4.
Denise entra au drugstore de Main Street, non loin du Royal diner, à huit heures dépassées de deux minutes. Il y avait déjà deux clients devant elle : ce vieux schnock de Ron Tucket, qui ne manquait jamais l’occasion de créer des files de dix personnes derrière lui, et une femme noire et obèse que Denise n’avait jamais vue.
Elle saisit une bouteille de jus d’orange, une barre chocolatée et se plaça en troisième position.
Tucket l’a fit mentir et décampa ses articles à peine réglés. Lorsqu’il croisa Denise, elle remarqua qu’il avait une sacrée tête de mort. Elle eut envie de lui demander si ça allait mais craignit qu’il ne l’alpague un quart d’heure à lui causer de sa prostate « bonne à en faire une éponge » comme il aimait raconter. Elle se contenta de le saluer d’un sourire qu’il ne lui rendit même pas.
Ça ne dura guère plus longtemps pour la femme inconnue. Cette dernière fila vers la sortie avec ses deux packs de Coca-Cola. Francis Julius, le tenancier de l’épicerie, proposa son plus franc sourire en reconnaissant sa prochaine cliente.
— Salut Denise. Comment ça va ? T’es bien matinale.
— Ça va plutôt bien, répondit-elle en déposant sa bouteille et son Milky Way. Matinale si on veut. J’ai un programme assez chargé aujourd’hui.
Ce qui était absolument faux mais lui donnait au moins l’illusion d’avoir une vie trépidante.
— Pas de souci, fit Francis en accélérant le mouvement. Il te faudra autre chose ? J’ai pensé à toi vendredi. On a reçu le magazine que t’aimes bien. Tu sais… le Ladies' Home Journal. C’est la princesse de Galles en couverture. Ils vont partir comme des petits pains, mais je t’en ai gardé un. Où est-ce que je l’ai mis déjà…
Francis Julius, regard chaleureux et oreille attentive, était plein de bons conseils sur tout. Le genre de gars capable de donner son avis sur l’industrie du pneu à un client et de parler du traitement à base d’alpha bloquant de la prostate de Tucket juste derrière. Le tout sur un ton compatissant et certifié non simulé. Denise l’aimait bien. Il l’avait un peu draguée pendant le lycée ; sans forcer, sans insister. Mais elle l’avait jugé trop juvénile à l’époque. Avec Amy, elles s’étaient même fichues de sa gueule parce qu’il était toujours imberbe à dix-huit ans. Mais c’était du passé. Désormais, il avait une barbe aussi rêche qu’un balai coco et elle ne se permettrait pas de se moquer de lui. Surtout lorsque ce brave homme lui réservait son magazine préféré juste parce qu’il se souvenait qu’elle l’aimait bien.
— Oh ! C’est super gentil, Franzy. Je vais le prendre, oui.
Il adorait quand elle l’appelait par son surnom.
— Le voilà, dit-il en déposant le fascicule.
Il sourit.
Elle sourit.
Et elle faillit oublier la raison principale de sa venue. Heureusement, deux pancartes coupaient les racks à cigarettes au-dessus du comptoir. L’une indiquait qu’ici un certain Vern Foreman avait remporté mille dollars en 1981. L’autre était illisible quant au nom du vainqueur, mais l’heureux veinard avait touché dix-sept mille billets.
— Ah oui et j’ai mes grilles de loto à contrôler. J’ai pas pu suivre le tirage hier soir. Rick a monopolisé la télé avec son match. Il ne s’est toujours pas remis du retrait des Bighorns de la compétition. Il suit les Winners de Portland désormais…
— Les Winterhawks de Portland tu veux dire.
— Tout à fait.
C’est qu’il en connaît même un rayon sur le hockey, pensa-t-elle.
— Arf. J’ai regardé aussi mais c’est vrai que ça n’a plus la même saveur sans nos Bighorns. Une sacrée connerie que la licence ait été perdue. Ça faisait un peu parler de notre campagne, pas vrai ?
— C’est sûr…
Denise n’excellait guère dans l’art de la discussion de façade.
Elle tendit son billet que le commerçant passa devant son terminal tout neuf. Son pressentiment toujours actif, elle analysa le visage de Francis se modifier.
— Oh ben ça alors ! T’as toujours ta vieille Ford ?
Elle le fixait encore, dubitative.
— Oui, pourquoi ?
— Parce qu’il va falloir que t’ailles retirer ton lot au centre de paiement de l’État, ma chère, à Helena. C’est que j’en ai pas assez dans la caisse, ajouta-t-il en ricanant.
Denise ne réagit pas. C’était comme si les mots tombaient en écho entre ses oreilles.
— Eh ! T’entends ? haussa-t-il. C’est ton jour de chance.
— J’ai gagné combien ?
— C’est le gros lot ! J’ai même pas assez de place sur le cadran pour tout afficher.
Denise manqua de s’évanouir.
[1] Les Bighorns de Billings ont, de 1977 à 1982, disputé la Ligue de hockey sur glace de l’Ouest.
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