Chapitre 16 - suite
Les rues regorgent de monde. Par la force des choses, ils se rapprochent. Ils parcourent la ville, l’un contre l’autre, dans le brouhaha ambiant d’un samedi après-midi. Ils s’échangent des regards d’abord gênés, qui deviennent plus complices à mesure qu’ils s’enfoncent dans les ruelles étroites. La sensation de l’avoir si près de lui commence à lui plaire.
Hélène finit par glisser son bras sous le sien. Martin esquisse un sourire puis détourne le regard. Elle sourit aussi, de son embarras. Elle revoit l’adolescent dans ses traits. Ces expressions sérieuses qui l’avaient touchée autrefois. L’ancienne histoire n’a pas disparu. Les minutes deviennent délicieuses.
Hélène réalise alors. Elle est au bras de Martin. Cet homme —son confident — est grand, très grand, protecteur… et sexy.
Oh mince !
Effrayée par cette découverte, elle s’accroche un peu plus à son bras.
— On se pose quelque part ? lui murmure-t-il à l’oreille.
Elle hoche la tête. Elle doit lâcher son bras — et n’en a aucune envie. Sa chaleur la réconforte plus que le soleil.
Attablée à une terrasse de café, leur conversation change de couleur. Ils rient. Se taisent aussi. Ils observent les passants, plaisantent, sirotent leur Perrier-tranche, parlent avec les mains.
Peu à peu, quelque chose se dénoue. Leurs gestes retrouvent une vieille évidence. Le silence ne pèse plus. Les regards deviennent souples, faciles. Comme si leurs corps se souvenaient mieux qu’eux.
Très vite, ils retrouvent leurs repères. Et dans cette sécurité retrouvée, presque sans y penser,
Martin s’épanche sur son break avec Lucie.
— Et après, tu comptes faire quoi ?
— Je ne sais pas encore. Mes projets restent flous et j’ai mes partiels qui approchent.
— Oui, j’imagine. Tu n’as plus de nouvelles ? demande-t-elle sobrement.
— Non, ou à peine. Mais ce n’est pas plus mal, soupire-t-il. Je ne sais pas quoi penser. Je croyais qu’elle me manquerait plus que ça, surtout après plus de deux ans de relation...
— Oui, mais vous ne vous êtes vus que les week-ends et les vacances…
— En fait, je ne me sentais pas prêt à m’engager définitivement. Je pensais, naïvement, que ça viendrait avec le temps. Mais… je ne voudrais pas tout foutre en l’air définitivement.
Hélène comprend chacune de ses paroles. Martin a tant de mal à faire confiance. Et l’amour semble ne pas l’intéresser plus que ça. Il vit ses relations avec peu d’élan, peu d’enthousiasme. Quand il lui a parlé de Lucie, elle n’a pas cru en cette nouvelle histoire. Un feu de paille. Pourtant leur couple a duré. Par quel miracle, Hélène l’ignore. La distance a certainement aidé à ne pas étouffer trop vite le jeune homme.
Un courant d’air soulève une mèche de ses cheveux.
Hélène ferme brièvement les yeux.
Le portrait que Martin lui a fait de Lucie est somme toute assez lisse. Une fille rangée. Une vie rangée. Tout ce qui, d’habitude, ne la touche pas. Mais là, ça pique.
Pourquoi cette fille ?
Pourquoi quelqu’un d’aussi différent de lui… et de moi, surtout ?
Pourquoi est-ce que ça me serre la poitrine ?
S’ils veulent une vie tranquille, ils sont faits pour être ensemble. Une maison, des gosses, repos le dimanche. Mais ce n’est pas toi, Martin. Tu le sais. Et je le sens encore dans ton regard.
Une chaleur lui remonte dans la poitrine. Une jalousie, brute, animale. Lucie est une inconnue qui a eu accès à ce qu’elle, Hélène, n’a jamais osé réclamer.
Comment lui dire ça ? Comment lui dire qu’elle ne le voit pas avec une fille si lisse, si sage, si loin de la part la plus vivante de lui ?
Alors quoi, Hélène ? Tu veux quoi de lui ?
La vérité lui échappe :
Choisis-moi.
Bon sang, choisis-moi.
— Ça ne va pas, Hélène ?
L’expression soucieuse de Martin fait définitivement chavirer le cœur d’Hélène.
— Je pense à… Non, rien, c’est idiot.
— Encore ? Tu sais attiser ma curiosité.
— Je ne le fais pas exprès.
— Je sais. Ça fait partie de ton charme.
— Mon charme ?
Martin saisit son verre, le porte à ses lèvres marquant une pause :
— Ce n’est pas le plus bel endroit du monde ici. Tu as visité des coins reculés et magnifiques, loin de toute civilisation. À te voir ici, je me demande si tu ne t’es pas égarée ?
— Tu as tort.
Hélène se tait quelques secondes. Martin la regarde, avide de ses paroles.
— Je ne suis pas perdue, Martin. Au milieu d’une foule, ou seule dans un désert, je ne me sentirai jamais égarée. Il n’y a pas de hasard. Là, cet instant, ce n’est pas du hasard. Je veux être avec toi, à cette table, à cette terrasse. Je veux découvrir l’homme que j’ai en face de moi, dont je ne connais que l’adolescence. Et toi, Martin, que veux-tu ?
Martin, fidèle à lui-même, reste impassible et ne répond pas.
— Tu veux qu’on aille se promener ou tu es fatiguée ?
Hélène essaie de réprimer sa déception. Encore une fois, Martin se défile. Mais rentrer chez lui sonnerait la fin de cette journée et elle n’en a pas envie. Elle veut profiter encore de sa présence, essayer d’avoir à nouveau son bras près d’elle, si elle n’obtient que cela de lui, alors elle s’en contentera.
— Allons-nous promener, dit-elle gaiement.
Ils arpentent les rues de la ville, dans un silence consenti. De temps à autre, Martin lui montre du doigt les curiosités de la ville. Hélène se laisse guider. Elle, si habituée à marcher seule, sans l’aide de personne, se sent fragile. Son bras croise à nouveau celui de son ami.
***
Je ne m’attendais pas à ça. Ton bras contre le mien. Si simple… et pourtant tout en moi se déplace. Je continue de marcher, mais je ne marche plus vraiment. J’ai l’impression que le monde devient flou autour, que mes gestes n’ont plus la même logique. Je tiens mon sac trop fort.
Je regarde devant moi comme si j’allais m’effondrer si je tourne la tête.
Ridicule.
Je me sens ridicule.
Et vivant. Trop vivant, d’un coup.
C’est idiot, mais j’avais oublié ce que ça fait, quelqu’un contre moi. Pas une accolade rapide. Pas un contact par politesse.
Non.
Toi.
Là.
Accrochée à mon bras comme si ça allait de soi. Tu marches tranquillement, naturellement, comme si tu savais exactement où te mettre. Et moi, je n’arrive même plus à respirer normalement. Je sens ta chaleur. Ton odeur. Je sens ton rythme. Je sens que je pourrais m’y habituer trop vite.
Pourquoi maintenant ? Pourquoi toi ? Pourquoi si fort ? J’essaie de me dire que c’est juste le passé qui remonte. Mais ça n’a rien d’un souvenir. C’est… neuf. Brut. Ça me traverse comme une lame chaude.
J’ai envie de tourner la tête. De te regarder. Vérifier que tu es bien là. Mais je ne peux pas. Si je te regarde, je tombe. Je le sais. Je suis comme ça : je tiens debout seulement tant que personne ne me voit vraiment.
Et toi… tu me vois.
Toujours. Depuis le début. C’est ça qui me fait peur depuis des années.
Je ralentis sans m’en rendre compte. Je veux que tu restes contre moi. Juste un peu. Encore quelques pas. Encore quelques rues. Encore quelques secondes où je ne suis pas cet homme qui se ferme, qui s’enferme, qui tremble dès qu’on s’approche trop.
Reste.
Ne lâche pas mon bras. Pas déjà.
Je ne sais pas ce que ça veut dire. Je ne sais pas ce que ça dit de nous. Je sais juste que ça me fait du bien. Un bien qui s’infiltre partout. Un bien qui me donne presque le vertige.
Je voudrais te dire quelque chose. N’importe quoi. Un mot. Un signe. Mais rien ne sort. Comme toujours. Je suis ce type qui garde tout pour lui, même quand ça déborde.
Alors je marche. Et je serre les dents. Et j’essaie de ne pas trembler. Parce que si je m’écroule maintenant, tu vas le voir. Et je ne sais pas ce qui se passera après.
Reste encore un peu. S’il te plaît.
Juste le temps que je m’habitue à toi. Ou que je m’y perde.

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