12. Fraises : 500 (2/2)

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   Trois heures durant, Justine s’attacha à la tourmenter comme son prédécesseur, lequel, lui apprit-elle en passant, n’avait même pas tenu une journée complète. Remarques humiliantes, réprimandes injustifiées, interro surprises sur une liste de codes qu’elle ne pouvait pas encore connaître, Thaïs encaissa tout avec le sourire, bien qu’elle souhaitât tantôt éclater le crâne de sa supérieure sur un coin du tiroir-caisse, tantôt se rouler en boule à même le sol et dormir pour échapper à la douleur. Aux crampes dans son bas-ventre s’ajoutèrent bientôt les gargouillis de la faim, des maux de tête, une sensation de mollesse, mais la jeune femme ne se laissait pas abattre. Malgré le tabouret qui lui faisait du genou sous le comptoir et la tentation de lui répondre qui s’intensifiait d’heure en heure, elle résista. Elle résista même lorsque Mona vint voir si tout se passait bien et, la trouvant bien pâle, suggéra qu’elle s’asseye. Faiblir devant la directrice en présence de sa responsable signerait son arrêt de mort, l’étudiante le savait.

   — Par contre…, dit Mona en l’examinant de haut en bas, y a pas un problème avec l’uniforme, là ?

   — On n’a pas reçu la bonne taille, minauda Justine.

   — Tu arrives à respirer ? demanda la directrice à l’étudiante avec un sourire amusé.

   — À peu près. C’est surtout le bas qui me gêne, mais je suis venue en jean, alors…

   — Ça ira pour aujourd’hui : j’aimerais autant éviter la syncope. Va te changer, tu en profiteras pour aller déjeuner. Elle a pris son quart d’heure de pause, ce matin ? demanda-t-elle ensuite à Justine, dont les joues rosirent légèrement.

   — On a été très occupées, prétendit-elle avec un sourire.

   — Bon, alors elle revient dans une heure et quart. Pense à lui faire faire un break cet après-midi.

   Thaïs jubilait de l’intérieur. Consciente du revers que sa responsable venait d’essuyer, elle s’occupa néanmoins d’une autre cliente avant de se tourner vers Justine pour confirmer qu’elle pouvait s’en aller. Celle-ci nota son heure de départ, signifia qu’elle ne tolérerait aucun retard et la libéra. La réticence suintait par tous ses pores.

   L’étudiante fila telle une comète vers son domicile. Manger, dormir, manger, dormir : elle se débattit avec cet insoluble dilemme jusqu’à la toute dernière seconde. La position horizontale l’emporta. Après une heure de sommeil et deux biscottes avalées à la hâte chemin faisant, elle revint, avec six minutes d’avance et le jean le plus foncé de sa garde-robe. Son tyran de supérieure la mata quelques instants en silence, lui apprit que Mona avait réussi à dégoter une chemise à sa taille et la renvoya au vestiaire avant de reprendre son poste. Une grâce, Thaïs en était convaincue, qu’elle n’aurait pas accordée sans le gage de bonne foi qu’elle-même venait de lui donner.

   Avec des fringues adéquates et du repos, bien que la faim fît désormais rage dans le ventre de l’étudiante, l’après-midi parut presque tranquille. Il apporta pourtant son lot d’expériences, clients et transactions anonymes et sans histoire s’alternant, pêle-mêle, avec un tout jeune garçon qui régla plusieurs paquets de bonbons en pièces de un et deux centimes que Thaïs, amoureusement pressée par sa responsable, mit un temps fou à compter ; un type à l’allure louche qui lui refila de la monnaie poisseuse à souhait, au point que des plaques rouges apparurent sur ses mains en quelques secondes à peine ; une mamie qui commenta sa tenue – la cravate, surtout –, s’extasia sur ses cheveux, trouva bien dommage de gâcher sa jeunesse dans ce travail, puis admirable de combiner ledit travail à ses études ; plusieurs malappris qui jetèrent articles et argent sur le tapis sans un mot ni un regard ; et pour finir, un pic de stress à l’heure de pointe. La file d’attente ne désemplissait pas, Thaïs s’emmêlait les pinceaux et Justine, telle un instructeur de Marines, multipliait injonctions d’aller plus vite, soupirs agacés et gestes brusques qui n’étaient d’aucune aide.

   La jeune femme termina sa journée sur les rotules. Le dernier client sorti, elle tira le tabouret – enfin ! – de sous le comptoir et s’y assit pendant que sa supérieure lui apprenait à clôturer la caisse. Ces derniers instants de centration nécessitèrent un gros effort. Les comptes tombant justes, à trois centimes près, l’étudiante fut renvoyée une dernière fois au vestiaire et gratifiée, au moment de quitter le magasin, d’un « à demain » presque cordial qui l’emplit d’une immense fierté : elle avait survécu à Justine, putain !

   Son premier réflexe une fois dehors, fut de partager la nouvelle. Elle pensa d’abord à Sourou, qui comprendrait mieux que personne ce que cela signifiait, mais n’ayant pas son numéro, elle se rabattit sur sa mère. Les félicitations n’eurent pas la même saveur.

   De retour au bercail, Thaïs s’offrit une douche, s’emmitoufla dans les vêtements les plus douillets qu’elle possédait, réchauffa un plat mijoté par sa petite maman, se roula en boule sous la couette et dormit du sommeil du juste, pendant près de onze heures. Cette nuit-là, elle rêva des codes des fruits et légumes. Au réveil, une pensée unique lui envahissait la tête : Fraises : 500.

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