13. Alors, fâchée contre elle-même, Thaïs s’en alla (1/2)

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Pour l'ambiance musicale : https://www.youtube.com/watch?v=BciS5krYL80&ab_channel=TheEagles-Topic


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13. Alors, fâchée contre elle-même, Thaïs s’en alla


   À compter de ce premier jour de travail, la vie s’accéléra considérablement. Entre cours et boulot, les journées s’étiraient des premières lueurs du jour jusqu’à vingt heures, rien qu’en labeur. Thaïs n’eut d’abord plus que les samedis et les dimanches après-midi de libres, puis ni l’un ni l’autre, car il s’avéra impossible pour la jeune femme de bosser l’ensemble de ses matières le soir tout en se ménageant un nombre d’heures de sommeil suffisant pour être en forme le lendemain. Trois semaines après sa prise de fonctions, elle renonça aussi aux déjeuners en famille, désormais déplacés au samedi pour s’adapter à son planning : l’idée du temps qu’elle perdait en transports et en parlote alors qu’elle devait potasser la rendait nerveuse. Malgré la déception et l’insistance de sa mère, l’étudiante resta ferme : elle devait faire un choix. Tout, lui semblait-il désormais, se résumait d’ailleurs à choisir : dormir ou manger ; se détendre ou étudier ; étudier ou dormir ; dormir ou sortir ; faire sa lessive ou nettoyer l’appart. Au fil des jours et de la fatigue qui s’installait, la jeune femme apprenait le véritable sens de cette phrase toute faite et chérie des adultes : « on ne fait pas toujours comme on veut ». Non, en effet. Le temps ne suffisait pas, ni l’argent, bien qu’elle n’eût pas de quoi se plaindre car ses parents ajoutaient à son maigre salaire ainsi qu’à sa bourse d’études un « petit quelque chose » tous les mois. En dépit des protestations de Thaïs – sa galère, elle l’avait choisie et voulait l’assumer comme une grande –, ce complément n’était jamais de trop : loyer, courses, abonnement Internet, passe Navigo, fournitures diverses, frais médicaux, livres, les achats contraints revenaient sans cesse.

   Thaïs apprenait tout un tas de choses depuis qu’elle travaillait : en premier lieu, les journées en comportaient deux, car après celle passée à la fac ou au supermarché commençait l’autre, celle où il fallait étudier et s’occuper de la maison. Cuisiner, ranger, nettoyer, faire tourner les lessives, même à son niveau, se révélait chronophage et – spoiler alert – repousser les besognes ne les faisait pas disparaître. Avec son job, elle apprenait qu’elle devait mettre toutes les chances de son côté pour être heureuse dans la vie, à commencer par exercer un métier qui lui plaise, elle apprenait que dans sa galère elle avait du bol puisque sa famille l’épaulait. Voir des mères pleurer ou s’énerver devant leurs paiements refusés, des hommes et des femmes ravagés par l’alcool ouvrir une canette de bière sitôt achetée alors qu’elle-même digérait encore son premier café, des enfants de six, sept ans à peine remplir des sacs de courses qu’ils ne pouvaient pas porter tout en gardant un œil sur les petits frères et sœurs, se sentir rabaissée par certains clients parce qu’elle ne valait rien, qu’elle était stupide et insignifiante pour la simple raison qu’elle officiait derrière une caisse, tout comme venir bosser deux jours et demi par semaine dans un endroit qu’elle exécrait pour faire un travail qui l’abrutissait : cela remettait les idées en place.

   Elle apprenait aussi, assez violemment, ce que pouvait signifier pour une femme marcher dans la rue ou prendre le métro seule le soir, rentrer chez soi au pas de course la peur au ventre, son trousseau de clefs serré dans la main « au cas où », parce qu’un type lui collait au train et insistait pour aller prendre un verre, se faire insulter parce qu’elle traçait sa route sans se retourner, entendre des « Salut, Mademoiselle » se transformer en « hey, Miss », puis en « sale pute, va ! » faute de réponse. C’était nouveau pour Thaïs. Elle était toujours sortie en groupe, il y avait toujours eu quelqu’un pour dissuader ce genre d’approches ou s’interposer en cas de besoin. La nouveauté semblait ne s’imposer qu’à elle, cependant : « Pourquoi je ne fais jamais un pas dehors sans Thibault, d’après toi ? » lui avait rétorqué Sasha quand sa sœur lui avait parlé de ce qu’elle vivait. Thaïs détestait ça. Elle détestait que tout le monde considère cet état de fait comme normal et se voir acquérir des automatismes sans queue ni tête, comme celui de porter un sweat à capuche et des baskets tous les vendredis, parce que c’était le seul soir où elle s’autorisait à sortir et savait qu’ainsi, en rentrant du bar où elle continuait à tester des cocktails avec Sourou, on ne l’entendrait pas venir de loin et qu’elle risquait moins de se faire emmerder sur le chemin du retour. Elle détestait se sentir vulnérable et toujours sur le qui-vive. Parfois même, elle détestait être une femme.

   Certains jours, elle avait le sentiment de fréquenter deux écoles : l’une, calme, sécurisante, où elle gavait sa tête d’infos pas toujours indispensables en noircissant des carreaux de pages de bloc-notes par milliers ; l’autre, brutale, oppressante, où tous les filtres sautaient pour révéler une réalité crue dont elle et son corps se seraient, par moments, bien passés. Chacune, cependant, l’enrichissait à sa manière et se conjuguait à l’autre pour la transformer en adulte, et Thaïs accueillait toutes ces expériences comme autant de pierres fondatrices de son avenir. Ce morceau de vie lui plaisait. Le lundi surtout, bien qu’elle ne se l’avouât pas en ces termes, et plus précisément le lundi à partir de treize heures, car alors l’imperturbable et sereine Edwige rentrait chez elle et commençait le tête-à-tête avec Sourou.

   Au fil des semaines, l’étudiante apprit à décrypter les pas de danse de son camarade de promo. Son attitude du matin, par exemple, donnait la couleur de la soirée précédente : silence et claquettes, mauvaise ; sociabilité extrême et entrechats, au top. Dans les deux cas, dès lors que Thaïs et lui se retrouvaient seuls, l’humeur et les pieds du jeune homme se stabilisaient. Il redevenait la fenêtre ouverte sur l’été du début de semestre, le capteur d’angoisses de la bibliothèque, le compagnon joyeux du bar. Ensemble, ils transformaient les heures les plus ennuyeuses de la semaine en concours de citations lugubres, se relayaient pour les prises de notes, riaient des regards aux rayons X de Picots comme de sales mômes. Les journées avec et sans Sourou n’étaient assurément pas les mêmes.

   Leur demande d’oral en binôme acceptée, ils prirent l’habitude de squatter la bibliothèque le mardi après-midi, le temps de s’accorder sur l’œuvre à présenter. Puis vint le jour où ils tombèrent d’accord et Sourou proposa qu’ils se retrouvent chez lui la semaine suivante, ainsi qu’ils en avaient convenu au départ, pour mettre au point leur présentation.

   Ce jour-là, Thaïs se présenta en cours pâle comme un cadavre. Elle posa un dictaphone sur la table, ne prit presque aucune note et s’abstint même de noircir le moindre carreau sur sa feuille. Edwige s’en inquiéta la première. Sourou proposa quant à lui de reporter leur rendez-vous, ce que Thaïs refusa en secouant la tête, affirmant qu’elle allait bien et qu’ils ne pouvaient se permettre de traîner davantage : la présentation aurait lieu dans deux semaines. Toute la journée, elle se tint recroquevillée sur sa chaise, un bras replié contre son ventre, et regarda les heures défiler d’un œil absent. Chose plus surprenante encore, elle ne fuma pas, mais engloutit barre de céréales sur barre de céréales, se contentant de dire « J’ai faim » chaque fois que l’un de ses acolytes la voyait sortir un nouveau sachet de son sac.

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