16. Et, d’un baiser, le lui vola (2/2)

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   Deux jours passèrent. Puis trois, puis quatre. Les pics au cœur s’étendirent à l’ensemble du corps, l’attente devint langueur, les doutes se murent en certitudes. Si Thaïs faisait bonne figure aux yeux du monde, elle se sentait vivre comme une automate. Dans une tentative désespérée d’éliminer ses derniers résidus d’espoir, elle finit par laisser son téléphone chez elle pendant les cours. Manœuvre qui, bien sûr, produisit l’effet inverse. Le seuil de l’appartement à peine franchi, la jeune femme bondissait sur l’appareil et épluchait fébrilement les nouveaux messages : sa mère, sa sœur, ses potes, Edwige, tout le monde semblait avoir des choses à lui dire. Sauf lui. À chaque fois, le constat faisait mal. Alors Thaïs se gavait d’émissions de télé débiles, repassait ses draps, potassait jusqu’à pas d’heure et retournait en cours, épuisée. Elle s’assoupissait, souvent. Ses paupières se fermaient, le stylo glissait en oblique sur le papier et ses notes, au fil des heures, devenaient aussi illisibles qu’incomplètes.

   Puis les réponses se pointèrent, enfin. Le dixième soir, à la sortie du dernier amphi du vendredi. Sourou se tenait là qui dansait d’un pied sur l’autre dans ses petits souliers, les mains enfoncées dans les poches de son manteau de peau lainée. L’étonnement cloua l’étudiante sur place. Tout en elle parut se figer. Se fermer.

   — Que se passe-t-il ? s’enquit Edwige qui la suivait de près.

   N’obtenant pas de réponse, elle regarda par-dessus l’épaule de sa camarade.

   — Oh d’accord, fit-elle de sa voix de velours. Bon, eh bien, à lundi.

   La jeune femme l’entendit à peine et ne perçut même pas la main qu’elle posa sur son bras. Mais elle vit, nettement, la moitié de sourire embarrassé de Sourou lorsqu’Edwige lui passa à côté, l’inspiration que le jeune homme prit juste après, les lèvres qu’il se mordillait. L’ex camarade de promo attendit que l’amphi se vide pour s’avancer.

   — Salut, Thaïs.

   Sa voix vibrait de nervosité. Son timbre chaud n’en caressa pourtant pas moins les oreilles de Thaïs, dont le visage se crispa davantage encore. Elle ancra son regard au fond du sien, mais ne répondit pas. Sourou sortit une main de sa poche, la tendit vers elle et, à mi-chemin, se ravisa.

   — Merci pour ton message, dit-il en ramenant ses phalanges à leur point de départ. Je suis venu le lendemain, mais je t’ai ratée. J’ai demandé à Laura de te passer le bonjour ; c’est la première que j’ai trouvée, désolé.

   — Qui ?

   — Terminator.

   — Ah. Elle ne m’a rien dit.

   — Ouais, je suis pas surpris. Elle semblait plus intéressée par les ragots, en fait, elle m’a cuisiné un moment.

   Il tenta un sourire. Thaïs ne réagissant toujours pas, il le ravala.

   — J’ai failli t’appeler, poursuivit-il dans un effort de vaillance, mais je préférais te voir. Ça m’a touché que tu viennes jusque chez moi pour prendre des nouvelles. Tu viens boire un café à la maison ? J’aimerais t’expliquer ce que... Hum. T’expliquer, quoi.

   Thaïs pinça les lèvres et détourna le regard. Son ressentiment était si fort qu’elle envisageait sérieusement de décliner l’invitation. Sourou se pointait bien tard, peut-être trop, même. Le jeune homme s’inclina vers elle, porta la tête au niveau de la sienne.

   — S’il te plaît, murmura-t-il.

   Sa mine attristée la convainquit malgré elle. Sur un hochement de tête, l’étudiante se dirigea donc vers la sortie. Pour une fois, ce fut à lui de trottiner pour la rattraper.

   Le silence, dense comme une purée de pois, les enveloppa jusqu’au terminus. La nervosité gagnait Thaïs à mesure qu’ils approchaient. Un certain nombre de choses risquaient de ne pas lui plaire dans ce qu’elle s’apprêtait à entendre et elle appréhendait de découvrir à quel point celles-ci l’affecteraient.

   Retrouver l’appartement parfumé au curry et ses murs dépressifs lui fit un drôle d’effet. Plus que jamais, elle aspira tout à la fois à les fuir… et à ne pas en sortir.

   — Je m’occupe du café, installe-toi, l’invita Sourou avant de s’éclipser en cuisine.

   Thaïs resta debout. Les bras étroitement croisés sur sa poitrine, elle examina le mobilier qu’elle connaissait pourtant bien, désormais. Son regard s’attarda sur les draps défaits du matelas posé sur le sol, sous le lit mezzanine. Elle n’avait jamais osé demander à Sourou pourquoi il ne dormait pas en haut. Ni sur quoi s’ouvrait la porte au fond de la cuisine, qu’il tenait toujours close. Ni tout un tas d’autres choses.

   Quelques instants plus tard, Sourou revint dans la pièce principale et lui tendit une tasse.

   — Pourquoi tu n’es pas venu avant ? attaqua-t-elle en la prenant.

   — Je bossais. J’ai des horaires à la con, j’arrivais pas à trouver de créneau qui corresponde à ton emploi du temps. J’ai...

   Il fit quelques pas dans un sens puis dans l’autre, tira un tabouret de sous la table et le poussa dans sa direction.

   — Tiens, assieds-toi.

   Ensuite, il déplaça le pouf en cuir du bout du pied et s’installa face à elle. Pendant un moment, il frotta nerveusement ses mains contre ses cuisses en contemplant le sol, puis hocha la tête, comme s’il avait trouvé par où commencer, et alluma une clope avant de reporter son regard sur la jeune femme. Son café au creux des mains, elle braquait sur lui des pupilles flamboyantes. Elle n’avait pas bougé d’un pouce.

   — J’ai une fille, annonça Sourou, Ellie. Elle aura bientôt trois ans. Je suis séparé de sa mère depuis l’année dernière et ça se passe pas bien, c’est… carrément l’enfer, en fait, on se bat pour la garde de la petite. Je comptais profiter du chômage pour reprendre les cours et remettre ma vie sur les rails, mais avec les honoraires de mon avocat, j’arrive plus à suivre. Donc voilà, j’arrête la fac. Je fais des livraisons avec un pote. Le job commençait tout de suite, j’ai pas eu l’occasion de te prévenir.

   Thaïs reçut l’information. Elle se la répéta mentalement, avec le plus grand détachement possible, puis la broya, la mastiqua, mais ne put l’avaler. Sourou n’allait pas revenir. Ce manque, cette saloperie de manque qu’elle ressentait continuerait de la ronger et elle allait devoir s’en accommoder.

   Le reste ? À ses yeux, ça n’entrait pas en ligne de compte. La petite avait des parents, ils faisaient ce qu’ils avaient à faire, et voilà. Cette partie ne la concernait pas.

   — Je suis sincèrement désolé pour l’oral, je…

   — Ne me parle pas de l’oral ! s’agaça-t-elle en abattant sa tasse sur la table. Je m’en fous, de ça.

   De tristesse, de déception, d’irritation contre elle-même, elle se remit debout et s’éloigna vers la fenêtre, résistant à l’envie d’envoyer un objet, n’importe lequel, se briser contre un mur tout comme elle se brisait, elle. Il n’était revenu la chercher que pour ça, lui dire qu’il était désolé et ne reviendrait pas ? La belle affaire ! Mais que prétendait-elle, au juste ? Elle n’allait quand même pas lui reprocher de prendre ses responsabilités ni d’essayer de s’en sortir ! Qu’est-ce que ça pouvait bien faire, qu’il la néglige en revoyant ses priorités ? Une fille plus mature, celle qu’elle voulait être, l’aurait compris et même accepté au lieu de s’apitoyer !

   Sourou se releva aussi. Thaïs l’entendit s’approcher et s’arrêter dans son dos, à quelques centimètres. De crainte que son reflet dans la vitre trahisse ses yeux humides, elle baissa les cils.

   — Je pensais à toi, affirma-t-il dans un souffle. Je serais passé te voir, même si t’avais pas fait le premier pas.

   Ces mots-là résonnèrent en elle, ils avaient du sens. Elle voulait y croire, mais…

   — Je ne suis pas certaine qu’on aspire aux mêmes choses, lui avoua-t-elle.

   — Moi, je crois que si…

   Thaïs vit des doigts couleur café lui effleurer la main. Ce contact lui plut, la fit frémir. Pourtant, elle n’osa pas les retenir.

   — … mais on ne se rencontre pas au meilleur moment de ma vie. Je suis pas le mec le plus stable du monde, ces temps-ci.

   Un rire étranglé s’échappa de la gorge de la jeune femme, elle se détourna de la vitre et regarda Sourou bien en face.

   — Tu ne crois pas que je le sais déjà ?

   Le jeune homme sourit. Son sourire était doux et triste, tendre et sincère, et Thaïs eut une envie folle de le prendre et de le garder pour elle seule. Lui s’interdisait de le lui offrir, elle le devinait bien. Son regard trahissait comme une crainte, de se blesser lui-même peut-être, ou de la blesser elle, comme un trop-plein de pensées et d’émotions, un cœur, une tête déjà au bord de l’implosion. Mais le désir brillait au milieu de ce chaos et c’était là tout ce que Thaïs elle-même désirait. Alors, faisant fi des circonstances, de l’avertissement à peine voilé, des conséquences prévisibles, elle prit pour elle son joli sourire. Et, d’un baiser, le lui vola.

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