2. Bien de l’intérêt pour son temps de présence quasi nul (1/2)

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   Une tache de café juste avant de sortir, et pas le temps de se changer ; l’attaque sauvage d’un fétichiste du col V (ça devait bien exister) ; l’incontournable tendance du printemps prochain, déjà virale chez les initiés ; un pari perdu ; un geste de compassion envers un SDF transi de froid, à la descente du bus : Thaïs trouva une dizaine d’explications à cette histoire de pull dans le quart d’heure qui suivit le départ de Sourou. Elle y pensa pendant le restant de sa pause, enchaînant clope sur clope, jusqu’à s’en agacer prodigieusement : qu’est-ce que ça pouvait bien faire, comment il se sapait ?

   Elle se promit quand même d’interroger le garçon – jeune homme ? homme ? sous quel intitulé le ranger ? –, à l’occasion. Quoique, peut-être pas. Si ça se trouvait, l’absence de ce vêtement s’accompagnait d’une anecdote dramatique et Thaïs ne pouvait pas se risquer sur pareil terrain avec un inconnu. La jeune femme écrasa donc son énième bout de cancer dans un cendrier, puis s’étira. Elle devait arrêter de penser à ça.

   D’autres affaires plus sérieuses l’attendaient, de toute façon : les étudiants du cours de Littérature devaient maintenant se dispatcher dans les « unités d’enseignement facultatives », auxquelles Thaïs préférait le titre moins pédant d’options. D’options limitées, plus précisément, puisqu’il avait fallu choisir entre de l’anglais et de l’espagnol. Bonjour l’exotisme ! Certes on pouvait s’interroger sur l’utilité d’un cours d’araméen, ou de javanais, ou… Enfin, sans atteindre de telles extrémités, une flopée de propositions restaient possibles : le chinois, l’italien… le breton, pourquoi pas ? Bah non ! Quelqu’un avait décrété que ce serait de l’anglais. Ou de l’espagnol. Mais comme Thaïs n’avait jamais étudié l’espagnol, cette option s’était réduite à un non-choix. Sympa.

   L’étudiante se mit en route avec le même enthousiasme contenu qu’au premier cours. Que depuis la sonnerie du réveil, à dire vrai : les rentrées, ça la barbait. Elle aurait volontiers attaqué directement la deuxième journée, celle où l’on entrait dans le vif du sujet. Auparavant, les reprises avaient cela de bon qu’elle y retrouvait ses amis, mais ça ne se produirait plus dorénavant, chacun poursuivant sa route de son propre côté, pour certains même à l’étranger. Au moins la corvée durerait-elle peu de temps cette année : son planning du lundi ne comportait que deux matières. D’ici une heure, elle rentrerait chez elle.

   Cette fois, la salle se trouvait au premier étage. L’étudiante avança jusqu’au numéro indiqué sur son emploi du temps et s’adossa contre un mur, à bonne distance des autres. Un peu par timidité, beaucoup par choix : sa solitude, la demoiselle ne la partageait pas avec n’importe qui.

   — Excuse-moi…

   Enfin, la plupart du temps.

   — C’est bien ici pour l’anglais ?

   Près d’elle se tenait une jeune femme – plus âgée elle aussi, d’au moins cinq ans probablement – au teint diaphane et arborant une coupe garçonne ; toute fine, si délicate qu’elle semblait de cristal, et aux immenses yeux bleus agrandis par des verres de lunettes à monture rouge. Thaïs répondit que oui, si l’on cherchait le cours de Licence 1, et l’autre hocha la tête en souriant.

   — J’étais à la même séance que toi tout à l’heure.

   Sa bouche en cul de poule livrait des mots tout ronds et tout polis sur les bords, emballés bien serré dans un chuchotis à la fois rapide et serein. Elle prononçait aussi les liaisons : bien-ici, j’étais-à. L’ensemble lui conférait une sorte de distinction surannée que Thaïs trouva plaisante. Non, adorable, en fait.

   — Je ne t’y ai pas vu, avoua-t-elle en décroisant les bras, se décalant de manière à lui faire face.

   — C’est pourtant moi qui t’ai passé la feuille de présence, fit remarquer l’autre sur un ton indulgent. Edwige.

   — Je n’ai pas non plus regardé ton nom, pardon. Je m’appelle Thaïs.

   Il y eut un échange de sourires, puis ce fut tout. Les deux jeunes femmes attendirent que le temps finisse de passer, acceptant l’idée qu’autre chose les amènerait peut-être ou peut-être pas à se parler de nouveau avant le début de la séance, et que si ce n’était pas pour maintenant, ce serait pour plus tard. Le fait que sa camarade ne lui tînt pas la jambe sans raison la rendit d’autant plus sympathique aux yeux de Thaïs. Les gens bousculaient trop souvent les silences.

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