Mardi 26 Février 2019

29 minutes de lecture

MARDI 26 FÉVRIER 2019

Minuit à peine passé, Na-ri et Hee-jung marchent d’un pas décidé dans le tunnel reliant Sangam-dong et Susaek-dong, se regardant parfois d’un air entendu. Ragaillardie, en bonne partie dessaoulée par l’air froid, Dounia les suit à quelques mètres sans poser de question, adaptant sa marche à leurs pas se faisant de plus en plus rapides, jusqu’à devenir course alors qu’elles s’approchent de leur destination. Elle sait d’instinct où vont ses amies et pourquoi elles grimpent bientôt sans bruit l’escalier menant à la chambre de MM. Elle n’a pas été conviée à la fête alors elle se cache derrière le container, cœur battant à la perspective de ce à quoi elle va assister, ce qu’elle évite et qu’elle haït d’habitude par-dessus tout : la violence. Pourtant cette fois, peut-être désinhibée par l’alcool mais incontestablement stimulée par la colère, elle veut en être…

Les deux jeunes Coréennes ont tant vécu ensemble qu’elles n’ont pas besoin de se concerter ; Na-ri frappe à la porte tandis que Hee-jung appelle son ex copain d’une voix énamourée.

Pas bien réveillé, trop sûr de lui, MM a la faiblesse de croire à sa bonne fortune et se prend une volée de méchants coups de pieds et de poings au ventre et au visage à peine a-t-il ouvert la porte. Nez sanguinolant, un œil poché et meurtri dans ses entrailles, il arrive tant bien que mal à balancer à l’aveugle quelques coups de poings qui ne rencontrent que le vide tandis qu’il se replie à l’intérieur de sa chambre. Ses assaillantes l’encerclant, il se ressaisit et cherche une arme. Sur la table, une bouteille de soju vide... Il n’a pas le temps de la saisir ; un violent coup de pied retourné de Na-ri le projette à l’extérieur sur le palier. Saisissant sa chance, il dégringole alors les escaliers à la volée et part en courant vers sa moto garée contre le container qu’il atteint à peine 2 secondes avant ses poursuivantes.

Cela lui suffit pour saisir son arme cachée sous la selle et surprendre Hee-jung qui se retrouve soudainement plaquée à lui de dos, couteau à la gorge, face à Na-ri. La situation devient critique pour les filles. Visage en sang, MM conscient d’avoir retourné les choses en sa faveur commet alors l’erreur de fanfaronner en menaçant Na-ri du couteau. Simultanément, Hee-jung se dégage d’un retournement du buste et Dounia alors à quelques mètres derrière s’élance, impulsive. MM n’a pas le temps de s’alerter de l’éclair de surprise qu’il perçoit dans le regard de Na-ri qu’un magistral coup de pied de Dounia, reçu par derrière pile dans les parties entre ses jambes trop écartées ne le souffle de douleur !

Il s’écroule et roule au sol en gémissant.

Folle de rage, Hee-jung ramasse le couteau tombé à terre et commence à déboucler la ceinture de MM. Ne voulant pas prendre le risque de vérifier si est sérieuse la manifeste intention de leur amie d'émasculer son violeur, Na-ri maitrise Hee-jung et Dounia lui ôte le couteau des mains. L’estimant de nouveau maître de ses pulsions après quelques secondes, Na-ri relâche Hee-jung et les deux finissent de débrailler le violeur pour prendre des photos humiliantes montrant son visage et ses parties tuméfiés. Puis, tremblante de fureur contenue, Hee-jung vient chevaucher le ventre de sa victime.

— 이봐, …(Si demain l'une de nous revoit ta tronche d'enculé dans le quartier, ces photos seront diffusées partout sur le net. Tu comprends ? Et si j’apprends que tu as de nouveau levé la main sur une fille, je viendrais personnellement te trancher la bite.)

Des images des coups subis par sa mère traversent soudain l’esprit de Hee-jung et son poing cogne à nouveau le visage de MM dont la tête heurte le bitume avec un bruit sourd.

— 알다시피… (Tu sais que ton ex tient toujours ses promesses…)

Hee-jung est à peine consciente de lever encore le bras, prête à frapper à nouveau celui qui dans sa rage se confond à son beau-père… quand le visage de Na-ri s’interpose.

Celle-ci lui prend la main, Dounia la tire par l’épaule et Hee-jung revient peu à peu au monde. Alors elle se laisse faire. Elle se laisse guider par ses amies loin de sa folie, de sa vengeance.

Quand Hee-jung reprend pour de bon ses esprits, les trois amies courent comme des dératées dans le tunnel traversant les voies ferrées puis débouchent à l’air libre sur le large boulevard désert de Seongam-ro à Sangam-dong. Soudain c’est l’explosion libératrice. Hee-jung d’abord hurle au ciel, puis Na-ri et Dounia l’imitent de concert. Les trois se mettent à sauter et courir en riant comme des folles, puis Na-ri et Hee-jung viennent enlacer Dounia dans un tourbillon de joie surexcitée :

— You saved me Dounia! You saved my life! (Tu m’as sauvé Dounia ! Tu m’as sauvé la vie !)

— Dounia ! Trop forte !

— DOUNIA ! DOUNIA ! DOUNIA ! DOUNIA !

Pendant ce temps de l’autre côté du réseau ferré, le dénommé Mieum-Mieum revient à lui. Il se rebraille délicatement, monte dans sa chambre en marchant laborieusement jambes écartées, fait son sac et redescend enfourcher péniblement sa moto...

Nul ne le reverra jamais dans le quartier.

………………….

Un peu plus tard calmées, les trois amies marchent en silence dans la nuit, sourire aux lèvres, enlacées par la taille. Soudain Hee-jung s’exclame :

— SOJU ! 축하 … (SOJU ! Allons acheter du soju pour fêter ça !)

— OUI ! Du soju !

Na-ri regarde Dounia, un peu inquiète :

— 우리는 … (On n’a pas l’âge ! Ils ne nous en vendront pas au GS25.)

— Moi si j’ai l’âge ! Réplique Dounia en sortant d’une poche son passeport pour l’agiter avec un air de triomphe. Oneul bam naneun « Eonni » ! Neowa neo … Nae yeodongsaeng ! (Ce soir, je suis « Grande-sœur ». Toi et toi… Mes petites sœurs !)

S’immobilisant, la caméra regarde le trio s’éloigner tandis que l’on entend Na-ri sermonner Dounia.

— 그리고 아직 … (Ne bois pas trop encore ! Tu m’as fait honte au restaurant !)

— T’as dit quoi ? Je ne comprends pas…

— Tu bois une ! Pas encore ! One !

— 그녀를 잠시 … (Mais laisse-là vivre un peu !)

— 그녀가 술에 … (Elle dit trop de conneries quand elle est bourrée !)

— 모든 술에 … (Tous les gens bourrés disent des conneries.)

— 네,하지만 … (Oui mais elle, elle est gravement atteinte ! T'as pas vu tout à l'heure ? Elle aurait embrassé l’autre comme une chatte en chaleurs si je ne l'avais pas arrêtée !)

— Ya ! Parlez moins vite, je comprends rien ! Se plaint Dounia avec un grand sourire radieux.

………………….

En début d’après-midi. Après un court mais très lourd sommeil des trois ados…

Dans son atelier, Hyun-ae prépare une nouvelle œuvre. Cette fois le fond sera blanc, contrairement à tout ce qu’elle produit depuis des années. Pour l’instant, seule une forme apparait, esquissée au fusain ; celle d’un homme occidental barbu, nu, un peu âgé, fatigué, assis au bord d’un lit, dos vouté, l’avant-bras droit remonté vers son épaule gauche, l’autre, coude appuyé sur sa cuisse. Entre ses cuisses un peu décharnées, son sexe au repos semble ridiculement petit, rétracté. Tout en lui semble accablé sauf, dirigé vers son épaule gauche, son regard extraordinairement lumineux, formidablement intense, d’où s’écoulent deux larmes scintillantes.

Derrière Hyun-ae, la porte de l’atelier s’entre-ouvre discrètement.

— 왔다 희정. (Entre Hee-jung.)

— 미안 언니 … (Pardon Eonni… Je ne veux pas te déranger… Je peux rester ? Regarder…)

Hyun-ae sourit, heureuse.

— 왔다. … (Viens. Tu es la seule qui s'intéresse vraiment à ce que je fais ici.)

Hyun-ae reprend son travail tandis que Hee-jung s’installe sur son côté, un peu à l’écart. Sur la toile, un autre personnage apparait peu à peu. C’est une femme asiatique dans la force de l’âge, très belle, au corps nu. Assise derrière l’homme, elle enlace amoureusement son cou d’un bras. Menton posé au creux de l’épaule de son amant, tête retenue par sa main, son regard levé vers lui exprime l’extase d’un amour sans concession. Une de ses jambes est relevée, pied sur le lit, l’autre jambe n’est pas encore visible.

— 슬프다 ... (C'est triste...)

— 뭐? (Quoi ?)

— 남자를 … (Pour l'homme. Il a l'air impuissant.)

— … 네 그렇습니다. (… Oui il l'est.)

— 그는 … (Mais il ne devrait pas être aussi dévasté. La femme qu'il aime est en pleine extase.)

— 그것이 … (C’est ainsi que tu le vois ?)

— 예 ... (Oui... C’est surtout le bonheur de l’autre qui nous rend heureux quand on aime.)

— 이것이 … (C'est exactement ça... Je crois qu'il finira par le réaliser.)

Hyun-ae regarde Hee-jung sans comprendre.

— 끝내겠습니다 … (Laisse-moi terminer. Tu me diras ensuite ce que tu en penses.)

Sous les coups de fusain de Hyun-ae, très vite apparait une autre femme, agenouillée au sol, elle aussi nue, tête maintenue par la main de la première entre ses cuisses. L’esquisse est à peine terminée qu’Hee-jung comprend soudain.

— Aimé입니까! … (C’est Aimé ! Et… Eonni, tu aimes Eun-jung ?)

— 예 ... (Oui... Mais ça va plus loin que ça.) Confirme Hyun-ae en continuant son travail. Puis elle regarde Hee-jung et se met à rire doucement : 나는 … (J’aime ce que nous sommes tous en ce moment. Tu sais comment je nous vois ? Comme une meute de louves prenant soin les unes des autres... et toutes protégeant l’unique mâle du clan malgré qu’il soit trop vieux et trop fatigué pour se reproduire encore. J’aime cette image.)

Hee-jung regarde un instant le tableau puis :

— 이 클랜 ... (Ce clan… J’en fais partie ?)

— 물론! (Bien sûr ! Mais tu resteras ce que tu es : une jeune louve libre, indépendante, hors du commun. Je ne sais pas ce que feront Dounia et Na-ri de leur vie mais toi… un avenir fort et riche t'attend.)

Surprise et bouleversée, Hee-jung regarde Hyun-ae travailler tandis que ses yeux se remplissent de larmes silencieuses.

— 그것은 … (C'est vraiment ce que tu penses de moi ?)

Alertée par le ton de sa voix, Hyun-ae regarde la jeune fille et se lève pour la rejoindre. Elle prend sa tête entre ses mains, essuie des pouces ses larmes et lui dit d’un ton résolu :

— 당신은 … (Tu es une fille exceptionnelle ! Ne laisse personne croire le contraire.)

Hee-jung enlace Hyun-ae pour la serrer très fort dans ses bras.

— 아무도 … (Personne ne m'a jamais parlé comme ça. Je… Je t'aime Hyun-ae.)

— 나도 … (Moi aussi, Hee-jung. N’oublie jamais ; tu seras toujours de mon clan.)

Un peu plus tard, Hyun-ae précise les contours de son dessin sous le regard acéré de Hee-jung.

— 그는 정말 무력합니까? Aimé… (Il est vraiment impuissant ? Aimé...)

— 이것이 … (C'est ce qu'il dit.... La maladie, les traitements. Eun-jung le sait mais son amour est plus fort. Lui seul pense qu'il n'a pas sa place auprès d'elle.)

Hee-jung désigne sur le tableau la femme agenouillée au sol :

— 그리고 … (Et toi, ça te va ça ?)

Hyun-ae sourit sans répondre. Un silence s’installe tandis qu’elle précise ensuite sa chevelure. Hee-jung l’interrompt.

— 언니 ... (Eonni... C'est comment... C'est bon ?) Court silence puis : 도지 … (Les foufounes...)

Hyun-ae relève vivement son visage vers Hee-jung mais aucune provocation ne teinte son regard, il est simplement curieux. Elle sourit en retournant à son travail.

— 항상 다릅니다 ... (C'est toujours différent... jamais décevant... et parfois sublime.) Puis, comme Hee-jung s’apprête à parler. 아니, 희정 ... (Non Hee-jung... C'est vrai que tu me plais mais tu es trop jeune. J'aurais l'impression d'abuser de toi.)

— 좋아 … (D'accord... Je ne t'ennuierais plus avec ça. Mais je veux que tu saches… si je dois un jour le faire avec une fille ce sera avec toi, avec personne d'autre.)

………………….

Pendant ce temps dans la maison, Dounia secouée par Na-ri reprend peu à peu conscience… de la plus atroce des façons. Ventre brulant et tête enserrée dans un impitoyable étau, sa toute première gueule de bois s’avère terrible… d’autant que Na-ri ne ménage pas son amie.

— Lève-toi Dounia ! Idiot ! Toi bois pas jamais plus ! Viens ! Gaja !

Na-ri entraine dans la salle de bain une Dounia souffrant le martyre et la pousse en pyjama sous la douche. Ignorant ses suppliques, elle ouvre en grand les robinets et se sauve. Manquant suffoquer sous l’abondant arrosage soit glacé, soit trop chaud, Dounia jure et peste jusqu’à ce qu’elle trouve le bon réglage.

Quelques minutes plus tard, elle commence tout juste à se sentir relaxée qu’elle pousse un hurlement ; la porte de la salle de bain vient de s’ouvrir à la volée sur Na-ri. Ignorant les cris de son amie qui passe une tête furieuse entre les deux pans du rideau de douche, celle-ci entre, pose des vêtements secs sur le rabattant des toilettes et tend la main vers Dounia.

— Pyjama ! Donne !

Na-ri attrape au vol in-extrémis le pyjama trempé que Dounia lui balance au visage, le jette dans le lavabo et, mains sur les hanches, regarde son amie avec un sourire ironique.

— C’est bon Soju ?

La réponse de son amie est immédiate, furieuse :

— 저리가! (Casses-toi !)

Na-ri la regarde d’un air surpris puis éclate de rire.

— 와! 당신이 … (Wow ! Ton accent Séoulite est parfait quand t'es en colère !)

— Je ne comprends pas ! Parle français !

— D’accord ! Moi parle Français, toi Hangul ! Réplique Na-ri d’un air de défi.

Dounia ferme les robinets, attrape la serviette de bain que Na-ri lui tend pour l’enrouler autour d’elle et, encore dégoulinante, ouvre le rideau pour s’approcher de son amie à la toucher. Elle la regarde quelques secondes dans les yeux puis, des éclairs de colère jaillissant littéralement des siens :

— 암캐! (Garce !)

Na-ri accuse le coup. Un peu prise de court par la tournure que prend leur affrontement, elle essaie de riposter :

— Sienne !

— On dit pas "Sienne" ! On dit "Chienne" ! « CH » ! Comme Sshibal!

— Parle Hangul !

— Wae ? « Sshibal » hangug-eo anida ? (Quoi ? « Putain » n’est pas du Hangul ?)

— Con !

— "Con"geugeos-eun sonyeon! Yeojadeul-eun "Conne"yeyo. 지랄하지마! 미친년! ("Con" c'est pour les garçons ! Pour les filles c'est "Conne" ! Arrête de dire des conneries ! Salope !)

Na-ri est stupéfaite… Elle croirait presque entendre une mégère du marché Suil ! Mais ce n’est pas fini car avec un grand sourire de triomphe, Dounia l’achève :

— 닥쳐 졸라 … (Ta gueule, putain de bras cassé ! Va te faire foutre ! Ferme ta grande bouche, face de bite ! Putain de crachoir à merde !)

Abasourdie, Na-ri se laisse gentiment pousser hors de la salle de bain par une Dounia qui se met à pouffer de rire dès la porte fermée à clef. Oublié le mal de crane, elle se sent toute ragaillardie !

………………….

Entrant dans le séjour, Hyun-ae et Hee-jung sont assaillies par une Na-ri toute fébrile et surexcitée qui tend le bras vers Dounia affectant dans le fauteuil une pose hautaine et nonchalante, sans bonnet comme ça lui arrive le plus souvent maintenant.

— 언니! … (Eonni ! Hee-jung ! J’ai peur ! C'est pas Dounia ! C'est un Gumiho !)

Hyun-ae regarde d’un air étonné Na-ri venue se réfugier peureusement contre elle et sourit sans répondre tandis qu’Hee-jung saute derrière Dounia pour bloquer sa tête d’une clé de bras autour du cou et lui frictionner le crâne.

— 야! 구미호! … (Hé ! Gumiho ! Qu'as-tu fait à Na-ri !? Je ne l'ai jamais vue comme ça !)

— 당신이 … (Dis-leur ce que tu m’as dit tout à l'heure !) Allez ! Dis !

Dounia essaie de se dégager de l’emprise de Hee-jung mais elle n’y arrive pas alors, relevant un sourire coquin vers son amie et prenant une petite voix timide :

— Qu’est-ce que tu veux que je dise… 칙칙한 보지? … (Chatte baveuse ? Suceur de bite ? Trou du cul plein de merde ?)

De surprise, Hee-jung la libère et se recule d’un bon tandis que Hyun-ae éclate de rire ! Na-ri les prend à témoin :

— 당신은 … (Vous avez vu ? C'est pas Dounia ! Impossible !)

— Dounia ! Mais où as-tu appris ça ?

— Eonni… Tu n’as pas vu Sunny ? Le film…

— Ah je comprends mieux ! S’exclame en riant Hyun-ae avant de rajouter à l’attention de Na-ri et Hee-jung : 그녀는 … (Elle a mémorisé des répliques de la grand-mère dans le film Sunny.)

— C’est en le regardant que j’ai appris mes tout premiers mots de Hangul... Naleul … (Moi je t’aime trop la grand-mère !)

— 그래 … (Oui moi aussi ! Elle était géniale !) Confirme Hee-jung en riant.

— 당신은 … (Il faut dire : j'aimais tellement cette grand-mère !), corrige Na-ri avant de hausser les épaules, boudeuse : 이 영화는 … (C'est quoi ce film ? Un documentaire sur les insultes ? Pfff…)

Puis elle extirpe de force Dounia hors de son fauteuil et, avant de l’entrainer dans la chambre, demande à Hee-jung.

— 너가와? … (Tu viens ? On va étudier un peu.)

— 또 다른 시간 ... (Une autre fois... Je vais voir ma mère.) Dit Hee-jung avant de rajouter à l’attention de Hyun-ae qui la regarde d’un air soucieux : 내 … (Mon beau-père est parti quelques jours... Je reviendrais demain matin. On doit saluer les garçons puis on ira voir les Bboys. D'accord Na-ri ?)

Comme son amie d’enfance vient de le faire, Na-ri bloque la tête de Dounia d’un bras et déclare, moqueuse, tout en tripotant son centimètre et demi de cheveux comme si elle jouait avec un chaton :

— 예, 하지만 … (Oui mais je ne sais pas si c'est prudent d'emmener Dounia avec nous...) Elle peut manger le Wing !

— 그녀가 … (Si elle en a envie pourquoi pas ? Salut !)

Ouvrant le portillon du jardin, Hee-jung tombe sur Eun-jung et Aimé sortant d’un taxi et les salue avec un grand sourire :

— Bonzour les zamoureux ! Leur dit-elle familièrement avant de rajouter en tapotant l’épaule d’Aimé : 아주 씨! … (Ahjussi ! Ta fille, elle assure grave en insultes Coréennes !)

Puis elle poursuit son chemin, radieuse, ignorant superbement leurs mines éberluées.

………………….

Plus tard en milieu d’après-midi, Dounia et Na-ri prodiguent un massage d’épaules à leurs parents respectifs confortablement installés dans le canapé. Assise devant la table de la cuisine, nez plongé comme souvent dans son PC, Hyun-ae écoute distraitement leur bavardage.

— Regarde dehors comme il fait beau, papa. C’est un temps pour aller à la plage.

— It’s a little … (Il est un peu tard pour y aller en bus mais on peut prévoir ça pour demain.) Propose Eun-jung qui rajoute pour sa fille : Dounia가 … (Dounia veut voir la plage, allons-y demain.)

— 우리는 … (On ne pourra pas demain. Hee-jung veut aller voir des break danseurs.)

Hyun-ae les regarde un instant puis prend son téléphone pour envoyer un SMS.

………………….

Au 12ème étage d’un building moderne du boulevard Teheran-ro dans le quartier huppé de Gangnam-gu, une dizaine de personnes, principalement des hommes en costume, sont installés autour de l’immense bureau ovale d’une luxueuse salle de réunion. L’ambiance est assez tendue, une femme en tailleur Chanel se plaignant vertement du manque de détermination de la part du PDG de l’entreprise pour lutter contre la chute, selon elle catastrophique, du cours des actions.

Assis en place d’honneur sous le logo de l’entreprise 블루 폭스, Inc. (Société du Renard Bleu) ornant le mur derrière lui, celui-ci (Sun Tae-sung, 50 ans) ne semble pourtant pas trop s’en faire ; il attend patiemment la fin de l’orage en regardant d’un air morne l’agitation de la rue au travers de la baie vitrée descendant jusqu’au sol.

Son téléphone bipant pour lui indiquer l’arrivée du SMS d’une dénommée « 내 작은 야생 꽃 » (Ma petite fleur sauvage). Il sourit subitement et lit le message :

« 오빠. 며칠 동안 차가 필요합니다. 지금. »

(Oppa. J'ai besoin d’une voiture pour quelques jours. Tout de suite.)

Sa réponse est laconique mais immédiate :

« 내가 도착합니다. » (J’arrive.)

Il se lève assez brusquement et range dans sa sacoche les documents se trouvant devant lui tout en déclarant d’une voix ferme et autoritaire :

— 친애하는 … (Chers actionnaires je dois partir. Une affaire urgente. De toute façon, le budget d'investissement annuel a déjà été discuté et approuvé. Mon bureau vous est ouvert à tous et toutes si vous avez d’autres doléances. Merci !)

Ignorant les « 아이고! 그는 결코 우리 말을 듣지 않습니다! » (Aïgo ! Il ne nous écoute jamais !) et autres exclamations de dépit fusant de toutes part, il sort de la salle de réunion avec à ses trousses son secrétaire jusque-là resté debout derrière lui, et le vice-président qui le supplie de rester un peu plus.

— 최대 … (En tant que représentant de l’actionnaire majoritaire, vous ne pouvez pas partir comme ça ! Du temps de Madame…)

— 그녀는 … (Elle n'est plus là, Madame !)

— 대통령! … (Président ! Voyez comme ils sont furieux !)

— 너무 욕심이 … (Ils sont trop gourmands ! Assurer la transition d'une société considérée comme vorace et cruelle vers une entreprise publiquement reconnue pour ses pratiques morales et socialement responsable ne nous a même pas coûté 2% de baisse de dividendes en 5 ans ! Ils gagnent encore beaucoup d’argent !)

— 미스터 대통령 ... (Président…) Insiste mains jointes le vice-président.

— 그들이 … (Qu'ils vendent leurs actions s'ils ne sont pas contents ! On est prêt à les acheter ! Fin de la discussion !) Puis se tournant vers son secrétaire : 드라이버에 … (Pas besoin de chauffeur. Je prendrais ma voiture, la bleue.)

………………….

Sourire aux lèvres Hyun-ae observe discrètement ses amis par-dessus l’écran de son PC ; Aimé somnole dans le fauteuil. Dans le canapé, Dounia et Na-ri sont installées de part et d’autre d’Eun-jung qui leur apprend à tour de rôle des expressions en Coréen et en Français. Son téléphone bipe, l’expéditeur du SMS est « 오빠 » (Oppa) :

« 나는 여기 있어요. » (Je suis là.)

Hyun-ae ferme son PC, se lève et claque des mains avec un grand sourire :

— Debout tout le monde ! On y va ! Gaja !

Tous la regardent sans comprendre.

— 우리가 … (Où ça, Eonni ?)

— ¡Vamos a la playa! (Allons à la plage !) 차가 … (Une voiture nous attend dehors.)

— 그것은 … (C'est quelle langue ça ?)

— 그것은 … (C'est de l'Espagnol ! Explique Eun-jung subitement enjouée. Cela veut dire : allons à la plage ! Voyons quelle voiture nous a trouvé Hyun-ae.)

— Prenons des couvertures, il fera froid ce soir.

Sortant dans la rue, tous sont ébahi de voir Hyun-ae soudain soulevée dans les airs par un grand gaillard en costume gris et à la voix forte qui l’assaille de poutous !

— 들판의 … (Ma petite fleur des champs ! Cela fait si longtemps que tu ne m'avais pas appelé !)

— 오빠! … (Oppa ! Tu m'étouffes !) S’écrie en riant Hyun-ae.

— 당신은 …(Tu vas bien ? Dis-moi ! Dis-moi de quoi tu as besoin. Hé mais tu as maigri ! Ce sont tes amis ?) Puis, s’adressant à Aimé sans attendre la réponse de Hyun-ae : Hey you! … (Hé vous ! Vous devez mieux nourrir ma petite fleur des champs ! Elle est trop maigre !)

— Mais…

— Don't … (N’ennuie pas mes amis !) 그래서? … (Alors ? Cette voiture ? On doit partir.)

— 저기 … (Par là. Dit-il en donnant un coup de menton vers le haut de la rue avant de rajouter d’un air dépité : Tu t’en vas déjà ? Mais ça fait des mois qu'on ne s'est pas vu !)

— 당신은 … (Tu exagères, on se parle presque tous les jours...)

— 우리는 … (On ne se parle pas ! On s'envoie des E-mails ! Moi j'ai besoin de voir et d'entendre ma petite fleur des champs !)

Hyun-ae sourit en lui frottant affectueusement le dos.

— 그 어리석은 … (Cesse de m'appeler par ce surnom ridicule, tu veux bien ? Laisse-moi te présenter.)

Le prenant par le bras, Hyun-ae s’adresse à ses amis tandis que Sun Tae-sung s’incline respectueusement.

— 친구들 … Puis, pour Aimé et Dounia : Voici Sun Tae-sung. Nous sommes comme frère et sœur depuis l'enfance. Il n’est personne de plus proche à mon cœur que lui.

— 그의 … (Ses grands-parents m'ont adopté, sa mère m'a éduqué et ma petite fleur des champs m'apprend chaque jour à vivre comme un être humain.)

Tous s’inclinent, curieux et touchés, conscient du privilège que leur accorde leur amie un peu mystérieuse en leur dévoilant une partie de sa vie.

— 오빠 … (Oppa. Je te présente mes plus chers amis après toi : voici Chae Eun-jung et sa fille Na-ri, Aimé et Dounia Battini. Ils sont français.) Puis, tout en entrainant Sun Tae-sung par le bras : So. Let's … (Bon. Allons voir cette voiture, les filles s’impatientent. Tu sais oppa… Quand je suis avec eux, j'aime à croire que nous formons une sorte de clan, comme les loups...)

Arrivées les premières à l’angle de la rue, Dounia et Na-ri s’arrêtent, interdites.

—아주 씨! … (Ahjussi ! Elle est où la voiture ? Ce n'est pas la blanche toute pourrie quand même !) S’exclame Na-ri, dépitée.

— 오, 당신은 … (Oh, t'as du caractère toi ! Tiens, essaye. Tu verras bien.)

Na-ri attrape au vol la télécommande, attend que tous soient arrivés à son niveau pour appuyer sur le seul bouton visible et… ce ne sont pas les warnings de la vieille Hyundai Sonata blanche cabossée et toute rouillée garée devant eux qui clignotent, mais plus haut sur leur gauche, ceux d’une rutilante berline BMW 340i bleu métallisé toute neuve ! Ne retenant pas leurs exclamations de surprise, Na-ri et Dounia s’en approchent en courant pour l’admirer sous toutes les coutures, bientôt imitées par Eun-jung.

— 아주 씨 … (Ahjussi ! On peut monter dedans ? Elle est trop belle !) S’impatiente Na-ri.

— 가다 … (Va ! Il faudra bien que tu rentres dedans si tu ne veux pas courir à côté ! Mais faites attention de ne rien casser ! C'est mon bébé et je viens juste de payer la dernière traite !) Puis, s’adressant à Hyun-ae : 누가 … (Qui va la conduire ? Tu n'as pas passé le permis quand même, si ? Tu comprends… Je l'ai payée cher...)

Hyun-ae penche la tête sur le côté et fronce les sourcils en prenant un air sceptique :

— 당신 …? (Tu… ?)

— 나 ... (Moi, toi, nous... On s'en fiche ! On en profitera tous ! Aïgo ! Tu es bien pointilleuse aujourd’hui !)

— 당신이 … (Tu as raison, désolée.) Aimé ! Tu nous conduis à la plage ?

— Je ne préfère pas. Tu conduis toi Eun-jung, non ?

— Je serais votre chauffeur avec beaucoup plaisir mes Seigneurs ! Accepte, Eun-jung toute joyeuse.

Se précipitant, elle pose au sol les cabas contenant les couvertures qu’elle portait jusque-là, ouvre les quatre portières et le coffre dans lequel Aimé range les sacs puis, faisant la révérence aux filles et à Hyun-ae :

— Your coach … (Votre carrosse est prêt ! Si vous voulez bien vous permettre d'entrer...)

— Monte devant Aimé, j’irais derrière avec les filles. Décide Hyun-ae avant de sourire à Eun-jung : 드라이버 … (Chauffeur, veuillez m’attendre quelques minutes.)

Entrainant Sun Tae-sung un peu à l’écart, son visage prend subitement un air des plus sérieux tandis qu’elle le questionne.

— 그래서? … (Alors ? Comment ça s'est passé ?)

— 이 가식적 … (Il n'y a rien à craindre de ces petits cons prétentieux. Je les ai remis à leur place.)

— 나는 … (Je ne parle pas des actionnaires mais de « Susaek Jeungsan New Town ». Tu as rencontré le secrétaire du ministre ?)

— 예 ... (Oui... Et je crois que le vent commence à tourner en notre faveur. Les difficultés s'accumulent pour la parcelle 8 et plus personne n'ose lui pronostiquer un avenir.)

Puis, regardant par-dessus l’épaule de Hyun-ae l’immense terrain tissé de câbles et poteaux électriques s’étendant derrière elle :

— 문제는이 ... (Le problème, c'est la mise sous terre de cette station électrique... Personne ne veut débourser le moindre centime pour ça ; ni « Korea Electric Power Corporation », ni le gouvernement, ni la ville, ni même le promoteur SD E&C car la surface constructible de la parcelle est trop petite pour amortir cet énorme coût. D'après lui, la situation restera bloquée indéfiniment car il semble en plus que des pressions américaines se rajoutent. L'Oncle Sam n'aurait pas trop envie que l'on creuse profond dans le coin... Les ricains n'ont jamais occupé cette zone mais qui sait ce que les japonais ont peut-être enfouit ici avant de construire cette station en 1938…)

Hyun-ae hoche la tête d’un air satisfait.

— 좋은 … (Ce sont de bonnes nouvelles... As-tu pu acheter plus ?)

— 아니요 … (Non mais je suis en négociation pour un gros coup et j'ai bon espoir. Conclure cet achat serait la confirmation de l'abandon de la parcelle 8 car le vendeur en question est un des principaux investisseurs du projet New Town.)

Le sourire de Hyun-ae se fait subitement radieux juste avant qu’elle ne surprenne Tae-sung par un gros poutou sur la joue.

— 당신은 … (Tu es le meilleur oppa ! Tu veux qu'on te dépose quelque part ?)

— 아니요 … (Non, je prendrais un taxi. Répond un Tae-sung aux anges, joues un peu rougies qui rajoute avec emphase : Va, ma petite fleur des champs ! Envole-toi et soit heureuse !)

………………….

Dans la voiture qui avale les kilomètres sans le moindre effort, chacun s’imprègne à sa façon de l’atmosphère feutrée et fonctionnelle du luxe à l’allemande ; Aimé semble somnoler dans le siège passager tout comme Dounia à l’arrière avec ses yeux fermés et sa tête reposant sur l’épaule de Hyun-ae. Blottie contre sa grande sœur de cœur, Na-ri est au contraire bien éveillée, détaillant sans se lasser un faste qu’elle côtoie pour la première fois de sa vie. Au volant, Eun-jung est aux anges :

— 현애 … (Hyun-ae. Ton oppa est marié ? Je me verrais bien conduire ce bijou tous les jours.)

— 아니 … (Non il n'est pas marié. Mais si tu nous trompes, je te découpe en morceau.) Répond Hyun-ae affectant une mine féroce

Subitement sérieuse, Eun-jung jette un coup d’œil inquiet à Aimé qui somnole toujours yeux fermés, puis tique en croisant le regard intrigué de sa fille dans le rétroviseur.

— 그 "우리"로 … (Arrête avec ce "nous" s'il te plait. Ce n'est pas drôle.)

Na-ri regarde Hyun-ae puis sa mère. Elle semble réfléchir puis, affichant un air détendu :

— 언니 ... (Eonni... Il doit être riche ton ami, non ?)

— 나는 가정 ... (Je suppose...)

— 그리고 너 … (Et toi ? Tu es riche ? Ils font quoi tes parents ?)

Le sourire de Hyun-ae se fait un peu triste.

—나는 더 … (Je n'ai plus de famille à part Tae-sung. Tu sais... L'argent est précieux lorsqu'il manque mais souvent toxique quand il y en a trop.)

Une pensée chaleureuse vient à Eun-jung tandis qu’elle regarde Hyun-ae dans le rétroviseur :

« 내 여자 … 내 딸. 당신의 언니는 정말 아름다운 사람입니다 ...»

(Ma fille… Ta Eonni est vraiment une belle personne...)

Croisant son regard, Hyun-ae lui sourit.

— 그런데 … (Au fait Eun-jung. Je crois que nous n'aurons pas besoin de chercher l'endroit pour "Douni&Nari".)

— 나 리 & Douni… (C'est quoi Douni&Nari ?), demande Na-ri.

— 점점 … (Un vieux rêve qui se précise...)

………………….

Derrière l’aéroport d’Incheon, sur la petite île de Yeongjong-do, la BMW stoppe son moteur en bordure de la plage de Seonnyeobawi. Emmitouflés dans leurs couvertures, Hyun-ae, Dounia et Na-ri s’installent sur cette plage semblant infinie à marée basse. Toutes regardent, là-bas au loin se reflétant sur les vagues, le faible sursaut de résistance des dernières lueurs du jour. S’éloignant en contrejour sur leur gauche, Eun-jung et Aimé s’offrent une petite promenade en amoureux. Hyun-ae les regarde et soupire.

— 내가 … (Je les envie… Regardez comme ils s'aiment.) Vous n'êtes pas jalouses de vos parents ?

— 껄껄 웃음 … (Beurk ! L'amour rend stupide.), déclare Na-ri, rédemptoire.

— Moi je suis vraiment heureuse pour mon père.

— 뭐? (Quoi ?)

— 그녀는 … (Elle est heureuse de voir son père amoureux. Tu ne l'es pas pour ta mère ?)

— 나도 몰라 ... (Je ne sais pas... Enfin si. Je l'aime bien, il est gentil.)

Dounia soupire puis déclare avec un triste sourire :

— Il mérite vraiment d’être heureux. Vous savez qu’il s’est occupé de moi tout seul depuis mes 4 ans ? Il n’est sorti avec aucune femme en 14 ans… Il dit que je n’ai rien à voir avec ça, que c’est son choix mais il a dû souvent se sentir très seul… Je ne le réalise que maintenant.

Une forte émotion la submerge soudain. Elle a du mal à retenir ses larmes.

— Il me taquinait parfois à ce sujet, me prévenait qu’il avait invité une femme à diner chez nous. Je savais que c’était faux mais ça me mettait tellement en colère ! Je lui criais dessus… Je suis si égoïste !

La voyant subitement enfouir son visage sanglotant entre ses mains, Na-ri inquiète vient s’accroupir devant son amie et lui caresse les bras.

— Dounia … 그에게 … (Dounia… Qu'est-ce qu'il lui arrive Eonni ? Je n'ai pas tout compris... Son père l'a élevée seul mais après ?)

— 그녀는 … (Elle croit qu'il a sacrifié sa vie amoureuse pour elle. Elle n’y avait jamais pensé avant aujourd'hui.)

Ses amies la consolant de caresses, Dounia commence à se ressaisir quand arrive un jeune chien tout fou-fou qui leur fait la fête. Dounia relève la tête et, visage soudain assailli par les innombrables coups de langue de l’animal surexcité, se met à rire, bientôt imitée par ses amies soulagées. Elle se lève et part en courant, encourageant le chien à la poursuivre. Bientôt les deux sont loin.

Na-ri revient s’assoir aux côtés de Hyun-ae qui regarde fixement sa mère et Aimé au loin enlacés. Elle va pour dire quelque chose, hésite, puis :

— 언니 ... (Eonni... Tu l'aimes ? Ma mère...)

Hyun-ae sursaute, comme prise en faute, et la regarde anxieusement. Regard dans le vide, menton posé sur ses genoux relevés, Na-ri joue négligemment avec le sable.

— 왜 이걸 … (Pourquoi demandes-tu ça ?)

Na-ri la regarde sans répondre, haussant juste brièvement les épaules. Hyun-ae hésite longuement puis :

네 ... 역겹나요? (Oui... Je te dégoute ?)

Na-ri détourne son regard, gênée.

— 아뇨 … (Non... C'est... C'est juste... bizarre pour moi. Un peu comme un inceste...)

Elle se met à rire toute seule, un petit rire embarrassé, un peu ironique.

— 사실 … (C'est plutôt drôle en fait... Ma grande sœur amoureuse de ma mère...)

— 미안 해요 … (Je suis désolée Na-ri. Si c'est trop difficile pour toi... Tu es plus importante.)

Alarmée par le ton de sa voix, Na-ri la regarde vivement et son cœur se serre ; elle n’avait jamais vue les larmes de Hyun-ae auparavant... Les siennes arrivent aussitôt.

— 아니! … (Non ! Ne pleure pas. Pas toi... Pardonne-moi... Je suis stupide et immature. Tu as le droit d'aimer toi aussi.)

Elles s’enlacent et leurs larmes se tarissent rapidement. Chacune est rassurée ; rien ne pourra jamais briser leur lien, pas même cet inceste qui n’en est pas un et c’est avec le sourire qu’elles accueillent Dounia finalement abandonnée par l’adorable jeune chien fou.

Revenant lentement vers les filles, Aimé se raconte un peu plus à Eun-jung qui le questionne sur ses relations avec Dounia.

— Non, je ne pense pas avoir sacrifié ma vie amoureuse pour elle. J’avais déjà décidé mon célibat avant qu’elle ne naisse. Son arrivée n’a été qu’une dernière faiblesse de ma part, un accident… Mais le plus heureux des accidents. Elle m’a sauvé la vie je crois. Je dérivais déjà vers un néant dont je n’avais pas la moindre idée de l’étendue mais qui ne présageait rien de bon... J’étais parti en Afrique pour me perdre, je le réalise maintenant… Oui, l’arrivée de Dounia m’a sauvé.

— Haven't you … (Ça ne t'a pas manqué pendant toutes ces années ? Je veux dire... le sexe.)

— En fait, j’avais une maîtresse secrète… Répond-t-il avec un air coquin.

Eun-jung éclate de rire en le voyant faire de l’œil à sa main droite…

— Sérieusement, non. J’avais juste parfois des besoin… disons hygiéniques. Franchement, j’assumais tout ça très bien… Jusqu’au concert de BTS l’an dernier. Là… j’ai pris un violent retour de bâton.

— What… (Comment… Un concert de BTS ?)

— Oui. J’ai accompagné Dounia et une amie à Paris pour le concert de BTS. Ça a été une expérience très forte, tant physiquement qu’émotionnellement.

— Dounia must … (Dounia devait être folle de joie. Les adolescentes en Corée sont prêtes à s'entretuer pour un billet.)

— Oh oui qu’elle était heureuse ! D’autant qu’elle a eu des places pour les deux dates du samedi et du dimanche…

— Don't let … (Ne la laisse pas dire ça trop fort ici ! Elle pourrait être agressée par jalousie !)

Plaisante-t-elle avant de rajouter, plus sérieuse : Mais pourquoi c’était fort pour toi… ?

— Pour deux raisons. D’abord j’ai trouvé exceptionnelle et réjouissante l’ambiance qui régnait entre toutes les « Army » avant le concert.

— What are the "Army"? (C'est quoi les "Army" ?)

— Tu ne connais pas ? C’est le nom que se donnent les fans de BTS. C’était un vrai bonheur de voir communier entre elles toutes ces gamines de 14 à 30 ans venues des 4 coins de la planète. Ça riait, ça chantait, ça dansait, ça troquait, ça communiait dans toutes les langues en s’aidant de gestes. J’ai parlé à des filles et des mères venant de Roumanie, d’Italie, d’Espagne, d’Angleterre, du Brésil, du Canada, des Etats Unis, de Chine et même avec des Coréennes qui n’arrivaient pas à avoir des places ici ! C’était vraiment une ambiance géniale, très rassurante pour l’avenir. J’ai adoré. Pour moi, le spectacle était là, dehors, avant le concert.

— I understand … (Je comprends. J'aurais aimé moi aussi. Mais dis-moi... Quel est le rapport entre ça et ta libido ? Ne me dis pas quand même que c'est la vision de ces adolescentes qui...)

— Non, ça n’a rien à voir avec ma libido.

— What has … (Quel a été le problème alors depuis ce concert ?)

— Le problème est que depuis ce concert jusqu’à notre rencontre, j’ai été chaque jour en violent manque de… (Relevant devant eux leurs mains jointes.) …de ça. Tu vois ? Se tenir par la main, parler, rire ensemble, s’enlacer, se confier, se consoler, se pelotonner l’un contre l’autre… s’aimer tout simplement. Je n’ai rien eu de tout ça pendant 13 ans sans que cela me manque une seconde et puis c’est arrivé d’un seul coup, brutalement.

Eun-jung s’arrête et le regarde dans les yeux un instant. Elle lui fait un rapide bisou sur les lèvres, se serre un peu plus contre lui et ils reprennent leurs pas tranquilles.

— Continue… Je veux tout savoir.

— Je sais… Je venais tout juste de terminer le principal traitement contre mon cancer. Les 40 séances de rayons étaient déjà annoncées comme fatigantes en elles-mêmes. S’y sont rajouté le traitement aux hormones, la chimiothérapie de bouche pour la myélofibrose et 2 mois passés à conduire 5 jours par semaine les presque 100 km aller-retour me séparant de l’hôpital. J’étais déjà épuisé en prenant le train pour Paris. Nous avions en plus passé la journée du samedi à marcher et je n’avais presque plus d’énergie quand les filles m’ont rejoint vers minuit après le concert dans le bar où je les attendais. Le retour à l’hôtel a été terrible. Le métro était bondé, impossible de s’assoir. J’ai été près de m’évanouir plusieurs fois tant j’étais épuisé. Je ne pouvais rien dire aux filles. Il fallait que je tienne le coup ; elles comptaient sur moi. C’était physiquement très dur. J’ai réalisé à ce moment à quel point j’étais devenu faible mais pourtant tout allait bien encore dans ma tête. Le pire est arrivé le lendemain au réveil, vers 5 heures du matin. Assis sur les marches d’entrée d’un centre commercial voisin encore fermé, je buvais dans la rue un mauvais café pris dans un distributeur de l’hôtel. J’ai toujours adoré voir les villes se réveiller. J’étais bien… et d’un seul coup je me suis mis à pleurer, comme ça, sans raison. J’ai chialé pendant près de deux heures je crois sur cet escalier… Jusqu’à ce qu’un gardien me chasse de là ; le centre commercial ouvrait ses portes aux clients. Depuis ce jour jusqu’à notre rencontre, il m’a été impossible d’assister à un simple geste d’affection entre deux humains sans que les larmes ne montent. Et maintenant encore… (Puis, la regardant dans les yeux après un court silence.) Voilà l’homme que tu aimes… Pas vraiment viril, hein ?

Eun-jung s’arrête brusquement et le regarde. Aimé frémit ; il connait déjà ce regard, il n’est pas de bon augure…

— No, it's even ... (Non, c'est même... vraiment pas du tout viril ! Mais franchement… Vous les hommes, vous êtes vraiment pénibles avec vos histoires de qui pissera le plus loin ! Coupez-vous la bite et qu'on n'en parle plus !)

Elle lâche son bras et fait quelques pas en avant de revenir vers lui, véhémente.

— Do you think … (Tu crois que c'est d'un macho paternaliste dont j'ai besoin ? Je ne t'aurais pas attendue, y'en a plein en Corée ! Vraiment, Aimé, tu m'énerves avec ça ! C'est une obsession chez toi !)

Tels des suricates, Hyun-ae et les filles relèvent la tête vers eux avec une belle synchronisation ; le couple est arrivé assez près d’eux pour qu’ils les comprennent lorsqu’ils haussent le ton. Connaissant l’impétuosité de sa mère, Na-ri fronce les sourcils, craignant que le père de son amie ne se prenne une autre gifle… mais elle ne vient pas, heureusement. Eun-jung semble de loin faire un effort sur elle-même pour se calmer en respirant un grand coup. Puis elle s’approche de son homme maintenant tout penaud, prend ses grandes mains dans les siennes, pose le front contre sa poitrine et parle sans le regarder, d’une voix calme.

— Stop with that Aimé … (Arrête avec ça Aimé, s'il te plait. Je t'aime tel que tu es, avec tes larmes et ta faiblesse.) Puis relevant son visage pour le regarder dans les yeux. Let me deal with … (Laisse-moi me débrouiller avec mes désirs et ma libido. Je te demanderais juste parfois de me laisser faire, c'est tout. Je n'attends rien de plus de toi de ce côté-là, vraiment. Et demain sera pareil...)

C’est un soulagement pour les trois autres de voir Eun-jung et Aimé s’enlacer à nouveau.

Plus tard, les cinq dans un restaurant festoient joyeusement autour d’une table encombrée bouteilles de bière et de divers plats appétissants à base de fruits de mer.

-----------------------

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Laurent T. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0