre 16
Hélène zappe d’une station à l’autre. Trop de mots, trop de débats, trop de vacarme politique. Elle veut du silence, ou une chanson qui respire. Qu’importe Sarkozy ou Royal : le monde peut bien tourner sans elle. Aujourd’hui, elle n’a en tête que des choses qui n’obéissent à aucune raison. Vitre ouverte. L’air chaud glisse entre ses doigts. Seule sur la départementale, Hélène file vers Martin. Elle met la radio à fond, chante à tue-tête, danse sur son siège malgré la ceinture. Elle est heureuse. Si heureuse qu’elle en a presque peur.
Tout lui paraît merveilleux. Un nid de poule ? Pas grave. La chaleur ? Normale, c’est l’été. Même le moustique sur la vitre lui semble presque aimable. Dans la maison familiale, tout était terne : ici, tout s’allège. Elle s’est arrangée pour être libre — vraiment libre. Irène rendra visite à sa mère et ne la contactera qu’en cas d’absolue nécessité.
Devant le miroir, elle a hésité. Jean et tee-shirt ou robe légère ? Elle n’a jamais su se choisir une peau. Son corps, longtemps pratique, devient soudain un territoire à apprivoiser. La féminité demande du temps. Et de l’espace. Jusqu’ici, elle n’a eu ni l’un ni l’autre. Ses premiers essais de maquillage sont désastreux. Le miroir qui l’a vue grandir lui renvoie un visage étranger : Hélène a ce genre de beauté qui supporte mal les artifices.
En glissant sur sa peau bronzée la robe empruntée à Irène, le tissu soyeux la fait frissonner. Elle a rarement porté un vêtement si doux, si aérien. Son amie la lui a tendue en lui assurant qu’elle serait parfaite. En l’enfilant, Hélène se sent étonnamment légère. Elle attrape le bas de robe et improvise quelques pas d’une valse. Elle danse devant le miroir, avec la robe, avec le reflet d’une femme nouvelle. L’image lui plaît. Elle renonce au maquillage : seul un baume à lèvres rosé. Elle ne veut pas se travestir.
***
Bon sang, pourquoi Tony ne fait-il jamais sa vaisselle ? Martin peste contre son colocataire, les mains plongées dans l’eau tiède, à frotter les assiettes. Ensuite, après un rapide état des lieux, il s’attaque au salon. Les coussins retrouvent leur gonflant, les magazines sont rassemblés sur la table basse, les vêtements ramassés et mis dans le bac à linge. Cette pièce manque d’harmonie. Il faut qu’Hélène vienne pour qu’il s’en rende compte. Aucun meuble n’est coordonné au reste : ils ont toujours privilégié le pratique, jamais l’esthétique. Même une chambre d’un hôtel miteux aurait plus de charme. Trop tard pour changer quoi que ce soit : Hélène ne va pas tarder. Martin accélère.
Il jette un œil au frigo. Trop de bières. Faut que je me calme avec ça. OK : fleurs, jus de fruits. Il vérifie ensuite sa chambre — si jamais Hélène y entre. Sait-on jamais. Rien ne traîne. La pièce est austère : un lit simple, une table de chevet, une commode, un bureau. Pas de photo. Quelques herbiers encadrés— les siens.
Martin range ses livres laissés en vrac sur le bureau ; il en fait tomber dans sa précipitation. En remettant en place le tiroir de la table de chevet — qui ferme mal — son regard accroche un paquet de préservatifs. Il rougit.
Il finit par la salle de bain. Le pire. Je vais tuer ce gros dégueulasse de Tony dès qu’il rentre. Il en profite pour se regarder dans le miroir. Pourquoi a-t-il toujours l’air si coincé ? Il tente un sourire. Raté. Une grimace. Deuxième essai. Mieux. Il n’a jamais vraiment prêté attention à son reflet, encore moins à ses expressions. Hélène n’a pas dû beaucoup changer. Peut-il en dire autant de lui ? Il avait quatorze ans. Il n’est plus un ado — un homme, alors ? Martin peine à assumer cette part de virilité. Il a juste grandi. Sa voix est plus grave, ses traits plus marqués.
Mais au fond, il reste lui.
Il n’est pas sûr d’avoir suffisamment changé, et le désir de voir Hélène le rend fébrile. Il n’a senti évoluer que son corps. Est-il devenu adulte sans s’en rendre compte ? Pour lui, devenir un homme exige une frontière qu’un âge seul ne peut fixer. Et si Hélène était cette frontière ?
Son mal de ventre revient.
Martin sort faire quelques courses avant son arrivée. Impossible de continuer à tourner en rond.
***
Quand Hélène coupe le contact, son sourire s’efface. Elle reste quelques instants dans l’habitacle, au calme. J’y suis.
La portière s’ouvre ; de longues jambes bronzées en sortent. Hélène s’extirpe avec grâce de l’automobile. Elle réajuste sa robe, puis observe la rue, détail après détail.
Des employés de mairie nettoient les trottoirs. Un marché a dû avoir lieu : des restes de légumes jonchent le bitume, des montagnes de vieux cartons et de cagettes s’entassent ici et là. Les véhicules municipaux font un boucan d’enfer : aspiration, jets d’eau, brosses qui râpent le trottoir.
Par-delà le marché, deux longues enfilades de voitures bordent la route. Pas une seule place disponible. Quelques arbres ponctuent la rue. Un pont ferroviaire tagué — plus ou moins bien — coupe la perspective.
Hélène ne s’attendait à rien de précis. Pourtant, l’émotion la surprend. Ce paysage, c’est celui que ses yeux perçoivent chaque jour. À moitié intruse, à moitié invitée.
Face à la porte d’entrée, lourde et toute de bois travaillé, elle vérifie une dernière fois le numéro. Le vingt… C’est bien ça. Son nom sur l’interphone la traverse. Une seconde, elle vacille : et si tout basculait maintenant ? Un vertige la surprend. Elle appuie. Un long bruit strident retentit.
Une voix nasillarde sort du micro :
— Oui ?
— C’est moi… Hélène.
Silence. Elle a peut-être fait une erreur.
— Martin ?
— Je t’ouvre.
Une autre sonnerie retentit. Hélène pousse la porte et s’engouffre dans l’immeuble.
En découvrant la boîte aux lettres, quelque chose lui remonte dans la gorge, imperceptible. C’est étrange de voir le lieu précis où ses mots ont échoué, un par un. Elle effleure le métal du bout du doigt. Quel étage déjà ? Le troisième ? Je ne sais plus. Elle décide de monter et de vérifier les noms à chaque palier. Devant chaque porte, son ventre se noue un peu plus. Elle a l’impression de gratter un ticket de hasard : à tout instant, son cœur peut flancher en tombant sur le bon numéro.
***
Martin a fini dans les temps — même plus tôt que prévu. Tout est en place. Il a anticipé : les encas, une liste de films si jamais il se met à pleuvoir, le programme du cinéma, les meilleurs restos dans son budget. Même des fleurs. Même des bouquins sur des destinations exotiques.
Il a tout imaginé. Tout. Jusqu’à l’imprévu qu’il rêve sans oser se l’avouer : draps de rechange, jogging et tee-shirt pour Hélène, une brosse à dents.
Il attend à la fenêtre du troisième étage, regarde les employés municipaux effacer les dernières traces du marché.
Comme on efface une journée avant la nuit.
Il scrute chaque passant, chaque voiture qui traverse la rue, à l’affût d’une image furtive d’Hélène. Quand une petite Panda blanche s’y reprend à trois fois pour se garer, son cœur rate un battement. Seule Hélène — peu habituée à conduire, surtout en ville — pourrait galérer à ce point. Une fois stationnée, la voiture reste close de longs instants. Martin attend. Il ne fait plus attention à l’agitation de la rue. C’est elle.
Une fois la voiture stationnée, rien ne bouge. Martin attend. Le reste de la rue disparaît.
C’est elle. La portière s’ouvre enfin. Une grande femme brune descend. Martin ne la quitte pas des yeux. Même de loin, il reconnaît sa démarche — lente, assurée. Avant d’atteindre la porte, elle marque deux temps d’arrêt pour observer la rue. À quoi pense-t-elle ?
Elle atteint l’interphone. Dans quelques minutes, elle sera là, face à lui. En apercevant le sommet de sa chevelure brune, l’estomac de Martin se serre.
Hélène.
En chair et en os.
En bas de chez lui.
Il pourrait la regarder encore d’en haut, s’apprivoiser lui-même. Mais la sonnerie l’arrache à son poste d’observation. Après des milliers de kilomètres, des pays, des océans, il ne reste plus que trois étages entre eux. Martin attend derrière sa porte, à l’affût du moindre bruit.
Dans ce vieil immeuble, impossible de monter l’escalier sans prévenir tous les voisins. Pour une fois, Martin aime ce vacarme. Les marches craquent sous les pas d’Hélène.
Il suit, le cœur battant, sa progression.
Premier étage : elle s’arrête. Les pas reprennent jusqu’au deuxième. Nouvelle pause. Martin en oublie de respirer.
Les marches craquent encore. Il respire.
Troisième étage. Le sien. Il sent sa présence derrière la porte. Il pose la main sur la poignée.
Son cœur cogne.
Pourquoi ne frappe-t-elle pas ?

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