15. Car alors ce serait elle qui le dézinguerait (1/1)

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(Pour l'ambiance musicale : https://www.youtube.com/watch?v=lbb316gp78A)


15. Car alors ce serait elle qui le dézinguerait


   Le week-end avait à la fois duré une fraction de seconde et une éternité. Le samedi, Thaïs avait accompagné Sasha dans les boutiques, d’un côté pour se distraire, de l’autre pour avoir la paix puisqu’après plusieurs refus adressés par texto dans la matinée, la frangine était venue la débusquer chez elle.

   — C’est du harcèlement ! s’était récriée l’aînée.

   — Un témoignage de mon manque de toi, avait rectifié l’autre.

   Le bon vieux chantage affectif. Sasha excellait dans cet exercice, tout comme leur mère, et Thaïs, à l’image de leur père, finissait toujours par céder, pétrie de culpabilité.

   — Allez, Bambou, ça va pas te tuer !

   Pas sûr. Suivre Sasha dans une virée shopping, c’était piétiner aux quatre coins de la ville, attendre qu’elle finisse d’examiner chaque bout de tissu disponible avant de passer en cabine, trouver un commentaire à formuler pour chaque ensemble présenté et subir les assauts répétés de vendeuses affectées du même défaut de prononciation étrange qui les poussait à ajouter des « ch » partout : je peux vous aider-ch ? on n’en a plus-ch, désolée-ch. Si c’était pas de la torture, ça !

   La corvée cachait un côté fun, néanmoins. Régulièrement, Sasha se faisait accoster à la sortie des magasins, et là où Thaïs aurait pris le parti de ne pas répondre ou d’éconduire les quémandeurs de plan cul d’un regard mauvais, la cadette préférait s’inventer des prénoms, des âges, des occupations, et filer le numéro de son mec en affirmant être sortie sans portable.

   « Il reçoit les dick pics à ma place, comme ça ! » disait-elle. Ce dont Thibault, le pauvre, se plaignait souvent.

   Bien sûr, il y avait eu la traditionnelle halte au Starbucks, le réconfort de la crème fouettée saupoudrée de cannelle – potentiel instagramable colossal –, et les confidences. De Sasha seulement, car Thaïs avait mis un point d’honneur à garder pour elle ce qui touchait à Sourou. Sa sœur n’aurait pas compris qu’elle laisse ainsi traîner les choses, ni même qu’elle continue de s’intéresser à lui tant sa vision de la vie se voulait simple : s’il ne s’était encore rien passé, c’était qu’il ne se passerait rien, suivant !

   L’étudiante s’en était donc tenue à des terrains plus stables : Justine et son besoin maladif de se donner de l’importance en rabaissant ses subordonnés…

   — Tu sais qu’elle m’oblige encore à porter cette foutue cravate alors que tous les autres la planquent dans leur casier ?

   … la saloperie d’oral qu’elle s’apprêtait à passer…

   — Tu diras à maman qu’elle peut se carrer ses billes d’homéopathie où je pense, en passant !

   … les messages que Chris, chaque fois qu’il prenait une cuite, s’acharnait à lui envoyer…

   — Je ne sais plus quoi lui dire !

   … du vent, voilà ce qu’elle avait livré à sa sœur, car cette dernière savait déjà tout. L’intéressée ne l’avait d’ailleurs écoutée que d’une oreille, manifestement déçue par leurs retrouvailles en demi-teinte.

   Le dimanche matin n’avait pas été plus réjouissant, Thaïs s’étant vu demander de tenir sa caisse tout en aidant à la mise en rayon, ce qui avait fourni à Justine un prétexte supplémentaire pour lui coller aux basques. « C’est pas encore fini ? Presse-toi, y’a du monde en caisse ! » par-ci, « Mais va en rayon, tu vois bien qu’ils galèrent ! » par-là… L’étudiante était rentrée chez elle d’une humeur massacrante et rien, pas même la séance de soin qu’elle avait prodiguée à ses précieuses boucles, n’avait pu la calmer. Elle avait consacré tout l’après-midi à vider son armoire en quête d’une tenue pour l’oral, tout ça pour jeter son dévolu sur un jean et un chemisier qu’elle portait chaque semaine, et se retrouver avec des montagnes de fringues froissées qu’elle n’avait plus eu la force ni l’envie de ranger.

   Sans surprise, la nuit suivante avait été courte et très agitée. La jeune femme s’était éveillée la boule au ventre, deux heures trop tôt, avec des cernes jusqu’au menton et un bouton de fièvre aussi laid que douloureux au coin des lèvres qui lui faisaient une tronche de cadavre prépubère. Perfection, quand tu nous tiens…

   À présent, elle se préparait. La moitié de son paquet de clopes était déjà partie en fumée et elle ânonnait son texte tout en rassemblant son matériel pour la journée. Son monologue ne ressemblait à rien. En refermant la porte, elle croisa les doigts pour que Sourou se pointe en dansant le jerk et non des claquettes, ce matin : si les aléas du week-end lui livraient un binôme rongé par les soucis personnels, elle était foutue.

   Elle rallia l’esplanade de la fac la première. D’ordinaire, Edwige s’y trouvait déjà lorsqu’elle arrivait, fraîche comme un bouton de rose, ses yeux toujours immensément ouverts derrière ses lunettes à monture rouge, sa bouche en cul de poule prête à servir ses petits paquets de mots serrés dans leur écrin de velours.

   L’étudiante se posta dans le coin où elles se retrouvaient chaque jour et l’attendit de pied ferme ; la clope au bec, cela allait sans dire. Elle ressentait le besoin urgent, vital même, de se raccrocher à l’inébranlable sérénité de sa camarade. Que fichait-elle, bon sang ? Quant à Sourou, inutile de l’attendre : il se pointait toujours avec vingt minutes de retard, le lundi.

   Edwige parut enfin. Elle remonta l’esplanade de sa démarche de ballerine, mains dans les poches, joues rosies par le froid. À ses côtés se tenaient la rousse qui parlait sans cesse de son mec et la brune au nez de hérisson. Pour une raison obscure, celles-ci s’incrustèrent dans les salutations, la rouquine ruinant tout espoir de détente en s’écriant d’emblée :

   — Je passe aujourd’hui en anglais, je suis toute stressée !

   — Moi aussi je fais ma présentation tout à l’heure, répondit Edwige de son air aimable.

   Thaïs se tut. Terminator tourna vers elle son visage de cyborg inexpressif et la passa aux rayons X, sans doute à la recherche d’une faille dans le système central du sujet.

   — Tu y vas aussi, énonça-t-elle d’une façon factuelle, qui n’appelait ni confirmation ni réfutation. Avec Sourou.

   Entre agacement et malaise, l’intéressée ne sut que répondre et reporta son attention sur sa montre : le cours de Littérature allait commencer, autant monter.

   Les autres la suivirent, puis chaque duo gagna sa table habituelle, la rousse pépiant sans cesse et l’autre ne pipant mot, comme toujours.

   Le cours démarra, sans Thaïs, dont l’inquiétude accaparait toute l’attention. L’étudiante noircissait les carreaux de son bloc-notes par dizaines, tout en alternant coups d’œil vers sa montre et vers la porte. Sourou ne se pointait pas…

   Pour la première fois depuis qu’ils se connaissaient, la jeune femme regrettait de ne pas avoir son numéro. Il pouvait être en route, coincé dans les transports, ne pas avoir entendu le réveil, avoir été enlevé par des aliens, pris en otage par un dingue : elle n’en savait et n’en saurait rien jusqu’à ce qu’il se pointe, or aujourd’hui, aujourd’hui, putain !, elle avait besoin de certitudes. L’heure tournait, l’angoisse grandissait. Tic-tac, Thaïs, tic-tac…

   Il viendrait. Il viendrait, c’était sûr, il savait combien cet oral la terrorisait !

   Le cours s’acheva. L’anxiété se mut alors en panique, en sueurs froides, en doigts tremblotants. Dès qu’elle le put, Thaïs bondit de sa chaise et se rua dans le couloir, dévala les escaliers, se campa sur l’esplanade. Sourou allait venir, il y avait tout intérêt ! Dans la course impitoyable des minutes qui défilaient, la panique fit doucement place à la détresse. Telle une enfant égarée, l’étudiante finit par scruter les alentours avec des yeux humides, le moral en berne.

   — Il va arriver, lui chuchota Edwige à la fin de l’intercours.

   Elles s’acheminèrent vers la salle d’anglais. L’enseignante se tenait déjà près de la porte, guettant la seconde où elle serait en droit de flanquer son collègue et ses étudiants dehors. Sitôt entrée, elle se plaça derrière le bureau, droite et pincée, et lança à la cantonade :

   — On a trois présentations aujourd’hui, qui se lance en premier ?

   Thaïs se sentit blêmir : elle avait escompté se libérer de son fardeau sans attendre, chose que Sourou la forçait à faire pour le moment.

   — J’y vais ! s’exclama la rouquine en s’éjectant de sa chaise dans la rangée qui précédait la sienne.

   Assise le dos contre le radiateur, parallèlement à la table, Terminator suivit sa pote du regard jusqu’à ce qu’elle atteigne l’estrade puis reporta son attention sur Thaïs, faisant pivoter sa tête avec une lenteur mécanique.

   — Sourou n’est pas là, annonça-t-elle sans d’autre raison apparente que l’énonciation d’un fait déjà connu de tous.

   Un court instant, l’étudiante se vit sauter par-dessus la table et faire court-circuiter son disque dur en lui arrachant la tête. Bien vu, connasse ! s’imaginait-elle rétorquer.

   — C’est très aimable de le souligner, asséna Edwige dans l’intervalle.

   — Je disais ça comme ça, précisa l’autre.

   — Moi également.

   Thaïs se leva à son tour et s’approcha de l’enseignante.

   — Je dois aussi faire ma présentation aujourd’hui, indiqua-t-elle d’une voix fluette, mais mon binôme manque encore à l’appel. Est-ce qu’on peut reporter s’il n’arrive pas à temps ?

   — C’est aujourd’hui ou aujourd’hui, trancha la prof avec sécheresse. S’il est absent, passez seule ou vous serez recalés tous les deux.

Thaïs serra les dents, les poings. La colère qui l’étreignait la brûlait par tous les pores. C’était tout bonnement injuste !

— Regagnez votre place, s’il vous plaît.

Faute d’alternative, Thaïs s’exécuta, son esprit assailli de questions, ses chairs piquées de mille sensations. Elle ne pouvait y croire et ne comprenait pas : ils se préparaient depuis des semaines, bordel, qu’avait-il pu bien se passer pour que Sourou la lâche maintenant ?

   La présentation de la rouquine s’acheva, Edwige lui succéda. Thaïs demeurait stoïque, les yeux rivés à sa table, pleine d’une rage corrosive qui lui envahissait la poitrine, lui faisait taper du talon sur le sol et serrer les dents si fort qu’elles semblaient sur le point de se fendre.

   Enfin, l’enseignante l’appela. D’un geste de la main, elle l’invita à rejoindre l’estrade et l’étudiante la regarda avec défiance, sans esquisser le moindre geste.

   — Ça va aller, Thaïs, souffla Edwige en lui pressant discrètement le bras.

   Il se produisit soudain comme un déclic. Comme une digue qui se rompt, une impulsion qui déborde, un bâtiment qui se délite. La jeune femme se mit debout, si brusquement que l’on pouvait croire à sa fuite, et se porta au-devant de la classe. Elle balaya l’assemblée d’un regard noir, tourna une dernière fois la tête vers la porte qui, c’était sûr désormais, ne s’ouvrirait plus, et se lança. Sans bafouiller, à toute vitesse, avec son anglais merdique et son accent dégueulasse, se débarrassant des mots comme on jette les ordures, sans plus se soucier du résultat, du regard des autres, des constats froids de Terminator, du sort de Sourou, du temps qu’il faisait dehors, des morceaux de l’autre partie qu’elle oubliait car après tout ce n’était pas la sienne, de son air de folle furieuse, de rien ; qu’ils aillent tous se faire foutre !

   La présentation expédiée, elle répondit aux questions de l’enseignante, avec le même ton menaçant, le même coup d’œil incandescent, et retourna à sa place. Elle ramassa son bloc-notes, son sac, puis quitta la salle, sans un mot ni un regard pour personne. Si Sourou n’était pas étendu raide mort sous un bus à l’heure qu’il était, mieux valait qu’il ne reparaisse plus jamais. Car alors ce serait elle qui le dézinguerait.

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