16. Et, d’un baiser, le lui vola (1/2)

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(Pour l'ambiance sonore : https://www.youtube.com/watch?v=4cSLVAZ_830&ab_channel=johnlegendVEVO)


16. Et, d’un baiser, le lui vola

   Thaïs referma la porte de son casier d’un coup sec et canalisa son exaspération dans un soupir. Non, sa colère. Non, son auto-désapprobation ! Elle n’aurait pas dû ressentir ce qu’elle ressentait. Ce pic au cœur qui l’éperonnait depuis plus d’une semaine, chaque fois qu’elle respirait.

   Sourou n’avait pas refait surface, personne ne savait ce qu’il devenait. La cote de popularité du jeune homme avait sombré dans les abysses depuis sa présentation manquée, quand celle de Thaïs était montée en flèche : des gens auxquels elle n’avait jamais adressé la parole auparavant étaient venus lui témoigner leur sympathie, médire son binôme ; se ranger derrière elle, en somme, et… elle s’en foutait. L’oral ? À ses yeux, c’était accessoire. Sourou avait laissé bien autre chose en suspens qu’un exposé ridicule, mais ils ne pouvaient pas le savoir et elle ne comptait pas le leur dire. Alors elle se taisait et restait à l’écart du grabuge. Que les autres s’agitent à sa place si cela leur plaisait, qu’ils dansent sur les cendres du bûcher qu’ils avaient érigé pour lui si cela les amusait. Elle, elle attendait, et ça… Ça, putain, ça la tuait !

   Sourou était parti. Son numéro de claquettes l’avait entraîné ailleurs et elle n’aurait pas eu son mot à dire là-dedans si… Non, elle n’avait pas voix au chapitre, point barre. Son camarade de promo ne lui devait rien. Ce gars-là n’était personne dans sa vie, et elle dans la sienne ? Pareil ! Après tout, ils se connaissaient à peine. Séances de travail mises à part, ils ne s’étaient pratiquement pas fréquentés en dehors de la fac et n’avaient même pas songé à échanger leurs numéros de téléphone : ils s’étaient retrouvés jour après jour sur l’esplanade et avaient décidé sur le tas de ce qu’ils allaient faire pour cette saloperie d’oral, et c’était tout, tout ce qui les liait l’un à l’autre. Sur la base de quoi pouvait-elle donc exiger des explications ? Le fait de partager leurs pauses clope et la plupart de leurs cours ou qu’elle lui serve régulièrement du mauvais café ne lui conférait aucun droit de s’immiscer dans sa vie privée. Mais…

   Mais il y avait cette fureur en elle, cette blessure dans son amour-propre, cette déconfiture qui l’empêchaient de lâcher prise. Elle avait cru sentir naître autre chose entre eux. Un truc qui était resté après lui, juste là. Pas seulement dans un coin de sa tête, ni même en travers de sa gorge, pas juste de temps en temps. Ce truc la dépossédait d’elle-même, il lui lacérait la poitrine et lui bouffait le ventre, la tenait éveillée la nuit, dans un état semi-comateux le jour, lui interdisait de penser à autre chose et elle se sentait lasse, si lasse !

   Elle s’était vautrée dans le boulot, les romans, les révisions, le ménage – jusqu’à repasser ses draps à deux heures du matin devant des émissions de téléréalité débiles ! –, sans le moindre résultat. Ses interrogations la poursuivaient jusque dans ses rêves et il fallait que ça cesse, maintenant.

   Il fallait qu’elle aille voir. Qu’elle comprenne. Qu’elle sache ! Pourquoi Sourou ne venait plus, pourquoi il ne se manifestait pas, pourquoi... pourquoi elle ne s’en remettait pas.

   Pourquoi tu m’abandonnes ?

   Ouais, il fallait qu’elle entende ça.

   La décision était sortie de nulle part. Pendant la dernière heure de sa journée de travail monotone, entre une boîte de sauce tomate et une botte de carottes, un « bip » et l’autre : puisqu’il ne venait pas, eh bien elle irait, elle, rien à foutre ! De toute façon, elle n’avait rien à perdre.

   Rien ? Peut-être que si, au contraire. Y aller, c’était s’exposer. Avouer qu’elle s’était fait des films, qu’elle avait nourri des espoirs insensés… Sa dignité valait tout de même quelque chose.

   — Fait chier ! murmura l’étudiante en frappant le casier du bout du pied.

   Il lui fallait des réponses, et ce n’était clairement pas Sourou qui viendrait les lui apporter. La jeune femme empoigna donc la lanière de sa sacoche et quitta le vestiaire d’un pas décidé. Elle passa devant plusieurs collègues sans les saluer, ignora Justine – T’es sur le sentier de la guerre ou quoi ? – et ne s’arrêta que le temps de montrer l’intérieur de son sac au vigile. Ensuite, elle fonça vers le métro et refit tout l’itinéraire.

   Ce fut comme si son corps et son esprit se scindaient sur le trajet. Thaïs se sentait avancer vers sa destination, ouvrir des portes, arpenter des couloirs, valider son titre de transport et les images défilaient devant ses yeux sans qu’ils s’y attardent ni ne s’y intéressent ; aucune pensée ne la traversait, aucun mot, aucune accroche, elle ne ressentait plus ni la peur, ni le stress, ni même la colère. Tout demeura comme neutre… jusqu’à la descente du bus.

   Nervosité, hésitation, conscience de son corps, acuité visuelle, tout fusionna brusquement lorsqu’elle posa le pied sur le trottoir. Elle était dans sa rue. Sourou vivait là-haut, à cinq minutes de marche… Thaïs regarda autour d’elle et voulut rebrousser chemin. Son cœur se débattait comme un oiseau pris au piège entre ses côtes, elle le ressentait jusque dans ses orteils. Un non-dit valait peut-être mieux qu’un non tout court, en fin de compte ?

   L’étudiante émit un claquement de langue excédé et s’obligea à avancer dans la direction qu’elle s’était fixée. La détermination prit le pas un moment, menaça de céder à nouveau devant l’immeuble, puis au pied des marches, et encore devant la porte de l’appartement. Thaïs se hâta de frapper contre le panneau avant qu’elle ne l’abandonne, elle aussi. Comme lui. Faute de réponse, la jeune femme retoqua, plus fort cette fois. Puis sonna. Bientôt, il fallut se rendre à l’évidence : Sourou n’était pas là.

   Thaïs sentit l’espoir se dégonfler dans son corps tel un vieux ballon. Tout ça pour ça. Abattue, elle s’assit sur la première marche du palier et se perdit dans ses réflexions. Elle pouvait peut-être l’attendre ? Mais non, elle ne pouvait pas ! On n’était pas dans un film, il n’allait pas se matérialiser comme ça et elle n’allait pas passer la nuit là ! C’était tout, point. Elle avait fait son possible et ça n’avait rien donné, il fallait se résigner.

   Au bout d’un certain temps, la jeune femme reprit sa sacoche et se redressa mais, quelques marches plus bas, s’immobilisa. Non. Se résigner, ça non plus, elle ne le pouvait pas. S’asseyant de nouveau, elle extirpa de son sac un bloc-notes et un stylo, et griffonna les premiers mots qui lui venaient à l’esprit :

   Pas de nouvelles, bonnes nouvelles ?

   Elle ajouta son numéro de portable, son prénom, déchira un carré de feuille qu’elle plia en deux, remonta le glisser sous la porte... et repartit à la hâte, en croisant les doigts pour ne pas le rencontrer maintenant. Elle ne voulait pas lui expliquer ce geste-là.

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