23.

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Les adjoints Roberts et Davidson, équipés de barrières de protection, avaient rejoints Hoover peu de temps après son appel au poste. Un corridor s’était alors déployé devant le magasin de Julius. À l’intérieur de cette zone étroite se trouvaient les deux policiers, tentant d’ignorer l’agitation ambiante, quoique plutôt calme. On pouvait considérer que la situation était sous contrôle depuis midi. Après tout, il ne s’agissait pas d’émeutiers mais uniquement de la presse.

Pour le moment, la cohorte journalistique était plutôt éparpillée sur Main Street. Certains interrogeaient les passants, d’autres multipliaient des déclarations toutes identiques les unes aux autres.

Le shérif s’était demandé qui pouvait être si intéressé par cette histoire. Combien de millions d’Américains regardaient la télé en espérant connaître le dénouement ? Qui pouvait bien être cette femme qui déclinait plus de cent millions de dollars ? Mais il n’en avait rien à foutre. Tout ce qu’il voulait, c’était que sa ville ne vire pas en brasier et que la gamine réapparaisse. Et puis, il aurait beau y réfléchir dans tous les sens, madame Bells, seule dans sa cuisine, continuerait à se faire du mouron pendant ce temps.

L’idée que Patty soit la gagnante s’était un temps insinuée en lui. Mais ça ne concordait pas avec les horaires. Elle était censée se trouver au Royal diner. Il avait tout de même un peu épluché le concept, car ça collait pas mal avec une disparition. L’argent et les disparitions font souvent bon ménage. Et si elle avait envoyé une amie à Helena ? Une complice qui aurait changé d’avis. Non, ça n’avait aucun sens. Il ne lui suffisait que d’attendre sa pause et d’y aller. Pourquoi envoyer quelqu’un d’autre ?

Le shérif avait abandonné cette piste mais gardé en tête qu’un lien se tissait sûrement entre ces deux affaires. Peut-être indirectement. Il ne se produisait pas assez d’événements à Ludvig pour qu’une telle coïncidence ait lieu.

Vers onze heures, tandis que Freddy Nakata faisait lentement couler un nœud autour d’un tuyau plafonnier, il s’était rendu dans la banque Fargo Wells après avoir constaté qu’une caméra de surveillance filmait la rue.

Le directeur de l’établissement n’avait exigé aucune procédure d’accès. Tant que cela s’en tenait à de la consultation, il n’y avait pas de problème à collaborer avec les autorités.

Brave petit soldat, avait pensé Hoover.

Avec Ralph, l’agent de sécurité, ils avaient balayé la journée précédente sur le moniteur noir et blanc. Le gars avait demandé au shérif s’il voulait se rendre directement à une heure particulière, mais ce dernier avait opté pour un visionnage complet depuis cinq heures du matin. Pendant que Dana et Denise Chairman se racontaient leurs vies dans les bois de Laurel, le shérif était resté des heures à éplucher soigneusement chaque image de l’enregistrement. Parfois en accélérant, parfois en ralentissant. En exécutant des retours en arrière et des arrêts sur image aussi. Fascinant. La caméra était braquée sur la devanture de la banque mais l’angle était suffisamment large pour dévoiler un bon morceau de Main Street, notamment le magasin de Julius et le Royal diner.

C’est lorsque la bande indiquait quinze heures et vingt-huit minutes qu’il aperçut un vélo pénétrer dans le champ. Le shérif demanda à diminuer la vitesse. L’image n’était pas très nette mais on reconnaissait clairement Patty. On la voyait déposer son vélo devant la boutique de Julius, y entrer et en ressortir quelques secondes plus tard avec quelque chose dans la main. Une boisson en boite peut-être. Elle disparaissait ensuite vers l’est, ce qui laissait présager plusieurs alternatives comme destination, notamment les voies perpendiculaires. En tout cas, cela donnait surtout une nouvelle raison à Hoover de discuter avec Francis.

Le reste ne lui apprit rien de particulier. Et puis, il n’était pas suffisamment spécialiste en la matière pour déceler les petits détails. Il décida que si Patty ne se manifestait pas, il ouvrirait une enquête officielle dès le lendemain. Cela lui permettrait de mobiliser plus de moyens que son seul gros fessier pour mettre la main sur elle.

Il retourna devant le magasin vers dix-sept heures et tenta à nouveau d’y entrer, sans succès.

Quelques instants plus tard, il remarqua une jeune fille se faufiler à travers la foule. Elle vint s’écraser contre la balustrade, brandissant une clé. Elle arborait un air plutôt hargneux.

— Laissez-moi passer, criait-elle. J’habite ici.

Hoover indiqua à Roberts de pousser la barrière. La fille alla directement vers la porte d’entrée du drugstore.

— Attends, fit Hoover.

— Laissez-moi.

Elle paraissait davantage apeurée que teigneuse. Elle voulait juste rentrer chez elle.

— Tu es la sœur de Francis, c’est ça ?

— Oui.

— Écoute, il faudrait que je puisse discuter avec ton frère. Je veux juste savoir si tout roule pour lui. Tu peux lui faire passer le message ?

— Eh pourquoi vous le faites pas vous-même ?

— J’ai essayé. Il ne répond pas. Mais je sais qu’il est ici, je l’ai vu au fond de la boutique.

— Vous êtes flic non, pourquoi vous entrez pas en défonçant le verrou ?

Il se retint de ricaner. Quelle candeur ! Elle se croyait dans un film ou quoi.

— Je n’ai pas le droit d’entrer si on ne m’y autorise pas. Tu comprends ? Écoute, ton frère n’a rien de fait de mal. Je veux juste m’assurer que ça va et lui poser deux ou trois questions.

Mais Francis Julius n’allait pas bien. Son cœur cognait fort dans sa poitrine et il transpirait abondamment. Terré comme un lapin dans un terrier assiège de chiens de chasse, il tentait tant bien que mal de regarder la télé. Mais il n’y avait que des conneries.

Il entendit le bruit de la serrure puis un vacarme entrer et sortir du magasin. Festival de brouhaha et de crépitements d’appareil photo.

— Francis, c’est moi, lança la fille. Je ne suis pas seule.

Il se redressa et s’approcha de sa sœur. Elle était avec ce gros lard de Hoover. Ce dernier se tenait en retrait, devant le comptoir. Il observait la petite caméra dernier cri qui s’y trouvait. Elle visait la porte. Ça semblait particulièrement l’intéresser.

— On s’inquiète pour toi, Francis. Pourquoi restes-tu enfermé comme ça ?

— Je veux juste qu’on me laisse tranquille. C’est pas compliqué, non ?
Francis semblait hors de lui, prêt à frapper le premier meuble ou objet à proximité pour passer ses nerfs. Hoover non plus n’aimait pas trop les journalistes, mais de là à se mettre dans un état pareil, c’était un peu exagéré.

— Francis, tu me connais quand même.

— Ça n’empêche que je veux qu’on me foute la paix ! cria-t-il.

— Du calme. Du calme. Je veux seulement t’aider.

— Vous voulez m’aider ? Alors faites dégager tous ces sales enfoirés !

— Je ne peux pas faire ça.

Le shérif regarda la fille. Elle était tout autant surprise que lui par la réaction disproportionnée de son frère. Un type plutôt lisse d’ordinaire.

— Il était comme ça quand tu es partie au lycée ?

— Non.

— Je vais m’en occuper. Tu peux nous laisser.

Elle hésita une seconde puis quitta la pièce face au regard insistant du policier.

Hoover revenait à peine de la banque voisine. Il savait pertinemment que Patty était ici hier, mais il choisit de garder un petit pion d’avance, mimant celui qui ne savait rien. Il n’est jamais meilleure oreille que celle qui ne sait pas, lui avait révélé son prédécesseur lors de la passation. Et jouer l’imbécile pour récolter un maximum d’informations est une tactique comme une autre.

— Écoute, je me fiche pas mal de cette histoire de loto. Ce que je voudrais savoir, c’est si tu n’aurais pas vu Patty Bells hier. Elle a disparu et ses parents se font un sans d’encre.

Francis sentit un picotement dans la poitrine. Déjà lancés à un rythme élevé, les battements de son cœur étaient passés à la vitesse supérieure.

— Non. Non ça ne me dit rien, chevrota-t-il.

Le policier sourcilla. Premier doute.

— Elle est peut-être venue sans que tu ne la remarques. J’ai vu que tu avais une caméra au-dessus de ton comptoir. Elle a peut-être enregistré quelque chose.

— Je sais qui entre et qui sort de mon magasin, et je sais qu’elle n’est pas venue.

— J’en ai pas pour longtemps. L’affaire de…

— Vous avez un mandat ? hurla Francis.

— Non, répondit calmement le policier. Mais je peux en avoir un. Si je le demande maintenant, je l’aurais sous quelques heures.

— Alors faites-le.

Hoover fit un pas en arrière. Ses lèvres se mouvèrent en une petite grimace.

— Ce n’est pas très bon, Francis.

— Et pourquoi ?

— Eh bien, ma demande était simple et accessible. Je sais que je n’ai pas de mandat, mais une consultation n’est pas interdite avec ton accord.

— Je ne l’accorde pas.

Hoover se crispa. Il n’était pas trop habitué à ce qu’on lui dise non. Surtout, il ne comprenait pas l’entêtement du commerçant.

— J’ai une mère inquiète à qui je dois des réponses. Tu n’as pas envie que les parents de Patty retrouvent leur fille ?

— Je n’ai rien à voir avec tout ça, répondit-il en baissant les yeux.

— Mais je n’ai jamais dit le contraire. Sois raisonnable, laisse-moi jeter un œil et qu’on en finisse. J’ai vu que ta caméra était orientée vers l’extérieur en plus. Avec un peu de chance, on va voir quelle rue elle a empruntée.

Francis ne répondit pas. Il venait de réaliser qu’il s’était jeté tout seul dans un piège, et que même s’il changeait d’avis et montrait la vidéo, sa réaction initiale avait trop semé de doute chez ce gros sac de Hoover.

Le flic frappa du pied comme un cheval furieux. Il faillit hausser le ton mais parvint à garder son emprise et à rester courtois.

— Il n’y a pas d’enquête officielle pour le moment. Disons que ce ne sont que quelques informations tirées ici et là pour m’aiguiller. Mais si je dois obtenir un mandat, il va falloir que j’ouvre une enquête. Tu sais ce que ça signifie ?

— Faites ce que vous avez à faire.

Le shérif se tut. Francis également. Une attitude qui transformait lentement les suppositions en conclusions.

— Il y a quelque chose que je ne devrais pas voir sur ces images, Francis ?

— Qu… quoi ! Non, rien !

— Si tu n’as rien à te reprocher, ton refus n’a pas de sens.

— J’ai… j’ai mes raisons.

Et je m’inflige le coup de grâce, pensa Francis. Mais qu’est-ce que je raconte… Pourquoi je ne lui ai pas donné cette cassette de merde ?

D’autant que cet enregistrement n’aurait rien démontré de particulier au shérif. Patty et lui avaient discuté quelques secondes et elle s’était tirée chez Denise. Leur contact avait été celui d’un vendeur et d’un acheteur, quoi de plus ordinaire ? Mais maintenant qu’il avait refusé en bloc et abordé le mot mandat, il venait de franchir le frontière peu agréable de la suspicion.

— C’est une propriété privée ici. Je vais vous demander de partir.

Hoover reçut l’ordre comme un hypercute dans l’estomac. Sale petit con, pensait-il. Sale petit enfoiré de merde.

— Très bien, Francis. Très bien. Mais on se reverra très bientôt.

Ils étaient tous les deux loin d’imaginer dans quelles conditions.

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