9. Ce soir, elle se sentait bien seule (2/2)

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   Dix minutes plus tard, l’aînée se présentait chez Thibault. À la mère du garçon, elle expliqua que Sasha lui avait demandé de la récupérer en vue de retrouvailles familiales, et s’étonna d’apprendre que l’intéressée n’avait pas encore quitté la chambre. Curieux ! Elle se faisait une telle joie d’y assister, pourtant, elle avait peut-être oublié de programmer un réveil ? Quelle étourdie ! Thaïs pouvait-elle monter la voir ? Elle frapperait avant d’entrer, cela allait de soi, et ferait vite, promis, elle ne dérangerait pas ces braves gens plus longtemps.

   — Oui, oui, évidemment, entre ! balbutia la maman qui comprenait l’importance d’un tel événement.

   Thaïs ne demanda pas son chemin. Les sœurs Théaut and co. venaient si souvent dans cette maison qu’on aurait légitimement pu leur demander de participer au loyer. Tenant parole, la jeune femme s’annonça en toquant à la porte, mais l’ouvrit sans attendre d’invitation à entrer. Par chance, encore qu’elle n’aurait pas craché sur la satisfaction de le déranger en embarrassante posture, le couple se tenait sagement avachi sur le lit, de part et d’autre d’un cendrier plein à ras-bord et d’un téléphone dont s’échappait un son qui n’avait de musical que le nom.

   — T’as cinq minutes, lança-t-elle à sa sœur qui la fixait d’un regard noir.

   Sasha fit bonne figure jusqu’à la voiture. La portière claquée, elle se mit à invectiver sa frangine et ponctua le voyage de malédictions vouées à s’abattre sur les dix générations à venir, au grand dam de leur mère qui n’aspirait qu’à une parfaite union entre ses filles et les implorait de mettre leurs différends de côté pour profiter de ces retrouvailles tant attendues. Mais si, mais si, bien sûr, tout le monde s’était langui de se revoir cette semaine ! Thaïs, elle, savourait sa victoire en silence. Elle se sentait de bien meilleure humeur lorsque ces dames atteignirent le cocon familial.

   Elle retrouva son père dans le bout de verdure qu’ils nommaient jardin. Entre sac de charbon, bûchettes et soufflet, celui-ci s’échinait pour démarrer le barbecue selon les règles de l’art ; un exercice auquel il se prêtait souvent mais qui se terminait invariablement par un dépôt massif de cubes allume-feu dans la cuve.

   — Pourquoi tu t’acharnes ? demanda-t-elle en l’embrassant. Tu vas te faire engueuler en plus, tu finis toujours par tacher ta chemise.

   — On conquiert à force de persévérance, ma chérie, répondit-il en vérifiant l’état de sa liquette. T’as l’air bien fatigué, toi.

   — Oh pitié, tu ne vas pas t’y mettre aussi !

   — Cap’taine Saine Vie est déjà sur le pont, c’est ça ?

   — Toutes voiles dehors !

   Son père l’enlaça en riant et lui planta un baiser sur le haut du crâne.

   — Eh, regarde, fit-il en désignant un plateau posé en équilibre précaire sur le bord de l’appareil, je t’ai pris des épis de maïs ! Alors ? Je te remonte le moral avec ça, hein ?

   Thaïs sourit. Son regard appuyé fit l’aller-retour entre son père et le plateau. Une fois, deux, trois…

   — Oh…, souffla-t-il comme son torse bombé s’affaissait tristement. C’est Sasha qui aime ça, hein ?

   Sa fille souligna l’évidence par un haussement simultané des sourcils et des épaules. Son sourire était intact. Ses bourdes l’amusaient. Il en alignait tant et tant quand il s’agissait des goûts de ses filles que celles-ci auraient pourtant pu remettre en cause leur lien de parenté, mais non, elles ne s’énervaient jamais. Pas même lorsqu’elles en venaient à s’échanger leurs cadeaux au pied du sapin, le matin de Noël. À leurs yeux, leur père était le meilleur étourdi du monde.

   — Je vais voir où en est maman, dit Thaïs en lui tapotant le dos. Gare à tes fringues, d’accord ?

   La jeune femme traversa le salon en quête d’une tâche dont elle pourrait s’acquitter, sans rien trouver. Tout était en ordre et la table déjà dressée, et joliment, même : la mère de famille y avait disposé des bougies et des têtes de roses, chipées ni vu ni connu, du moins le croyait-elle, sur la plante de la voisine. Thaïs sourit. Même si elle se plaignait parfois de la forme un peu guindée de ces déjeuners imposés, au fond, elle les aimait bien. Il y avait quelque chose de rassurant dans cette routine, quelque chose qui la ramenait à l’essentiel et lui rappelait qu’elle avait de la chance d’appartenir à cette famille. On se chamaillait, on oubliait qui aimait quoi, on luttait pour son autonomie parfois, mais on avait un cadre. Un cadre solide comme le roc, auquel on pouvait se raccrocher quoi qu’il advienne. Le monde pourrait s’écrouler, l’humanité tout entière se disloquer, la matriarche maintiendrait ce rassemblement coûte que coûte et par-là même l’unité qui les rattachait tous. Thaïs caressait secrètement l’espoir d’égaler cet exploit quand elle serait grande.

   Intriguée par un mélange d’odeurs à l’éventail trop vaste pour un seul plat, elle gagna la cuisine et trouva sa mère occupée à répartir le contenu de plusieurs casseroles dans une quantité effarante de Tupperware.

   — Je t’ai fait à manger pour la semaine ce matin, lui dit-elle, j’ai eu le nez fin ! Je ne peux pas m’assurer que tu te coucheras à des heures raisonnables, mais au moins, tu mangeras correctement.

   L’étudiante ouvrit la bouche, et se ravisa. Elle réfrénerait ses instincts de rébellion et embrasserait sa mère pour cette fois.

   — Merci, mais n’en fais pas une habitude, répondit-elle avec tendresse.

   Sasha ne reparut qu’au moment de passer à table. Elle s’attacha à battre froid à sa sœur pendant une heure, puis se lassa de son propre jeu et passa l’éponge, non sans lui promettre de belles représailles. Thaïs accueillit l’annonce avec indifférence : si Sasharivari collectionnait bien des défauts, la rancune n’en faisait pas partie. D’ici quelques semaines, cet épisode s’ajouterait aux mille autres anecdotes qu’elles collectionnaient déjà.

   En fin de journée, l’étudiante fut raccompagnée chez elle par son père. Celui-ci l’aida à monter ses provisions et lui glissa quelques billets dans la poche avant de repartir.

   — Fais bien attention à toi, lui dit-il.

   Thaïs voyait flou quand elle referma la porte. Malgré son plaisir de regagner ses pénates, cette journée en famille et les attentions qu’elle avait reçues lui remuaient les tripes. Ce soir, elle se sentait bien seule.

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