9.

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Denise gara la Ford à une centaine de mètres du centre de paiement fédéral. Elle l’observa attentivement à travers son pare-brise avant de quitter sa voiture et de s’en approcher. Mais au lieu d’entrer dans l’établissement, elle fila comme si elle n’était qu’une passante parmi la foule. Elle faisait toujours ça la première fois qu’elle se rendait quelque part de nouveau. C’était ce qu’elle appelait venir prendre la température. Elle avait tout de même eu le temps de constater que l’immeuble, fait de briques rouges sur deux étages, semblait plutôt résidentiel que professionnel. Seul le rez-de-chaussée était occupé par des bureaux. À travers la vitre, elle avait également repéré un homme d’une cinquantaine d’années vêtu d’un trois-pièces gris. Ce dernier discutait avec quelqu’un situé hors champ. Cela devait être un ou une gagnante qui venait récupérer son lot, pensa-t-elle.

Elle traversa la chaussée et entra au Vivian’s, un bar sans prétention ayant l’avantage de se situer pile en face de son objectif, et commanda un café. Elle se dit qu’elle aurait le temps de fumer une clope – voire deux – avant d’agir.

Elle y resta une heure.

Une femme sortit du bâtiment administratif en tenant fermement son sac sous son bras. C’était la quatrième personne à le quitter. La quatrième à repartir les poches pleines, ou du moins avec une somme supérieure à 500 dollars. Denise écrasa sa cinquième cigarette tout en se motivant à bouger ses p’tites fesses. Ses p’tites fesses. Rick usait souvent de ce terme lorsqu’il s’adressait à elle. Il l’usait quasiment depuis leur rencontre. C’était la dernière marque d’affection qu’il lui témoignait. Et même lorsqu’il lui ordonnait d’aller lui chercher une Bud en activant ses p’tites fesses, son ton et son sourire carré d’américain ne laissaient pas d’autre choix à Denise que de lui obéir. Un peu comme si c’était encore le Rick du début qui lui parlait, celui qui faisait un peu gaffe à elle et qui lui soufflait à l’oreille qu’il l’aimait. Celui qui méritait qu’on lui rende service. Aujourd’hui, son souffle empestait l’alcool et la viande faisandée, et on pouvait considérer que Denise avait un gros cul.

Lorsqu’elle pénétra dans le centre de paiement, elle fut surprise par la délicieuse odeur vanillée qui régnait. Ça faillit la mettre mal à l’aise, mais pas autant que l’homme au costume gris qui la contemplait d’un œil peu flatteur. Surtout, sa tête venait de lui rappeler monsieur Fletcher, l’agent fiscal qui était venu les redresser en 1973 pour une sombre affaire de couture au noir. À l’époque, sa mère empochait quelques dollars en retouchant les robes du voisinage. Jusqu’au jour où l’une de ses clientes, probablement mécontente, avait dénoncé la pratique aux impôts. Madame Chairman avait dû échelonner 877 dollars sur trois mois.

— Bonjour madame. Lotto America vous souhaite la bienvenue, récita le type sans aucun entrain.

Denise, mal à l’aise, oublia de dire bonjour.

— J’ai un ticket. Un ticket gagnant et… et…

Elle était en train de le froisser dans sa main.

— Et vous venez encaisser la monnaie, compléta-t-il de son air toujours aussi peu enjoué. Vous possédez un gros ticket comme on dit.

— Oui. Il semblerait que ce soit même un très gros ticket.

L’homme libéra la porte grillagée et l’invita à s’assoir de l’autre côté de son bureau.

— Montrez-moi ça.

Denise fit glisser le billet sur le bureau satiné. Il fleureta avec un magazine sportif. On pouvait y apercevoir Carl Lewis empochant fièrement sa médaille aux derniers jeux olympiques de Los Angeles.

L’homme enfila le ticket dans un appareil plus sophistiqué que celui de Francis et observa son moniteur monochrome. Son regard s’élargit.

— Bien, bafouilla-t-il. Ça en fera cent-cinq. Ce n’est pas le record mais ça s’en approche. Félicitations.

Il décrocha son téléphone

— Je vais appeler l’huissier, reprit-il. Enfin… les huissiers. Ce sont eux qui devront vous remettre le chèque. Au fait, je m’appelle Julius Terence. Vous êtes ?

— De… Dana P... Enfin… Chairman.

— Enchanté.

Il composa un numéro et exécuta un demi-tour sur son fauteuil. Le dossier était suffisamment haut pour ne laisser apparaître qu’une tonsure au sommet de son crâne.

— Enchantée également, murmura-t-elle au siège retourné.

Denise avait déjà zappé son nom. L’information capitale mentionnant le nombre cent-cinq prenait déjà trop de place dans son esprit.

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