9. Ce soir, elle se sentait bien seule (1/2)

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Pour l'ambiance musicale : https://www.youtube.com/watch?v=1mvz7I7Dp5c


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9. Ce soir, elle se sentait bien seule

   Le téléphone affichait treize heures lorsque Thaïs ouvrit un œil. La jeune femme s’était endormie tout habillée sur les couvertures, ses chaussures ôtées à même le matelas, du bout des pieds. Elle soufflait une haleine de yack et son mascara empâté lui collait les cils, elle devait avoir une mine de panda (#glams, aurait commenté Sasha).

   De l’eau. Son organisme qui, d’ordinaire, réclamait sa dose de caféine au réveil lui dictait de faire l’impasse dans l’immédiat ; son mal de tête aussi. Un peu barbouillée, Thaïs se traîna jusqu’à la cuisine et se força à avaler un grand verre avec un cachet de paracétamol. Elle mangerait plus tard. Peut-être. Pour l’heure, elle retournerait se coucher : les lendemains de soirée, l’expérience lui avait appris à se ménager.

   L’après-midi s’écoula sans qu’elle refît surface. Sans doute aurait-elle pioncé jusqu’au lundi si un texto de sa mère ne l’avait pas tirée de son hibernation vers dix-neuf heures : ses parents l’attendaient pour déjeuner le lendemain et se réjouissaient d’entendre le récit de sa première semaine de cours – Oh, ça oui ! pensa l’étudiante : entre la copine libertine et le type énigmatique qui lui mettait les hormones en ébullition au premier verre, ils se régaleraient sans doute ! Que Thaïs apporte son linge, ils feraient tourner une machine et tout sécher avant qu’elle reparte. Qu’elle n’oublie pas ses draps, surtout !

   Pas franchement séduite par l’idée de transbahuter ses fringues dans les transports, l’étudiante répondit qu’elle utiliserait la laverie automatique en bas de chez elle, ce que sa mère ne commenta pas ; un silence révélateur d’incident diplomatique que sa progéniture balaya d’un haussement d’épaules.

   À présent bien réveillée, Thaïs mit à exécution son plan initial : elle s’occupa d’abord longuement de ses boucles, puis de ses jambes qu’elle passa à la cire devant Netflix. L’idée l’effleura qu’au moins, congédier Chris au bord de la Seine lui avait épargné la gêne d’exposer ses mollets de yéti. C’était toujours ça de pris.

   Propre comme un sou neuf et lisse comme la soie, elle jeta enfin son linge dans une bassine et descendit au Lavomatic, un roman dans la poche arrière de son jean : une légende urbaine disait qu’en laissant ses affaires sans surveillance, on risquait de trouver un taré en train de renifler ses culottes au moment de les récupérer. Thaïs veilla au grain. Personne ne vint.

   Le reste de la soirée s’écoula sur le même rythme. Un bol de riz, de la musique, une pile de vêtements à plier et à ranger : qu’il était bon, ce retour au calme ! Thaïs appréciait la simplicité de ces tâches. La lenteur qui allait avec, surtout. Le retour de soirée avait été sportif.

   Elle avait marché longtemps avant de réaliser que le bus de nuit la rapprocherait considérablement de son appart. Une fois à bord, malgré des principes de précaution suivis à la lettre – s’asseoir pas trop loin du chauffeur, et en tout cas pas à une place isolée, s’arranger pour ne pas croiser le regard des autres passagers –, un papy aviné lui avait tenu la grappe jusqu’à mi-parcours parce qu’elle ne souriait pas assez et insisté pour qu’elle descende avec lui ; le conducteur avait dû sortir de sa cabine pour le faire dégager. Dix minutes de trotte supplémentaires avaient été nécessaires pour rallier son quartier. Les dealers du coin sachant désormais qu’elle faisait partie des murs, l’étudiante avait pu traverser leur terrain sans encombre jusqu’à son immeuble, mais restait encore à accomplir le plus dur, le plus décourageant quand on rentrait d’une nuit bien arrosée, les pieds en compote et le corps écrasé par la fatigue : sept étages à grimper. La porte de la cage d’escaliers à peine ouverte, l’abattement le plus complet s’était emparé de Thaïs, qui s’était affalée sur la première marche : elle y resterait jusqu’au lendemain, tant pis.

   Une heure durant, elle était demeurée là. Quelques habitants étaient passés sans un mot ; certains lui avaient adressé une ébauche de sourire, d’autres l’avaient juste ignorée. Un seul lui avait demandé si tout allait bien. Par texto, Sasha s’était assurée qu’elle était rentrée seine et sauve, puis l’avait informée que Chris était revenu abattu de leur escapade et qu’il avait noyé son chagrin dans l’alcool après avoir tenté de pleurer sur son épaule. « Merci du cadeau ! », avait-elle conclu. Pour toute réponse, l’aînée lui avait envoyé un lien YouTube vers le morceau de Roch Voisine que Sasha associait à leur rupture. Sans surprise, la petite sœur en avait fait profiter sa communauté Insta au travers d’une story – accompagnée d’un clin d’œil que Thaïs savait destiné à elle seule, cependant. Pour finir, à deux doigts de s’endormir, l’étudiante s’était lancée à l’assaut des quatre-vingt-onze marches qui la séparaient de sa porte… et aperçue cinq étages plus haut qu’elle avait oublié son sac au rez-de-chaussée.

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   Décalée par sa virée du vendredi et le coma qui lui avait succédé, elle se coucha de nouveau à l’aube la nuit suivante et comptabilisait quatre heures de sommeil lorsqu’elle se présenta devant sa petite maman à la sortie du RER, le dimanche ; laquelle troqua d’emblée son sourire ému contre une ride du lion bien creusée.

   — Regarde-moi ces cernes ! glapissait-elle tandis que mère et fille montaient en voiture. Tu ne vas jamais tenir le semestre, à cette allure. Tu manges bien, au moins ? C’est important le sommeil, les jeunes ne comprennent jamais ça. De toute façon, vous sortez trop, ta sœur et toi. Elle aussi commence déjà à faire n’importe quoi, elle a encore dormi chez Thibault hier, ils passent pourtant leur Bac cette année…

   Et allez…, soupira la jeune femme à part elle. La litanie durerait jusqu’à la fin du trajet. Or comment les Inséparables allaient faire pour concilier études et galipettes, ou comment Thaïs organiserait sa vie nocturne, cette dernière s’en tamponnait dans l’immédiat.

   — … c’est pas sérieux, comment veux-tu que le travail paye, on va devoir mettre le holà avec ton père…

   L’essentiel était ailleurs aux yeux de Thaïs : cette bourrique de Sasha s’arrangeait encore pour échapper au déjeuner formel que leur mère organisait tous les dimanches, elle allait encore laisser la frangine se fader les discussions rasoirs. Ça commençait à bien faire.

   — … année scolaire, on ne plaisante plus, là ! C’est la cour des grands, tu imagines si…

   — Maman m’agresse à cause de toi, lui envoya-t-elle par SMS. Rentre, ou je viens te chercher par la peau du cul !

   La cadette mit un peu de temps à répondre, mais le fit avec un GIF histoire d’illustrer, sans l’ombre d’une ambiguïté, toute l’indifférence que lui inspirait sa menace. Des tartes se perdaient avec la p’tite, vraiment !

   — Fais un crochet, ordonna Thaïs à sa mère, on va la chercher.

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