La dépêche était tombée vers 14 heures au Salt Lake Tribune. Une nana s’était sauvée du centre de paiement fédéral d’Helena sans retirer son gain. Montant de la cagnotte : cent-cinq millions de dollars.

Dana était à Ogden à ce moment-là. Officiellement pour interroger le voisinage d’un vieillard mort depuis 1976 et qu’on venait seulement de découvrir dans sa cave. Elle s’était contentée de sonner à la maison voisine et d’y rencontrer des gens encore plus vieux que le mort. On savait même pas que quelqu’un vivait là !

S’attendant à écouter le même genre de discours merdique des maisons alentours, et pas vraiment intéressée par le sujet, elle avait été boire un café dans le diner du centre-ville et avait commencé son compte-rendu sur son bloc-note. Le document achevé, elle avait hésité à retourner à l’agence pour le présenter à son rédacteur en chef. Pour sûr qu’il aurait trouvé louche qu’elle revienne si tôt. Il lui aurait encore rabâché qu’elle ne s’intéressait qu’à ce qui l’intéressait, et que ce n’était pas comme ça qu’on faisait du journalisme. Il aurait sûrement ajouté que c’était pour cette raison qu’elle restait cantonnée aux fait-divers. Alors elle était rentrée chez elle et s’était endormie devant un épisode de La Petite Maison dans la prairie. C’est durant son sommeil que les premières images d’une femme quittant Lotto America étaient apparues à l’écran.

Environ trois heures plus tard, elle s’était réveillée en sursaut et remplie d’inquiétude. Elle avait consulté l’horloge : 19 h 25. Heureusement, elle pouvait encore publier son article jusqu’à minuit. Au-delà de cette heure, il fallait vraiment un scoop d’enfer. Et encore, pas un de ces fait-divers dont elle était garante. Un scandale mettant en scène un politicien ou une vedette de cinéma. Alors que la campagne électorale battait son plein, c’était justement le genre d’info que guettaient ses collègues. Ils seraient déçus : il n’y aurait rien d’autre qu’une réélection de Reagan.

Dana se rendit au bureau et monta directement au troisième étage. Il était presque 20 heures et beaucoup de ses collègues étaient en train de taper sur ces claviers d’ordinateur en plastique, tandis que de rares privilégiés – les meilleurs à vrai-dire – le faisaient sur le tout nouveau Macintosh. Dana faisait partie de la nouvelle génération. Elle utilisait un PC équipé de WordPerfect, ce qui n’était pas mal du tout, même si on ne pouvait pas faire grand chose comparé au MacWrite et ses superbes polices d’écriture.

La dépêche d’Helena avait été déposée dans sa bannette avec l’onglet « fait-divers » placardé en haut de la feuille, comme pour bien rappeler à quel point cette rubrique lui était indissociable. Dana lut les premières lignes et sentit immédiatement un intérêt pour cette histoire. Pour quelle fichue raison pouvait-on abandonner ainsi une telle somme ? Et puis le Montana, c’était particulier pour elle.

La femme était entrée dans le centre de paiement à 11 h 35. À 11 h 37, les caméras l’enregistraient en train de quitter le bâtiment. Il était précisé qu’elle portait un chapeau et des lunettes de soleil, ce que l’agent de Lotto America avait jugé louche. S’en suivait le témoignage dudit type, Jonas Terence. Rien de concret pour le moment.

Dana garda tout ça dans un coin de sa tête et commença à rédiger le papier sur le vieux. Il n’était pas rare que certains compléments parviennent plus tard. La plupart du temps, l’information existait déjà mais elle devait être vérifiée avant d’atterrir dans sa bannette. Il existait un service spécial pour cela. Dana le savait : c’était le premier poste qu’elle avait occupé en débarquant à Salt Lake City, voilà de cela quinze ans.

Dana acheva son boulot en une petite heure. Puis, vers 21 h 30, l’information tomba. Le billet avait été validé dans une épicerie de Ludvig, Montana.

Ludvig.

Sans réfléchir davantage, Dana Chairman saisit sa gabardine, descendit au parking et monta à bord de sa voiture, bien décidée à rejoindre la ville d’où elle était originaire et découvrir ce qui se tramait.