Dimanche 24 Février 2019

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DIMANCHE 24 FÉVRIER 2019

Milieu de nuit dans le métro.

La rame est presque vide. Assises côte à côte, Na-ri et Dounia se tiennent la main. Dounia regarde l’heure sur son téléphone ; 0h12. Elle retourne à l’application de traduction, relit la phrase romanisée et demande une nouvelle fois.

— Uli eodiloganeungeoya, Na-ri ? (Où allons-nous, Na-ri ?)

Visage sombre, Na-ri ne répond pas ; elle enveloppe de sa deuxième main celle de Dounia et vient la serrer contre son ventre, comme si elle avait peur que son amie ne s’échappe.

………………….

Pendant ce temps, chez Hyun-ae à Susaek-dong, Hyun-ae somnole dans son fauteuil. Sur le guéridon à côté, une bouteille de soju et trois canettes de bière, tous vides. Soudain la clochette du portillon extérieur tinte. Légèrement titubante, Hyun-ae se lève, enfile une robe de chambre d’épaisse laine et sort. Ouvrant le portillon, elle découvre Hee-jung, tête baissée, cheveux cachant son visage. Elle l’éconduit d’une voix lasse.

— 집에가 … (Rentre chez toi. Je suis fatiguée.)

Elle tourne les talons mais Hee-jung s’accroche à son bras en relevant la tête.

— 언니 ... (Eonni…)

Exaspérée, elle saisit le poignet de Hee-jung en se retournant vers elle.

— 봐, 난 ... 희정! (Écoute, je... Hee-jung !)

Soudain éveillée, elle écarte les cheveux de l’adolescente et inspecte son œil gonflé.

— 누가 … (Qui t’a fait ça !? Quel est le salaud qui... Viens, il faut te soigner.)

Dans le séjour, Hyun-ae installe Hee-jung dans son fauteuil puis va chercher une serviette qu’elle remplit de glaçons pour l’appliquer sur l’œil tuméfié.

— 잠시 … (Garde ça un moment. Ça va faire dégonfler l'hématome.)

Puis elle va dans la salle de bain prendre la boite à pharmacie et revient en attrapant au passage une bouteille d’eau. Hee-jung ne tient plus le sac de glaçons sur son œil, elle l’a appliqué sur l’arrière de sa tête. Hyun-ae lui fait prendre des analgésiques et inspecte son crane qu’elle découvre déformé par une belle bosse. Il ne faut pas laisser passer ça ; elle veut prendre les blessures en photo avec son téléphone mais Hee-jung s’y oppose farouchement. Alors elle passe délicatement de la pommade autour de son œil.

— 여기서 … (Dors ici. On ira voir la Police demain.)

— 아니 … (Non, pas de Police… C'est de ma faute.)

— 무슨 … (Comment ça de ta faute…)

— 나는 … (Je l'ai provoqué.)

Cœur serré, l’adulte regarde l’adolescente ; disparu son regard pétillant et son petit sourire narquois qui d’habitude reflète si bien sa vision du monde… La rage l’envahit.

— 말도 … (Arrête de dire des bêtises ! Aucune provocation ne mérite ça !)

Surprise par le ton de sa voix, Hee-jung la regarde ; jamais elle n’aurait imaginé voir autant de colère chez elle. Elle baisse la tête.

— 미안해요 ... (Désolée... Je suis immature.)

— 모든 … (Tout va bien. Ce serait triste de ne pas l’être à ton âge. Malgré tes airs rebelles, tu es bien plus mature que Dounia ou Na-ri… C'est ce qui me plait chez toi.)

L’œil valide de Hee-jung semble un bref instant vouloir retrouver sa flamme taquine.

— 어떤 … (Ne vas pas te faire des idées ! Je ne sors jamais avec des gamines de ton âge.)

Hee-jung affectant un petit air déçu, Hyun-ae sourit et passe la main dans ses cheveux en évitant sa blessure.

— 언젠가 ... (Bientôt tu seras assez forte ; tu n'auras plus besoin de chercher à séduire tout le monde. Ça viendra vite...)

Soudain des coups se font entendre ; quelqu’un frappe au portillon. Les deux se raidissent puis Hyun-ae ordonne fermement.

— 움직이지 … (Ne bouge-pas.)

Suivie par Hee-jung lui désobéissant, Hyun-ae sort de la maison et ouvre le portillon sur MM. La regardant avec haine, celui-ci tend la main vers Hee-jung.

— 왔다. (Viens.)

D’une main ferme, Hyun-ae pousse la blessée derrière elle.

— 아니. (Non.)

MM insiste, penchant la tête pour chercher le regard de sa victime.

— 죄송합니다 … (Pardon Hee-jung. Je ne recommencerais plus. J'étais ivre.)

— 그녀는 … (Elle ne pardonne pas. Elle ne pardonnera jamais. Ce que tu as fait est impardonnable. Ce n'est pas digne d'un être humain.)

Le ton froid et déterminé de Hyun-ae fait mouche ; MM hurle soudain.

— 너 한테 … (Ce n’est pas à toi que je parle !)

— 당신은 … (Tu n’as rien à dire. Tu n’es qu’une merde.)

Hee-jung intervient, inquiète.

— 언니 … (Eonni…)

— 모든 … (Dans toutes les civilisations, dans toutes les cultures, les hommes qui frappent les femmes sont considérés comme des lâches. Partout dans le monde tu es un lâche.)

Hee-jung s’affole en voyant le visage de MM blêmir ; jamais on ne l’a traité de cette façon.

— 중지하세요 … (Arrête Eonni…)

당신은 … (Tu fais pitié. J'espère que tu n'as plus ta mère. Elle serait morte de honte...)

Tremblant de rage, MM lève le poing mais s’immobilise. Le silence qui suit est d’une extrême tension. Paniquée, Hee-jung s’est cachée derrière sa protectrice. Toujours très calme, Hyun-ae adresse un dernier mot à l’agresseur.

— 가다 ... (Pars maintenant…), puis se tournant vers Hee-jung. 어서 … (Viens, on rentre.)

Le portillon se referme sur MM. Il regarde Hyun-ae poser une main rassurante sur le dos de Hee-jung pour lui faire passer en premier la porte de la maison et sa haine laisse place à un vide vertigineux.

A peine entrée dans le séjour, Hee-jung soudain se sent défaillir. Ses jambes ne la portent plus, elle se pend au cou de Hyun-ae, prise de sanglots secs, convulsifs. Hyun-ae la soutient par la taille et attire sa tête contre son épaule, lui parlant comme à une enfant.

— 괜찮아 ... (Tout va bien... Il ne reviendra pas.)

Hee-jung se calmant, Hyun-ae pense que la crise est terminée et s’écarte mais Hee-jung s’accroche à son cou et sa bouche vient vivement se plaquer contre la sienne dans un baiser éperdu, presque frénétique. Prise de court, Hyun-ae a la faiblesse de se laisser aller durant quelques secondes ; ses lèvres répondent, sa bouche s’ouvre à la langue intrusive. Puis se reprenant, elle se détourne et dit avec douceur :

— 중지하세요 … (Arrête… Tu es perturbée. Demain...)

Mais Hee-jung ne peut s’arrêter, la pulsion dans son ventre est violente, désespéré. Haletante, elle enfouit son visage dans son cou, parcours des lèvres le grain de peau si fin. Elle gémit.

— 하고 ... (Je veux... Maintenant... J'en ai besoin...)

Soudain agitée, Hee-jung saisit fermement des deux mains celle de Hyun-ae posée sur sa taille pour la fourrer entre ses cuisses. Hyun-ae cherche à la retirer mais Hee-jung la maintien de toutes ses forces, suppliant dans un sanglot déchirant :

— 언니 ... (Eonni...)

Désarçonnée par son cri de détresse, Hyun-ae se relâche et sent soudain une chaleur humide couvrir la tranche de sa main. Beaucoup trop humide… Elle comprend brutalement. Alors cœur serré elle se laisse faire, passive. Les spasmes de Hee-jung arrivent presque immédiatement. Ils sont brefs, violents, désespérés. Puis elle s’effondre enfin en vrais sanglots.

Entourant ses épaules d’un bras, Hyun-ae la guide alors dans la salle de bain. Elle l’aide à se déshabiller et savonnant copieusement un gant, entreprend de frotter énergiquement son corps sous la douche. Laissant ensuite Hee-jung laver seule ses parties intimes, elle va chercher des vêtements propres et l’aide à s’habiller. Puis elles reviennent dans sa chambre.

Hyun-ae couvre Hee-jung, la borde et vient s’allonger contre elle. Hee-jung se met en position de fœtus, s’agrippe au bras de Hyun-ae qu’elle a elle-même passé sous sa tête et s’endort très vite.

………………….

Sangam-dong.

Entrainant Dounia derrière elle, Na-ri descend en courant la rampe d’accès véhicules du parking souterrain de la SBS Prism Tower, tour ultra moderne de 50 étages. Juste après la barrière, elle pousse une porte sur le côté et s’y engouffre. Les deux filles longent de longs couloirs de béton nu, tournent plusieurs fois puis s’arrêtent devant un monte-charge. Après l’avoir appelé, Na-ri fait un petit signe de main en direction de la caméra de surveillance.

Dans la salle de contrôle, un vieux gardien sourit et fait un vain petit signe à l’écran. Son jeune collègue le voit et s’approche juste à temps pour voir entrer les filles dans le monte-charge.

— 다시 … (Encore elle ? Tu auras des problèmes un jour.)

— 나리 … (Pas avec Kim Na-ri.), répond avec confiance le vieil homme qui rajoute avec un sourire : 당신은 ... (T’as vu ? Elle a amené une amie… C’est la première fois.)

Les deux filles sortent du monte-charge, grimpent quelques marches puis Na-ri ouvre une porte en fer et Dounia s’étonne du ciel étoilé. Elles grimpent encore quelques marches métalliques et se retrouvent soudain sur une large plateforme sans garde-fou visible ; c’est l’héliport du bâtiment. Na-ri court jusqu’au centre et montrant son visage aux étoiles, pousse un long hurlement. Puis elle se retourne vers Dounia et lui tend la main avec un grand sourire :

— Viens Dounia. C’est bien !

Soulagée, Dounia accourt en souriant et les deux se tenant par la main crient à l’univers leur immense soif de vivre.

Un peu plus tard, calmées, elles devinent à peine la lune noire, allongées côte à côte bras écartés ; Dounia toujours souriante et Na-ri regard perdu. Le téléphone de Dounia bipe. Elle l’allume, lit le message et répond avant de se tourner vers Na-ri qui la regarde, inquiète.

— Appa ya. Neoui eomma da gwaenchanha… janda. (C’est papa. Ta mère va bien… elle dort.)

Une petite larme nait et disparait au coin de l’œil de son amie.

………………….

Réveillée par de faibles gémissements en milieu de nuit, Hyun-ae se lève et va doucement ouvrir la porte de la chambre des filles. Assise en tailleur, Dounia répond par une grimace à son regard interrogateur. Allongée, Na-ri enserre sa taille de ses bras, visage enfoui contre son ventre, buste secoué de sanglots. Hyun-ae s’approche, caresse légèrement son épaule et celle de Dounia puis retourne dans sa chambre. Réveillée, Hee-jung l’attend avec angoisse. Elle s’agrippe à son cou et se serre contre elle telle une enfant.

………………….

Au petit matin, une belle femme grimpe l’escalier extérieur et frappe du poing à la porte de MM. C’est Jang Haeng-ja, la mère de Hee-jung. Pas bien réveillé, le jeune homme entrouvre la porte.

— 그녀는 … (Où est-elle ? Où est Hee-jung ?), demande-t-elle, inquiète et énervée.

— 그녀는 … (Elle n'est pas là.), grommelle-t-il.

La mère se met à crier, proche de l’hystérie.

— 내 딸은 … (Où est ma fille ?!)

MM élève la voix.

— 아줌마! … (Ahjumma ! J'ai dit qu'elle n'est pas là !)

Jang Haeng-ja le pousse sans ménagement et entre dans le container. Il se moque d’elle, ironique.

— 침대 … (Regardez sous le lit. Elle s'y est peut-être cachée.)

난 당신이 … (Je sais que tu traines avec elle, vaurien ! Dis-moi où elle est !)

— 그녀는 … (Elle m'a largué pour la vieille gouine !)

— 뭐? … (Quoi ? Qui ça ?)

— 예술가 … (L'artiste ! Elle baise ta fille !)

MM se prend une gifle magistrale.

………………….

Dounia et Na-ri sont brusquement réveillées par Hee-jung affolée. On entend dehors la clochette du portillon tinter.

— Na-ri ! Dounia ! 우리 … (Ma mère est là !)

Emergeant avec peine du sommeil, Na-ri se frotte les yeux.

— 너는 거기 … (Tu étais là ? Mais... T’as quoi à l’œil ?)

— 그건 ... (C’est… C’est rien ! Ma mère est là ! Je ne veux pas qu'elle me voit !)

— Hyun-aeneun … (Hyun-ae n’est pas là ?)

— 아니 ... (Non. S'il vous plait. Je ne veux pas que ma mère me voie comme ça...)

— Na ganda. (J’y vais.), décide brusquement Dounia.

Surprise de voir une jeune étrangère apparaitre à la porte, Jang Haeng-ja se reprend vite et demande, énervée, à Dounia dès que celle-ci entrouvre le portillon :

— 내 딸은 … (Où est ma fille ? Dites-lui de venir immédiatement !)

S’inclinant respectueusement, Dounia tente le hangul.

— Annyeonghaseyo bu-in … (Bonjour Madame. Je ne parle pas coréen.)

— 나는 … (Je veux parler à Hee-jung !)

— Ah… Hee-jung… Elle…

Dounia est sortie de son embarras par la voix de Hyun-ae tournant au coin de la rue à une dizaine de mètres de là, un petit sac papier à la main, qui déclare fermement.

— 그녀는 … (Hee-jung ne veut voir personne.)

Prise de court par son assurance, la mère bégaye un peu.

— 어? … (Hein ? M… Mais... Qui êtes-vous ?)

Hyun-ae passe devant Jang Haeng-ja et poussant en arrière Dounia, s’incline légèrement.

— 안녕하세요 … (Bonjour, je suis Lee Hyun-ae. Hee-jung ne veut voir personne. Je lui dirais que vous êtes passée.)

— 뭐? … (Quoi ? C'est ma fille ! C'est vous... C'est vous qui la tenez enfermée ! Vous n'avez pas le droit ! Laissez-là sortir !)

— 그녀는 … (Elle vous appellera. Au revoir Madame.)

Poussant Dounia devant elle, Hyun-ae rentre dans la maison sans plus se préoccuper de Jang Haeng-ja devenue furieuse. Dans le séjour, Hee-jung regarde Hyun-ae, angoissée. Celle-ci va remplir un verre d’eau puis fouille dans le sachet, en sort une plaquette ne contenant qu’un seul cachet qu’elle lui donne :

— 여기 … (Tiens, prends ça tout de suite. Ça va peut-être déclencher tes règles mais ne t'inquiète pas.)

Dounia et Na-ri regardent Hee-jung sans comprendre puis soudain Na-ri se précipite vers le sachet et en sort une boite vide marquée « 알약 후 아침 » (Pilule du lendemain.). Elle regarde encore l’œil tuméfié de son amie et comprend soudain. Une rage immense la prend.

— 누가 … (Qui t'a fait ça ? MM ? Je vais le tuer cet enculé !)

Tandis que Dounia tape sur son téléphone les caractères lus sur la boite, Na-ri s’élance vers l’entrée. Elle est stoppée net par Hyun-ae.

— NA-RI ! … (NA-RI ! Reste là !)

Dounia comprend à son tour, elle s’élance vers Hee-jung :

— Hee-jung !

Hors d’elle, Na-ri revient près de son amie.

— 누가 … (Qui t'a fait ça ? QUI !)

Mortifiée, Hee-jung baisse la tête. Hyun-ae intervient.

— 충분 … (Ça suffit ! Calmez-vous les filles. Hee-jung nous dira si elle le veut... mais pas maintenant.)

Elle entraine la blessée sur le canapé et lui prend son téléphone qu’elle lui tend.

— 어머니에게 … (Appelle ta mère. Elle s'inquiète.)

— 아니 ... (Non. Je ne peux pas...), bafouille-t-elle, un peu dépassée.

Hyun-ae insistant bras tendu, elle s’énerve soudain :

— 이거 … (Lachez-moi un peu vous tous ! Je vais bien !)

Les trois la regardent en silence. Hyun-ae pose une main apaisante sur son épaule.

— 미안해 ... (Pardon…) Puis s’adressant à Na-ri et Dounia : 착하게 … (Soyez gentilles…) Ne la laissez pas seule, d’accord ?

Dounia et Na-ri hochent la tête et viennent s’assoir de chaque côté de Hee-jung. Celle-ci passe ces deux bras derrière leurs épaules et les serrant contre elle, déclare d’un air résolu :

— 다 … (Tout ira bien ! Vous verrez...)

…………………..

A Donggyo-dong, le réveil de Eun-jung est difficile. Les premières images de sa prise de conscience sont celles du visage de sa fille hurlant sa détresse à quelques centimètres du sien. La nausée n’est pas partie, elle a l’impression qu’un gouffre immense l’entoure de toutes parts et d’une longue déchirure dans la poitrine. Elle ouvre les yeux et découvre Aimé à ses côtés. Endormi, il lui parait encore plus comme un enfant sans défense pourtant sa simple présence la rassure. Elle se serre contre lui et les larmes arrivent, libératrices.

— Salanghae. (Je t’aime.)

Yeux toujours fermés, il l’enlace.

— Nado … (Moi aussi…)

— Weren't … (Tu ne dormais pas ?)

— Just wake up. (Je me réveille tout juste…)

Aimé ouvre les yeux, la regarde un instant puis vient tendrement baiser chacun de ses yeux mouillés.

— Are you okay? (Tu tiens le coup ?)

— Yes … (Oui... Je me sens comme une loque mais tout va bien...)

— Ne dit pas ça… Na-ri s’est déchargée hier soir, c’est ça ?

— Ye… It was… (Oui… C’était…)

Un sanglot secoue Eun-jung au souvenir des paroles de sa fille. Aimé attend qu’elle se calme.

— I can’t … (Je ne peux pas imaginer comment elle a dû souffrir ces deux dernières années.)

— Elle est bien entourée avec Hyun-ae et Dounia. Elle reviendra vite vers toi.

— I don’t think … (Je ne pense pas qu’elle m’accepte encore.)

— Elle t’acceptera, j’en suis certain. Elle a besoin de toi mais il fallait qu’elle te dise ce qu’elle a sur le cœur. Maintenant c’est fait, le plus dur est passé.

— I hope … (J'espère tellement que tu as raison...)

Eun-jung se redresse et vient doucement l’embrasser. Puis elle pose la tête sur sa poitrine et se laisse gagner par sa chaleur apaisante… Mais son téléphone sonne ; c’est sa fille affolée.

— 엄마 … (Eomma, viens vite avec Dounia appa ! Eonni a des problèmes avec la police !)

………………….

Na-ri raccroche et regarde, inquiète, par la fenêtre Hyun-ae parler à deux policiers devant la maison. Dans leur voiture, Jang Haeng-ja attend. Le plus petit des policiers semble être le chef.

— 당신은 … (Vous dites que Han Hee-jung est bien chez vous en ce moment.)

— 물론입니다. (Oui, bien sûr.)

— 당신은 … (Pourriez-vous l’appeler ? Sa mère veut la voir.)

— 알아 … (Je sais. Mais Hee-jung ne veut pas voir sa mère…)

— 그와 … (Pourrions-nous lui parler ?)

— 물론 … (Bien sûr, entrez.)

Les deux policiers suivent Hyun-ae dans la maison. Surpris de découvrir trois jeunes filles, le chef demande :

— 한희정은 … (Qui est Han Hee-jung?)

Celle-ci s’avance, tête baissée.

— 나야. (C’est moi.)

— 머리를 … (Lève la tête ! Que t’est-il arrivé à l’œil ?)

— 아무것도 … (Rien…)

— 당신의 … (Ta mère t’attend dehors.)

— 그녀를보고 … (Je ne veux pas la voir.)

Le chef tourne autour de Hee-jung, l’air soupçonneux. Puis désignant Hyun-ae :

— 그녀가 … (C’est elle qui t’a fait ça ? Elle te force à rester ici ?)

— 아니 … (Non ! Elle n’a rien à voir avec ça.)

Il vient se placer devant Dounia et Na-ri, les regarde de la tête aux pieds.

— 그리고 … (Et vous, ils sont où vos parents ?)

— 그들은 … (Ils ne sont pas là, ce sont les filles de mes amis.), répond Hyun-ae.

— 나는 … (Je les ai appelés Eonni. Ils arrivent bientôt.), intervient Na-ri.

— 그들은 … (Elles sont mineures ?)

— 김나리는 … (Kim Na-ri, oui. Dounia Battini est majeure.)

— 이 아이들과 … (Vous faites quoi avec ces gamines ?)

Imperturbable depuis le début, Hyun-ae semble cette fois un peu déstabilisée.

— 무슨 … (Que voulez-vous dire ?)

Le chef ne répond pas, il regarde tour à tour les trois filles puis se retourne vers Hyun-ae :

— 우리는 … (Nous avons reçu une plainte pour détournement de mineure vous concernant. Vous et Han Hee-jung.)

Hee-jung soudain s’énerve :

— 말이 … (Mais c'est n'importe quoi ! C’est qui ? C’est ma mère ? Elle est folle ou quoi !? Elle sait très bien avec qui je sors !)

— 신분증을 … (Montrez vos papiers d’identité, jeune fille.)

— 나 … (Je ne les ai pas sur moi, demandez à ma mère !)

— 그래서 … (Alors vous allez venir au commissariat.) Puis s’adressant à Hyun-ae. 너도 … (Vous aussi Madame.)

Il jette un rapide coup d’œil à la carte d’étudiante de de Na-ri puis au passeport de Dounia et lui demande :

— 당신은 … (Quel âge as-tu ?)

— J’ai dix-huit ans. 18 nyeon.

L’air soupçonneux, il s’adresse à Hyun-ae.

— 당신은 … (Vous m’avez-dit qu’elle est majeure mais elle n’a que 18 ans !)

— 그의 … (Dans son pays, on compte 0 à la naissance. Vous n’avez qu’à regarder sa date de naissance. Chez nous elle aurait 19 ans. La majorité est à 18 ans en France.)

— 우리는 … (On est en Corée ici… On verra ça au poste.) Puis désignant Hee-jung : 우리는 … (Nous partons avec elle. Une voiture va venir vous chercher avec les deux autres filles.)

………………….

Dans un taxi, le téléphone de Eun-jung bipe. Elle l’allume et lit le SMS envoyé par sa fille.

« 그들은 … (Ils nous emmènent au commissariat !) »

………………….

Arrivant au poste de Police, Aimé et Eun-jung se précipitent vers Dounia et Na-ri installées sur un banc à l’écart. Hee-jung et Hyun-ae sont assises côte à côte devant un bureau occupé par le chef policier. Debout à côté de sa fille, la mère de Hee-jung dit au policier en désignant Hyun-ae du doigt.

— 그녀는 … (Elle a dévoyé ma fille ! Elle la retient contre son gré !)

— 엄마 … (Arrête maman !), s’écrie sa fille qui s’adresse ensuite au policier : 틀렸어 … (C’est faux ! Elle raconte n’importe quoi !)

Véhémente, la mère pointe d’un doigt rageur l’œil tuméfié de sa fille.

— 그녀가 … (Regardez ce qu’elle lui a fait ! Je veux aussi porter plainte pour coups et blessures !)

— 엄마! (Maman !)

Le chef regarde tour à tour Hyun-ae et Hee-jung d’un air septique :

— 서 있는 … (Levez-vous s’il vous plait.)

Les deux se lèvent, Hee-jung dépasse presque Hyun-ae d’une tête. Le chef soupire.

— 믿기 … (C’est un peu difficile à croire madame, votre fille semble bien plus forte qu’elle…)

À peine déstabilisée, la mère accuse encore.

— 난 ... (Je… De toute façon elle l’a forcée à faire des choses immorales ! Ma fille est mineure !)

Le chef se tourne vers Hyun-ae. Assez impressionné par son calme, il demande :

— 확인 … (Vous confirmez ?)

— 나는 … (Je ne l’ai forcée à rien. Elle est assez grande pour savoir ce qu’elle veut.)

— 그러나 ... (Mais elle est mineure tout de même…)

— 나는 … (J’aurais 19 ans le mois prochain !), s’exclame Hee-jung.

Le chef lui répond en se tournant vers son collègue qui attend debout.

— 당신은 … (Tu n’en restes pas moins mineure.) Puis s’adressant à son collègue. 분간 … (Mets Madame en cellule pour l’instant. Je vais m’occuper des deux autres.)

Révoltée, Hee-jung se lève.

— 하지만 … (Mais je vous dis qu’elle n’a rien fait !)

— 미성년자의 … (Détournement de mineure, c’est une accusation sérieuse. Essayez de vous mettre d’accord avec ta mère le temps que j’interroge les deux autres.)

Le chef précède Eun-jung, Na-ri, Aimé et Dounia jusque dans une salle de repos. Tous s’installent autour d’une grande table. Eun-jung prend d’autorité la parole en élevant peu à peu le ton.

— 여기 … (Voici mes papiers chef. Kim Na-ri est ma fille. Elle habite provisoirement chez mon amie Lee Hyun-ae avec mon accord. Je lui fais une totale confiance. Les accusations de cette femme sont ridicules ! Lee Hyun-ae ne ferait jamais de mal à quiconque ! Je m’en porte garante !)

Choisissant ses mots, le chef s’adresse à Na-ri :

— 말해봐 … (Dis-moi, Lee Hyun-ae ne t’a jamais… fait, ou demandé de lui faire… des choses… bizarres ?)

— 뭐 … (Quoi ? Vous voulez savoir si elle a essayé de baiser avec moi ? Non, jamais. Mais même si c’était le cas, ça ne vous regarderait pas… vieux cochon.)

Comprenant que la gamine a délibérément choisi d’être vulgaire, le chef se lève, énervé.

— 야 … (Hé toi ! On ne t’a pas appris le respect ?!)

Na-ri se lève à son tour, criant presque.

— 뭐 … (Quoi ?! C’est respectueux peut être de demander à une jeune fille mineure si elle couche et avec qui ?)

Eun-jung manque d’éclater de rire devant la mine déconfite du policier. Amusée, elle enfonce le clou.

— 경위 …(Attention chef, si vous continuez comme ça je vais porter plainte pour outrage à la pudeur…)

— 하지만 ... (Mais…)

— 내 … (Ecoutez, ma fille vous dit qu’il ne s’est rien passé de contraire à la loi et je vous confirme qu’elle habite chez mon amie Hyun-ae avec mon accord, alors pour moi l’affaire est close.)

— 괜찮아 … (C’est bon, vous pouvez y aller toutes les deux.), décide le chef désabusé. Puis comme personne ne bouge, il désigne Aimé et Dounia. 가자 … (Allez ! Allez-y ! Je dois interroger ces deux-là.)

D’un peu moqueur, le sourire de Eun-jung devient carrément ironique.

— 당신은 … (Vous parlez Français ? Anglais peut être alors… Non ? Je connais de bons interprètes si vous voulez. Ou bien je peux vous aider…)

Humilié, le chef cherche une réponse cinglante mais n’en trouve pas et répond, vaincu :

— 알았어 … (D’accord, d’accord. Demandez à Monsieur et Mademoiselle leurs passeports… s’il vous plait.)

Tout sourire, Eun-jung demande à Aimé et Dounia :

— This gentleman … (Monsieur voudrait voir vos passeports. Ce n’est pas une lumière mais il finira par comprendre la situation.)

— Le bon flic de base… Tiens, s’amuse Aimé.

— 왜 ... (Pourquoi rit-il ? Vous vous moquez de moi ?)

— 아니 … (Non, non pas du tout ! On ne se le permettrait pas chef. Regardez, ils sont bien père et fille et il est lui aussi d’accord pour qu’elle habite chez Lee Hyun-ae. Nous sommes tous amis, nous nous faisons confiance.) ‘’Hein Aimé ? Tu es bien okay que Dounia habite at Hyun-ae home ?’’

— Dis-lui que ce n’est pas à moi qu’il faut le demander, c’est à Dounia, elle est majeure.

Hem… Forget … (Heu… Oublie ça. Il est préférable de lui dire que tu es d’accord.)

— Mais c’est vrai Eun-jung, s’exclame Dounia. Je suis majeure.

— This is not … (Ce n’est pas important, Dounia. Si tu dis ça… ça va rendre la situation plus compliquée.)

— Je suis majeure ! Jeoneun 18 sal-ibnida ! (J’ai 18 ans !), insiste Dounia, butée et agacée.

— 이봐 … (Hé, calmez-vous ! Que se passe-t-il ?), s’écrie le chef un peu dépassé.

Eun-jung exhale un soupir de découragement et explique.

— 미스는 … (Mademoiselle dit qu’elle n’a pas besoin d’avoir l’autorisation de son père car elle est majeure.)

— 하지만 … (Mais elle vient de dire qu’elle a 18 ans…)

— 프랑스의 … (Je vous ai déjà dit qu’en France on est majeur à 18 ans !), réplique Eun-jung, cinglante.

— 엄마 ... (Calme-toi maman…), tempère Na-ri.

— 네,하지만 … (Oui mais ici on est en Corée…), insiste le chef avec un sourire victorieux.

Eun-jung a de plus en plus de mal à se contenir…

— 그러나 … (Mais ils ne comptent pas de la même façon, chez nous elle aurait 19 ans… Regardez sa date de naissance !)

— 하지만 … (Mais elle a 18 ans…), martèle le chef.

— Dis-lui que je suis majeure ! insiste Dounia.

— What' s… (Que ce passe-t-il Eun-jung ?), demande Aimé.

— 엄마 … (Maman…), s’inquiète Na-ri.

Eun-jung soudain explose. Cognant des deux poings sur la table, elle se lève brusquement en renversant sa chaise et hurle :

SHUT UP!!! (FERMEZ LÀ !!!)

Subitement intimidés et surpris, tous se taisent, regards braqués vers elle.

— Aimé! Just say “YE”! (Aimé ! Dis juste OUI !)

Il s’exécute, un peu craintif…

— Heu… Ye.

…alors Eun-jung s’adresse au chef, énervée :

— 그녀의 … (Son père vient de dire qu’il est d’accord pour que sa fille habite chez Lee Hyun-ae ! C’est bon maintenant ? On peut y aller ?)

— 괜찮아 … (Bon… d’accord…)

Un peu dépité, le chef se dirige vers la sortie mais tous bifurquent vers le bureau où attendent Hee-jung et sa mère. Il bredouille en désignant la sortie :

— 출구는이 … (La sortie est par là…)

— 아니! … (Non ! On ne partira pas sans notre amie Lee Hyun-ae.)

— 아 … (Ah mais non, ça ce n’est pas possible… Il faut qu’on l’interroge encore.)

— 천천히하세요… (Prenez votre temps. On restera sages…)

Haussant les épaules d’un air résigné, le chef revient s’assoir face à Hee-jung tandis que Na-ri, impressionnée par l’assurance de sa mère la regarde avec un air surpris teinté d’admiration.

— 좋아요 … (Bon… Alors, ça va mieux ? Vous vous êtes mises d’accord ?), demande le chef aux mère et fille.

— 괜찮아 … (D’accord ? Sur quoi ? Il n’y a pas à se mettre d’accord ! Je veux que vous enregistriez ma plainte !)

— 부인 ... (Madame… Les coups ce n’est pas crédib…)

Hee-jung intervient, soudain furieuse :

— 이제 … (Ça suffit maintenant !)

Avant que quiconque n’ait pu réagir, elle se penche vers sa mère et arrache le foulard que celle-ci porte autour du cou, dévoilant de grosses marques violacées.

— 나도 … (Moi aussi je porte plainte ! Pour violences conjugales ! Regardez !)

Jang Haeng-ja pousse un petit cri en essayant de cacher des mains ses hématomes mais c’est trop tard. Soupçonneux, le chef se penche par-dessus le bureau et écarte sa main :

— 누가 … (Qui vous a fait ça ?)

— 그는 … (C’est mon connard de beau-père ! Ce n’est pas Lee Hyun-ae qui faut mettre en prison !)

— 그가 … (C’est lui qui t’a cogné ?), demande le chef à Hee-jung.

— 희정 … (Hee-jung ! Ne d…), s’écrie la mère, angoissée.

— 현애는 … (Laisse Hyun-ae tranquille maman, sinon…)

— 그것의 … (C’est bon ! Je retire ma plainte !), s’écrie la mère affolée.

………………….

Sur les marches d’entrée du commissariat, Hyun-ae est entourée par tous sauf par Hee-jung et sa mère parlant à l’écart. Jang Haeng-ja s’inquiète.

— 집에 … (Tu rentres quant à la maison ?)

— 모르겠어요 ... (Je ne sais pas… Pas tant qu’il sera là en tout cas. Je ne comprends pas comment tu peux accepter ça ! Pourquoi, c’est pour l’argent ?)

— 희정 ... (Hee-jung… C’est rare qu’il boive autant... Et toi… Qui t’a fait ça ?)

— 너와는 … (Ça ne te regarde pas. Mais sois tranquille, je ne me laisserais pas faire comme toi… Il va le payer cet enfoiré !)

Hee-jung laisse sa mère pour rejoindre le groupe et vient se tenir devant Hyun-ae, tête baissée :

— 미안 … (Pardon Eonni, tout ça c’est de ma faute.) Puis la regardant dans les yeux. 당신은 … (Tu veux bien héberger chez toi une sale gosse immature ? Ma mère ne t’ennuiera plus.)

Hyun-ae posant une main sur son épaule en souriant.

— 왔다 … (Viens. Tu dormiras dans la chambre des filles.)

………………….

Alors que tous marchent sur le trottoir, Na-ri se laisse rattraper par sa mère.

— 엄마 … (Maman… Merci d'avoir sorti Hyun-ae de là.)

Contenant difficilement l’immense émotion qui la submerge, Eun-jung sans regarder sa fille ose lui tendre une main… que celle-ci ne refuse pas.

A quelques pas derrière, Aimé et Hyun-ae se regardent en souriant, soulagés.

………………….

En fin d’après-midi, Hyun-ae sort de sa chambre et s’arrête au seuil du séjour pour contempler l’inhabituel tableau qui s’offre à son regard ; il n’y a jamais eu autant de monde chez elle. Les trois filles sont occupées avec leurs téléphones dans le canapé, Aimé aide Eun-jung à éplucher des légumes pour le repas du soir. Il règne une atmosphère paisible, quasi familiale, qui la touche profondément, comme si sans le savoir elle n’attendait que cela depuis longtemps… Le fort sentiment de quiétude qui la baigne à cette vue est comme une révélation ; oui… C’est de ça qu’elle a besoin depuis si longtemps, elle le comprend maintenant.

Nul ne semble se préoccuper d’elle à part Hee-jung qui la regarde fixement. Na-ri de temps en temps jette un coup d’œil vers sa mère qui fait de même… Le moment semble propice pour ces deux-là :

— Dounia, je vais te voler ton père ce soir.

Toutes les têtes se tournent vers elle.

— 은정 … (Eun-jung, j’ai envie de sortir. Je peux t’emprunter ton homme ? Je te le rends demain.)

Eun-jung est prise de court un court instant avant de comprendre l’intention de Hyun-ae et répondre en souriant.

— 좋아 … (D’accord, prends-le. Vous pourrez dormir chez moi. Assure-toi simplement qu'il ne boive pas trop.) My teddy … (Mon nounours est trop lourd à porter quand il est saoul.) Allez Aimé ! Va ! Ce soir tu es à Hyun-ae.

Les trois filles regardent avec un air ébahi les deux femmes aider Aimé à enfiler son manteau puis Eun-jung offrir le bras de son homme à Hyun-ae, avant de leur dire avec sourire taquin :

— 그들은 … (Ils partent en rencard… Ils reviendront demain.)

L’improbable couple sort de la maison sous le regard éberlué des jeunes.

— Papa…

— Wouaaaah Na-ri !!! 당신의 … (Elle est trop cool ta mère !)

— 엄마 … (Eomma ! Tu fais quoi là ?)

Eun-jung rayonne de malice.

— 뭐 … (Quoi ! Je prête mon homme à mon amie. C’est tout.)

— De toute façon, Eonni s’en fiche des hommes déclare Dounia, peut-être pour se convaincre…

— 하지만 … (Mais ils vont penser quoi les gens, hein ?), s’offusque Na-ri.

— 우리는 … (On s'en fiche des gens !), s’exclame Hee-jung.

Eun-jung regarde sa fille.

— 나는 … (J'ai passé trop de temps à me préoccuper de ce que les autres pensent de moi. La vie est courte, Na-ri. Il est temps de penser à nous, à ce qu'on veut vraiment. Tu ne crois pas ?)

Regard dans le vide, Na-ri hoche lentement la tête, pensive.

………………….

Attablés face à face au Restaurant Brick de Seogyo-dong, Aimé et Hyun-ae dégustent un succulent Jjamppong… beaucoup trop épicé pour Aimé qui doit régulièrement calmer le feu dans sa bouche par une gorgée de bière bien fraîche. Hyun-ae le regarde faire avec un petit sourire. Les bols vidés, elle remplit leurs verres de Soju et trinque avec lui.

— Ça va Aimé ? Ce n’était pas trop épicé ?

— Si… Mais c’était très bon, assure un Aimé au visage rouge comme une pivoine et en sueur.

— Il en faut du courage pour manger aussi épicé quand on ne supporte pas le piment…

— Du courage ? Plutôt de la bêtise… Dommage car c’était vraiment excellent. Hyun-ae… C’est bien ce que tu as fait… Laisser Eun-jung seule avec les filles. Je me sens un peu stupide de ne pas y avoir pensé.

— Stupide ? Mais non ! Tu es juste un peu balourd… mais pas plus que la plupart des hommes.

— J’accepte la critique… Je suis désolé pour ce que tu as traversé aujourd’hui à cause des filles.

— Oh… Ça fait longtemps que je m’attendais à quelque chose comme ça dans ce quartier. Les gens y sont plutôt conservateurs… Mais tu n’as pas à être désolé, Dounia n’y est pour rien.

— Tu ne m’as pas dit combien je te dois pour l’hôpital. C’est toi qui as payé, hein ?

Eludant d’un geste la question d’Aimé, elle demande :

— Aimé, que représente Eun-jung pour toi ?

Surpris, il se passe la main sur le visage.

— Eun-jung ? C’est l’amour je crois… Quelque chose d’incroyable, d’inespéré, de complètement fou… et de déchirant car irrémédiablement voué à l’échec.

— Pourquoi ça ?

— La distance, la différence d’âge, ma malad…

— Eun-jung pense pareil ? Le coupe-t-elle.

— Pas vraiment… Quand je parle comme ça, elle me gifle ! Répond-t-il en riant.

— La forme est un peu excessive mais elle n’a pas tort dans le fond ; tes arguments sont irrecevables. À moins que tu ne te mentes à toi-même au sujet de ce que tu ressens pour elle.

Redevenu subitement sérieux, il la regarde intensément.

— Je ne me leurre pas, je l’aime. Beaucoup plus que tu ne peux l’imaginer. Je l’aime tant que je me refuse à lui imposer un homme incapable de la satisfaire… Je… Je suis et je resterais impuissant... Sexuellement.

Un bref instant Hyun-ae se tait, surprise, puis :

— C’est ça qui te bloque ? Idiot… T’es bien un homme… Tu crois qu’elle a besoin de ça pour être heureuse ? N’oublie pas qu’elle vient de vivre deux ans avec une femme qu’elle a follement aimée…

— Tu as raison… C’est moi qui dois en avoir besoin… Réflexe inconscient de mec…

— Si c’est important, il y a des solutions avec des médicaments, non ?

— Ce n’est pas l’aspect « mécanique » le plus important… c’est le manque de libido. S’aimer sans désir… Je ne pense pas que ce soit satisfaisant à long terme, ni pour l’un, ni pour l’autre.

— Alors laisse-lui sa liberté… Même si elle devait prendre un amant, elle reviendra toujours vers toi.

— J’y ai déjà pensé… Je n’aurai pas cette force. Ça me rendrait fou… Je sais, c’est nul.

— Et une amante ?

— Hein ?

— Accepterais-tu de la partager avec une femme ?

Aimé regarde Hyun-ae, son sourire un peu ambiguë…

— Que veux-tu d…

Semblant soudain comprendre, il s’interrompt avec un air ahuri.

— Alors tu… Tu es folle… Je…

— Ne répond pas, le coupe-t-elle avec un demi sourire. Tu pourrais le regretter plus tard.

Un court silence passe, un peu gêné, aucun n’osant regarder l’autre, puis Hyun-ae poursuit.

— Tu sais, j’ai depuis longtemps l’utopie d’un vaste lieu de vie collectif où de jeunes artistes pourraient créer et exposer, d’une grande salle de restaurant avec une scène accueillant des concerts, des spectacles… Ce serait comme une sorte de communauté artistique, chaleureuse et sans tabou… Je crois qu’il est temps pour moi de concrétiser cela.

Aimé la regarde, surpris, un peu sceptique.

— Beaucoup de communautés hippies sont nées près de chez moi dans les seventies mais quasiment aucune n’a tenu le coup.

— Moi j’y crois.

— Un beau rêve…

Hyun-ae tapote la main d’Aimé posée à plat sur la table.

— Fais-moi confiance Aimé, j’ai les moyens de réaliser mes rêves… Bon ! Et si on allait faire un tour ? Allons au Café Mong.

………………….

A Susaek-dong, Eun-jung est réveillée par un corps venu se pelotonner contre son dos. Son cœur fait un grand bond dans sa poitrine. Elle se retourne doucement et prend sa fille dans ses bras.

— 죄송 … (Pardon maman.)

— 아니 … (NON ! Ne sois pas désolée chérie. C'est moi qui suis mauvaise... Je ne savais pas. Je croyais que ton père était toujours là pour toi. Désolée Na-ri.)

— 나도 ... (Je suis aussi mauvaise... C'est quand papa est mort que tu m'as vraiment manqué. Avant ça...)

— 더 … (N'en dis pas plus... Ce n'est pas de ta faute. L'adulte c'est moi...)

Na-ri essuie de la paume de la main les larmes inondant subitement les joues de sa mère. Puis elle embrasse ses yeux, prend son téléphone, branche sa clé USB et installe les écouteurs, un sur l’oreille d’Eun-jung, l’autre sur la sienne.

Tendrement enlacées, mère et fille pleurent doucement ensemble en écoutant les chansons de Pomme.

………………….

Peu de monde dans le bar Mong, Aimé et Hyun-ae s’installent au comptoir. Comme au restaurant Brick, la clientèle est exclusivement féminine et Aimé un peu regardé de travers. Hyun-ae le rassure :

— Ne t’en fait pas. C’est ouvert à tout le monde. C’est juste que les hommes sont rares à venir ici. Ils n’y sont pas interdits. Je n’aime pas trop ces boites sectaires où seules les lesbiennes ont droit d’entrée. Puis elle rajoute, provocante, sur un ton de confidence : Je n’y vais que pour draguer.

— J’imagine que cela ne servirait à rien de faire mon coming out de lesbien dans ce genre de boite, dit-il en souriant.

— Lesbien ? C’est quoi ?

— Eun-jung will... (Eun-jung t’expliquera.)

— Fais quand même attention à ce que tu dis ici. Certaines personnes ne plaisantent pas du tout avec ça.

— Mianhae. Mais ce n’est pas vraiment une plaisanterie. How would… (Comment décrirais-tu un homme qui préfère aimer les femmes avec ses mains et sa bouche plutôt qu’avec son sexe ?)

Une voix derrièrese fait soudain entendre :

— A lesbian guy… (Un homme lesbien…)

Hyun-ae se penche un peu pour regarder derrière Aimé et son visage s’éclaire.

— 에솜 … (Esom ! Ça fait longtemps !)

Aimé se retourne et reste stupéfait ; à quelques centimètres derrière lui se tient debout Esom, 30 ans, une de ses actrices Coréennes préférées ! Celle-ci vient saluer chaleureusement Hyun-ae puis elle le regarde, visiblement amusée par son trouble.

— Are you the … (Êtes-vous l’homme lesbien… Monsieur ?)

— Aimé. 프랑스 ... (Aimé. C’est un ami -français.)

— Aimé. It's … (Aimé. C’est rare de voir un homme tenir compagnie à Hyun-ae… Ravie de vous rencontrer, je suis…)

— …ESOM! I love you! … (Je vous aime ! Oh pardon… Je veux dire comme actrice… Désolé…)

L’émoi d’Aimé fait rire les deux femmes.

— Mais calme-toi Aimé !

— Let it go … (Laisses-le continuer, j’adore les compliments !)

— Forgive my confusion … (Pardonnez ma confusion. Quand j’aime un film, il m’est quasiment impossible de faire la différence entre les acteurs et les personnages qu’ils incarnent. Vous étiez bouleversante dans "The Third Charm" et je vous ai absolument adoré dans ‘’Microhabitat’’.)

— “Microhabitat” had … (“Microhabitat” n’a eu qu’une audience très limitée. Vivez-vous en Corée depuis longtemps ?)

— About 1 month … (À peu près un mois maintenant, plus une dizaine de jours il y a 2 ans.)

— Attention Esom … (Attention Esom, j’ai cru comprendre que c’est un malade de notre cinéma.)

— It's nice to … (Il est toujours agréable d’apprendre que nous avons une audience de l’autre côté de la planète.)

— You were … (Vous étiez merveilleuse dans « Microhabitat ». Désolé de vous dire ça mais j’avais envie de vous faire un gros câlin tout le long du film.)

— Tu me donnes envie de voir ce film Aimé…

— Tu dois le voir. Esom y est extrêmement attendrissante.

— Merci Monsieur Aimé. You flatter … (Vous me flattez beaucoup.), s’exclame en souriant l’actrice avant de demander à Hyun-ae. 그는 … (Il est toujours comme ça ?)

— 예 … (Oui. Un vrai gosse.)

— 오히려 … (Un nounours plutôt. On aurait presque envie de lui faire un câlin.)

L’expression de Hyun-ae se fait faussement menaçante.

— 야 … (Eh ! Pas touche, hein ?)

— 당신 … (Ne me dit pas qu'il est à toi…), demande Esom sincèrement surprise.

— 아니 ... (Non... Il est à mon amie.)

— 잠깐만 요 ... (Attends... Je connais cette voix, cette intonation… Toi, tu es amoureuse...)

— 나는 … (Je ne peux rien te cacher…)

— 이성애자 … (Et d’une hétéro, encore une fois.) Puis, haussant les épaules en signe d’indifférence, Esom rajoute : 괜찮아 … (Ce n’est rien, tu n’as qu’à la lui voler. La concurrence ne te fait jamais peur d’habitude. Une redoutable séductrice comme toi…)

— 작동하지 … (Ça ne marcherait pas... Elle l'aime vraiment. Et puis je n’ai pas envie de lui faire un sale coup. Il est trop fragile, trop sensible… Je l’aime bien.) Puis elle murmure, regardant Aimé dans les yeux. : 니요 ... (Non, j’ai autre chose en tête...)

— J’ai la drôle d’impression qu’on parle de moi là. What … (De quoi parlez-vous ?)

— Rien d’important Aimé.

— A love triangle… or a threesome? (Un triangle amoureux… ou un plan à trois ?)

— Esom !!

— Ah… Mon grand rêve, confie Aimé avec un sourire songeur.

La réaction de Hyun-ae est immédiate, son ton cuisant.

— Le fantasme du mâle dominant et son harem ? Tu me déçois Aimé.

— Hyun-ae… Me jugerais-tu si mal ? S’il te plait. Je sais que tu as horreur des clichés.

Esom les interrompt, vivement intéressée.

— In English please … (En anglais s’il vous plait. Votre conversation promet d’être amusante.)

— Aimé seems … (Aimé semble beaucoup fantasmer sur une partie à trois avec deux femmes… Classique pour les mâles hétéros.)

— It's true that … (C’est vrai que l’idée de faire l’amour avec deux femmes m’a toujours beaucoup fait fantasmer. Mais ce n’est pas mon genre de jouer un rôle de mâle dominant. Dominique te le dirait…)

— Dominique ?

— C’était une amie, dans les années 80. She lived with Fanny … (Elle vivait avec Fanny, sa copine et leur chienne Cyprine.)

Hyun-ae ne peut réprimer une exclamation de surprise amusée.

— Cyprine, vraiment ?!

— Oui. Il s'est passé un peu de temps avant que j’en comprenne la signification..., confirme-t-il.

— Cyprine? … (Cyprine ? Qu’est-ce que cela veut dire ?).

— 이것은… (C’est le nom donné par les français au jus d'amour féminin.)

Esom s’esclaffe de rire.

— Really? … (Vraiment ? C’est drôle !)

— Sweet and … (Tendre et provocateur ; joli nom pour une chienne.)

— Dominique was … (Dominique était comme ça, gentiment provocatrice. C'était une très bonne amie.)

— But, what … (Mais, et le plan à trois ?)

— If Dominique clearly … (Si Dominique se définissait clairement comme lesbienne, ce n‘était pas le cas de Fanny qui vivait simplement une histoire d’amour sans se préoccuper du genre. Fanny était une jolie fille noire qui m’avait beaucoup plu dès le premier regard et… En fait, j’aurais adoré qu’elles m’invitent un jour à les regarder s’aimer… Elles étaient si belles ensemble… Je sais… Eun-jung dit que je suis un pervers obsessionnel, ce doit être vrai quelque part.)

— It's true! (C’est clair !), s’exclame Esom riant de plus belle.

— And you … (Et tu ne leur en a jamais parlé ?), demande Hyun-ae.

— Never … (Jamais ! Notre amitié était de loin trop belle pour risquer de la détruire avec un simple fantasme. Ce n’est qu’après leur séparation que j’ai pu aimer les deux… mais pas ensemble hélas.)

— That is … (Voilà bien un homme ! Il te les fallait absolument pour pouvoir t’en vanter !)

Esom regarde Hyun-ae avec un petit sourire en coin.

— This kind … (Ce genre de comportement n'est pas que masculin... N'est-ce pas Hyun-ae ?)

— I'm sorry you … (Je suis désolé que tu le vois de cette façon, Hyun-ae. J’ai dit que j’avais le béguin pour Fanny depuis le début. Il est normal que j’aie cherché à la séduire lorsqu'elle a été libre. Elle ne m’a offert qu’une nuit. Fanny en amour était très douce, presque passive.)

— Et Dominique ?

— For Dominique, things happened ... (Pour Dominique, les choses sont arrivées… par hasard. Elle m’avait déjà un peu surpris en sortant un court moment avec un gars après sa séparation avec Fanny mais cela n’avait rien changé entre nous. On partageait une maison à cette époque. Et puis une nuit… Je ne me rappelle plus trop comment c’est arrivé mais je l’ai embrassée. Je me souviens juste qu’elle avait reçu une mauvaise nouvelle d’une amie et que c’était la première fois que je la voyais pleurer. Il sera difficile de te convaincre que je n’avais rien prémédité mais c’est pourtant la vérité. C’est la seule initiative que j’ai prise. Dominique s’est occupée du reste. Si je vous raconte tout ça, c’est parce que Dominique, j’en suis certain, m’a aimé comme elle aimait Fanny et j’ai adoré. Elle m’a guidé, m’a dominé sensuellement et cette nuit-là reste un des plus beau souvenir sensuel de ma vie.) Notre accord érotique ce soir-là était parfait, rajoute-t-il avant de regarder Hyun-ae dans les yeux : Je n’ai rien d’un mâle dominant Hyun-ae...

Un court silence s’ensuit qu’Esom interrompt, un peu songeuse.

— 와 ... (Wow… Hyun-ae... Je peux te le voler ? Je crois que je pourrais l'écouter toute une nuit me raconter ses histoires...)

— 그것은 … (Il te frustrerait, il est impuissant...)

— 뭐라고요 ? (Quoi ?)

— 어쨌든 … (Et puis de toute façon il n’est pas à moi… Il est à celle que j’aime.)

………………….

C’est au petit matin que Hyun-ae et Aimé sortent du bar et marchent dans la rue. Ils sont passablement ivres, surtout Hyun-ae qui n’arrive qu’avec peine à marcher droit.

— Merci Hyun-ae. Grâce à toi je viens de réaliser le rêve fou de rencontrer une de mes actrices préférées ! Par contre… je n’aurais jamais pensé qu’elle était gay.

— Esom ? Ani ! Non, non ! Elle adore les hommes ! Puis après un court silence, elle marmonne avec affection : D’ailleurs elle t’aurait bien mise dans son lit… 그년 … (La garce …)

— HEIN ?!!! C’est vrai ?

Hyun-ae prend soudain un air féroce.

— 이봐 … (Hé ! Ne rêve pas !!!) Tu es déjà pris ! Saloperie de mecs. Tous pareils...

— Hé mais je n’ai rien dit !

— You don't … (De toute façon tu n’as aucune chance ;) J’ai dit que tu peux plus… Tu sais.

Pointant son index devant son nez, elle le replie lentement en faisant un petit bruit comique…

— Hyun-ae !!

La caméra qui jusque-là les suivait ralenti sa progression, continuant de les filmer tandis qu’ils s’éloignent progressivement sur le trottoir.

— Si tu dragues encore une fille devant moi, je le dirais à Eun-jung !

— Mais Hyun-ae ! Je n’ai jamais…

— Regardez bien ce pauvre petit bonhomme innocent ! S’écrie-t-elle en prenant à témoin les rares passant. Méfiez-vous, c’est un obsédé qui raconte ses histoires de sexe au premier venu !

— Hyun-ae…

— He’s my … (C’est le vilain nounours de ma chérie !)

— Mais calme-toi Hyun-ae !

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