6. On en reparle dans quelques heures (1/2)

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6. On en reparle dans quelques heures


   Les étudiants de Licence 1 accueillirent l’arrivée du week-end avec soulagement. La semaine qui venait de s’écouler présageait d’une année si chargée et soumise à un tel niveau d’exigence que deux garçons avaient déjà déclaré forfait. De toute façon, prétendaient-ils, ils ne savaient pas ce qu’ils foutaient là. D’autres, à peine plus optimistes, se donnaient jusqu’à la fin du semestre pour décider de leur propre sort. Thaïs tenait bon. Si la perspective d’un emploi à mi-temps et la promesse de réduction drastique des loisirs qui l’accompagnait lui faisaient peur, elle s’efforçait de garder son calme devant la pile de classiques à lire érigée sur son bureau. L’organisation serait la clef. Si elle se consacrait pendant des heures fixes à des tâches déterminées, tout irait bien.

   — Tu fais quoi ce week-end ? demanda-t-elle à Edwige à la sortie de leur dernier cours.

   — Rien d’extraordinaire, on va se détendre à la campagne.

   — Avec ton mec ?

   — Avec son père d’abord, il nous rejoindra demain soir après le boulot.

   Son... père ? Thaïs dissimula son air perplexe derrière une cascade de boucles en faisant mine de fouiller son sac à la recherche d’un briquet. Partir en week-end avec beau-papa en attendant le retour du fiston, mais qui faisait ça ? Personne ! Pas même sa sœur, et elle en faisait des trucs étranges ! Entre ça et cette histoire de « ménage à trois », l’étudiante commençait à penser qu’il y avait anguille sous roche, là. Une grosse anguille, même... Naaa, ce serait glauque !

   — Et toi ? relança Edwige.

   — Rien du tout ! s’enthousiasma Thaïs. Je commence le boulot la semaine prochaine, c’est mon dernier week-end tranquille. Je vais me laver les cheveux, rester en pyj et mater des séries en boulotant des conneries.

   — C’est beau d’avoir vingt ans, se moqua sa camarade.

   — Tout le monde ne croule pas sous les amants.

   Oh merde, elle avait dit ça. Elle avait vraiment dit ça ! Horrifiée, Thaïs agita les mains et se mit à balbutier :

   — Enfin, euh… non, je voulais pas… dire que…

   La honte ! Elle donnerait tout pour disparaître sous le dallage.

   — Ne t’inquiète pas, répondit tranquillement Edwige en remontant ses lunettes sur son nez. J’ai un mode de vie différent, ce n’est ni tabou ni secret.

   — Non, mais je… sais rien. Je sais pas. Je tire des conclusions débiles, voilà.

   — Tes conclusions sont tout à fait justes, je t’ai dit que c’était un ménage à trois.

   — Je pensais avoir compris de travers.

   — Non, non.

   La vache ! L’image délicate de sa camarade de promo venait de prendre un sacré coup dans l’aile ! Thaïs reçut la vision furtive d’une Edwige en cuissardes et sous-vêtements cloutés en pleine poire. Elle la chassa vite fait.

   — Mais… ils sont au courant ?

   — Le père, oui : je fréquentais déjà son fils quand on a commencé à se voir. Quant à mon homme, eh bien nous sommes dans une relation libre, les portes restent donc ouvertes à d’autres rencontres. Chacun sait que l’autre vit des histoires parallèles et l’accepte sans poser de questions.

   — Ah… OK.

   Cette conversation passait un gros coup de Stabilo sur l’innocence de Thaïs. L’étudiante se sentait toute petite. Certes elle n’était pas sans ignorer l’existence du libertinage et autres modes de vie différents, comme disait Edwige, mais jusqu’ici, il s’agissait de choses lointaines, presque chimériques. Dans son entourage, les gens suivaient des voies plus classiques. Ou taisaient leurs excentricités, du moins.

   — Ça doit être éreintant par moments, non ?

   La jeune femme émit sa question du bout des lèvres et guetta la réaction d’Edwige du coin de l’œil. Puisque cette dernière abordait le sujet si librement, elle lui pardonnerait bien un peu de curiosité... Non ?

   — Parfois, s’amusa l’intéressée d’une voix de velours. C’est tout le sel de la chose.

   Le sel de la chose. Tout au fond d’elle, Thaïs lui envia de connaître pareilles sensations. Ses propres expériences s’étaient révélées plutôt insipides jusqu’à présent, pour ne pas dire décevantes.

   Edwige écrasa son mégot contre le rebord d’une poubelle avant de l’y jeter. Un sourire polisson au coin des lèvres, elle ajusta de nouveau ses lunettes sur son nez, passa la lanière de sa besace par-dessus son épaule, souhaita un bon week-end à Thaïs et s’éloigna d’une démarche chaloupée. L’étudiante l’observa en jouant avec ses boucles du bout des doigts d’un air songeur. Sa dernière relation sérieuse – la seule, en fait – datait de plusieurs mois. Plus d’un an, maintenant qu’elle y pensait, et depuis, c’était le néant. Aucune occasion ne s’était présentée et Thaïs n’avait rien fait pour en provoquer. Sur ce point, elle se trouvait à la traîne dans son développement. La plupart de ses copines refusaient la solitude et l’ennui qu’elles associaient au célibat. Parfaitement conscientes de leurs atouts, maîtresses de leur corps et de leurs envies, elles enchaînaient amourettes et coups d’un soir avec un naturel ahurissant, savaient ce qu’elles aimaient, comment elles l’aimaient et comment l’obtenir. Elles étaient déjà femmes, en somme, alors que Thaïs se sentait prisonnière de sa chrysalide, suspendue à la promesse du papillon que la vie offrait à toutes les autres : les années passaient, et les questions de séduction et de sensualité lui restaient tristement étrangères. Oh, elle connaissait le désir, ça oui, mais n’était pas foutue de l’habiller. Ses ailes ne se déployaient pas.

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