14.

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Si Denise Paterson avait emprunté sa voiture pour effectuer les huit-cent mètres séparant son domicile du magasin de Francis Julius, c’était pour pouvoir ensuite avertir Earl qu’elle ne viendrait pas travailler aujourd’hui (et qu’elle ne reviendrait probablement plus jamais) avant d’aller voir sa mère.

Elle comptait aussi se rendre sur la tombe d’Archie, sépulture qu’elle ne fréquentait que trop rarement. Elle en éprouvait le besoin ce matin. Comme une envie de toucher l’innocence par ce biais. Ce ne serait pas le comportement raisonnable d’une personne qui ne veut pas se faire remarquer, songea-t-elle. Mais elle s’en fichait. Il y avait quelque chose en elle qui voulait que tout s’arrête, d’une manière ou d’une autre.

Denise savait que son deuil ne plaisait pas à tout le monde par ici. Qu’il avait été jugé « bien bref » par une bonne partie de la population. Elle savait aussi que certaines femmes de Ludvig discutaient de la mort d’Archie pendant leur partie de cartes. Amy y avait été invitée, une fois, au milieu des gosses qui braillaient en semant de la morve partout. La sœur de Gena Davidson s’était mise à vilipender sur ses crétins de rejetons : « Arrêtez votre bordel ou vous finissez tous au fond de la cave comme Archie Paterson. » Tout le monde avait rigolé. Même Amy, avant de se reprendre.

Selon Anita Lloyd, Denise avait carrément tué son bébé et maquillé ça en accident… Une autre avait déjà vu le gamin dans sa poussette, au Walmart, avec de drôles de marques sur le visage… La femme de Ron Tucket, qui était la pire langue de vipère de tout le Montana, y avait même constaté que les Paterson poussaient de plus gros caddies depuis le décès de leur fils, ajoutant avec une certitude de procureur que l’assurance s’était montrée très généreuse avec les malheureux parents… Les malheureux parents. Elle avait utilisé un ton narquois pour l’exprimer. Sardonique même. Amy avait cessé de sourire après cela. Le plus injuste selon elle, c’était que Rick ne se montrait pas plus démonstratif lorsqu’il parlait de son fils. Mais c’était bien Denise, la mère, la méchante de l’histoire. Une affaire d’habitude, à Ludvig.

Amy n’y était jamais retournée. Les suppositions de pédophilie qui s’étaient mises à animer – exciter – les langues avaient eu raison d’elle. Elle s’était même demandée s’il ne fallait pas prévenir le shérif qu’une bande de mégères mal baisées colportaient des mensonges. Ça lui prit un mois pour en parler à son amie. Denise n’avait pas réagi. Encore sous le choc de le disparition de son fils, c’était le début de l’époque où elle commençait à avaler une bouteille de vin par jour. « Oh, qu’elles aillent au diable ». Elle n’étaya pas plus. En même temps, c’était bien vrai. Et puis, si elle devait repenser à tout ça maintenant, elle se dirait qu’effectivement elle était capable de maquiller un meurtre en accident.

La colère retomba un peu entre le moment où elle sortit du magasin et sa voiture. Et au carrefour suivant, elle ne pensait déjà plus à Francis. Au lieu de répondre à sa question, cet imbécile avait cherché à l’embrasser. Quel sombre idiot ! Quant à Rick, elle décida de laisser s’écouler une journée de plus avant d’agir.

Elle gara l’Escort devant une pompe de la station Texaco.

Le vieux Earl était en train de trier des flacons d’huile lorsque Denise entra à l’intérieur. Quand il la repéra, il consulta sa montre.

— Denise ! T’es fichtrement en avance.

— Salut, Earl. J’aurais pu te téléphoner mais je passais par là. Je voulais te prévenir que je ne viendrai pas aujourd’hui. Sûrement le reste de la semaine également.

Elle hésita à ajouter « Et jusqu’à la fin de ma vie », mais elle préféra en garder un peu sous le pied.

Le vieux posa un bidon au fond de l’étagère et descendit de son escabeau. Il avait le dos tout cambré. En voyant tout cet huile, Denise pensa qu’une petite goutte n’aurait pas fait de mal aux articulations de ce vieux débris.

— Et pourquoi donc ?

Ça ne le regardait pas, mais elle répondit quand même :

— Ma mère a des problèmes de santé. Je vais à Laurel voir son docteur.

— T’as pas de frangin pour ça ? Enfin… je sais pas moi, quelqu’un d’autre de la famille de dispo ? Comment je vais faire ? Bon sang, j’arrive même pas à me pencher pour ramasser un dollar par terre.

Denise aurait pu s’emporter et lui rappeler que ça ne le concernait pas. Elle aurait aussi pu lui rappeler qu’il n’existait aucun contrat les liant et qu’elle pouvait très bien disparaître sans aucune justification. Et s’il l’énervait vraiment, elle pourrait aussi lui envoyer le fisc. Un type aussi rigoureux que cet enfoiré de Fletcher se pointerait, comme pour sa mère, en 1973. Il prendrait un malin plaisir à essayer de comprendre comment un vieillard cagneux parvenait à aussi bien entretenir ses sanitaires. Surtout sans le moindre employé déclaré.

Mais elle connaissait bien ce vieil original d’Earl. Elle savait que son côté ronchon et rugueux n’était qu’une apparence. Un an plus tôt, il avait offert le plein d’essence à ce pauvre type qui vivait depuis quelques mois dans sa voiture, sur le parking désaffecté de la vieille usine. Denise avait reconnu le bonhomme pendant qu’Earl remplissait son réservoir. C’était Percy Border, un copain de lycée. Un gars loin d’être bête, qui bossait dans les bureaux de la fabrique de pneus, jusqu’à ce qu’elle ferme. Au chômage, les dettes s’étaient accumulées et sa femme avait fini par se tirer avec leurs trois fils. Earl avait connu ce genre de situation. Et s’il l’avait dépanné, ce n’était pas par simple pitié. Juste un prêté pour un rendu. Comme il avait pu en bénéficier à l’aube de sa vie.

— Tu sais bien qu’il n’y a que moi qui m’occupe d’elle sérieusement, dit-elle.

Il se pinça la lèvre et gravit à nouveau son escabeau à l’équilibre précaire.

— Rends-moi service alors. Passe-moi le bidon de Castrol, là.

Sa voix était passée de ferme à autoritaire.

Denise attrapa le jerricane et le lui tendit. Une de ses mains se cramponna sur la petite échelle lorsque celle-ci se mit à trembler.

— Tiens. Et fais gaffe sur ce truc-là, Earl.

Le vieux serra les mâchoires.

— Ça fait combien de temps que tu travailles pour moi, Denise ?

Il ne la regardait pas, concentré à contrôler les dates de péremption des bouteilles.

— Je dirais deux ans. Peut-être trois.

— Tu es venue me demander du boulot le 7 mai 1980.

Elle ne pensait pas que ça faisait si longtemps. Encore moins qu’il s’en souvienne si bien.

— Certainement.

— Il pleuvait des cordes ce jour-là. Et tu ne portais qu’un gilet jaune en laine complètement imbibé de flotte aussi. Je m’étais dit qu’il fallait être un peu dingue pour s’aventurer ainsi par un temps pareil. Je t’ai même fait la remarque. Tu te souviens ?

Elle haussa les épaules.

— Puis tu m’as raconté ton histoire avec ce connard d’Harry Simpson qui t’avait flanqué à la porte. Ton mari qui gagnait pas assez. Ta mère à l’hôpital. Ton gamin mort. Moi, de mon côté, je t’ai dit que j’avais besoin de quelqu’un de fiable. Quelqu’un de présent et qui respecte les horaires. Je t’ai même parlé de mon ancien employé qui avait toutes les semaines une excuse pour justifier un retard ou une absence. Comment je t’ai dit déjà… Ah : « Je ne tolèrerai aucun écart ». Oui, c’est comme ça que je t’ai vendu le poste. Et tu as accepté.

Denise ne voyait pas où il voulait en venir. Son visage s’était crispé, mais il ne la regardait toujours pas pour s’en apercevoir. Une douce colère naissait en elle, et elle avait envie de planter ce vieux con sur place et de partir, l’abandonnant sur son escabeau qui risquait de vriller au moindre pas de travers.

— Des tas de gens me racontent des histoires toutes aussi tristes les unes que les autres depuis cinquante ans que je remplis leur bagnole. Si je devais m’apitoyer sur chaque cas, ça ferait un bail qu’on m’aurait collé dans un hospice, comme ta mère. Alors je vais être franc : j’en avais rien à foutre de ta vie privée. Que tu m’en parles ou pas n’aurait pas changé grand chose.

Denise trépignait. Il lui fallait beaucoup d’efforts pour se contenir. Elle se surprit même à penser que ce type parlait rudement mal à une personne qui avait planté un économe dans une gorge la veille. Les yeux injectés de sang de Patty lui apparurent alors. Et elle s’imagina soudain balancer un coup de pied dans l’échelle. Elle vit Earl tomber de deux mètres de hauteur et se briser la colonne, comme du petit bois bien sec. C’est tout ce qu’il mériterait, finalement.

— Qu’est-ce que tu veux me dire, Earl ? Crache le morceau. Je n’ai pas que ça à faire.

— Oh. Rien de spécial.

Il désigna un autre bidon d’huile du doigt, près du pied de Denise.

— Alors pourquoi tu me racontes toutes ces conneries là ? Tu crois que j’en ai besoin !

— Je ne fais que ressasser un peu le passé, Denise. Rien de plus. Et de constater.

— Que constates-tu ? haussa-t-elle.

— Eh bien que je ne t’ai jamais virée. Autrement dit, que tu as respecté ton engagement.

— Trop heureuse d’honorer le saint job de récureuse de chiottes à tes yeux.

Il gloussa. Se tourna vers elle.

— Et je constate qu’aujourd’hui, après toutes ces années où t’as toujours su te démmerder pour venir bosser, même quand le doc de ta mère te téléphonait pour te dire qu’elle avait eu une vilaine chiasse, voilà que tu te déplaces pour m’annoncer que tu ne seras pas là dans… (il consulta sa montre) quatre heures. Et pour le reste de la semaine en plus. Pourquoi pas pour toujours aussi.

Denise baissa la tête. Un peu comme une personne qui sait qu’elle vient d’être démasquée. Puis Earl laissa un peu de temps défiler, histoire de jauger une réaction. Mais le silence demeura.

— Tu peux aussi essayer de me dire la vérité, si tu veux. Même si j’en ai rien à foutre, je peux toujours conseiller.

— Je dois y aller, murmura-t-elle.

— Oui, oui. Allez, dégage. Va faire ce que tu as à faire.

Denise prit la direction de la sortie. C’était un battant en verre sur lequel mille autocollants rendaient le passage presque opaque.

— Eh !

Elle s’interrompit.

— Je ne sais pas ce qui t’arrive, Denise, mais je crois que c’est plutôt toi qui devrais faire gaffe.

Un carreau se fissura quand elle claqua la porte.

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