Roue 1 –
La piste était lisse, parfaite. Les enfants et les adultes partageaient les planches, faisant le tour avec plus ou moins de difficulté. Au centre, l’équipe de derby s’amusait en petit comité. Elles avaient gagné un match important, alors tout naturellement, elles venaient fêter ça. Avec elles se mêlaient les patineurs et patineuses les plus aguerris. Les anciens dansaient avec l’élégance des Années folles, tandis que les plus jeunes se laissaient emporter par un mélange de chance et d’ignorance, maîtrisant des figures plus par hasard que par véritable technique.
— Je fais une pause. Mes pieds sont en feu ! lança Hugo.
Paloma se contenta de lever le pouce en signe d’approbation silencieuse. Elle jeta un regard circulaire. La piste venait tout à coup de se vider. Un fin sourire s’étirant sur ses lèvres, elle poussa un peu plus fort sur ses jambes, prenant de la vitesse avec aisance, comme si elle devenait une extension du sol. Elle aimait ces instants rares où la piste devenait silencieuse, comme une page blanche. Patiner seule, c'était reprendre le contrôle. Chaque geste était choisi, maîtrisé, comme un langage qu’elle seule comprenait. Dans les virages, elle croisait, les bras maintenus, la tête haute, aussi naturelle qu'une danseuse. Sur les lignes droites, elle enchaînait des cross-rolls, chuchotant tout bas :
— Pousse, jette, appuie, maintiens, pousse, jette, appuie…
Ses mouvements étaient fluides, presque aériens. Le monde autour d'elle s'effaçait. Elle sourit de plus belle, sentit la vitesse dans ses jambes et se stabilisa avant de pencher son corps en avant, levant une jambe comme une plume portée par le vent. Lorsqu’elle perdait de la vitesse, elle se redressait prudemment, laissant ses roues glisser avec une grâce calculée. Elle jeta un rapide coup d’œil à la piste. Hugo était de retour, concentré sur ses pieds. Paloma accéléra la cadence, atteignant rapidement sa hauteur.
— Tu devrais essayer de prendre appui sur ton autre jambe.
— Ça ne me semble pas très naturel.
— Essaie, je te dis, soupira-t-elle, les yeux levés au ciel.
Hugo s’élança plus rapidement, sa jambe gauche en appui, tapant son tampon droit sur le sol. Son corps s’éleva de quelques centimètres à peine, puis retomba. Il se tourna vers Paloma, attendant une remarque ou une suggestion. Elle lui fit signe de recommencer, faisant tourner ses index l’un autour de l’autre. Il s’élança de nouveau.
— Bon, vas-y, dis-moi ce qui cloche dans mon saut, grogna-t-il en se mettant à sa hauteur.
— Tu regardes trop le sol, tu ne ramènes pas tes mains assez vite à ta poitrine, et tes hanches sont toujours en retard.
— Comment tu fais pour voir tout ça ?!, s'esclaffa-t-il bruyamment.
— J’observe, c’est tout, avoua-t-elle, les joues roses.
— Tu parles comme un coach, c’est flippant. Tu m’espionnes ou quoi ?
— Pas besoin de t’espionner, t’es un livre ouvert. T’as juste oublié la grammaire.
Hugo repartit de plus belle, et Paloma s’arrêta sur le bord de la piste. Elle le regardait, répétant inlassablement le même mouvement, analysant chaque geste avec attention, avant de soupirer et de décider de quitter la piste.
Au bar, la serveuse discutait avec un client, gloussant à ses blagues vaseuses. Paloma leva les yeux au ciel, excédée. Elle fit un demi-tour souple, se dirigeant de nouveau vers la piste. En arrivant près des bords, son regard s’arrêta sur un groupe d’enfants, trop vifs, trop imprévisibles, qui s’agitaient dans tous les sens. Elle n'aimait pas ça. L’aléatoire, l’imprévu, ce qui ne se contrôle pas. Les enfants étaient souvent les pires. Elle mordilla sa lèvre inférieure, hésitant, puis, décidant de ne pas risquer de perdre ses moyens, elle se tourna vers le bar.
Un café latté dans une main, une bouteille d’eau dans l’autre, elle s’installa sur l’un des canapés. La plupart étaient envahis par des groupes de parents et d’amis. La piste se vidait progressivement. Elle savourait calmement son café, espérant que la piste se libère de nouveau.
La musique faible dans l’arrière-plan, le bruit des roues crissant sur le sol devenait le seul son autour d'elle. La piste se vidait lentement, laissant place à un espace presque vide. Paloma se sentait à l’aise. Moins de monde, moins de distractions. Elle pouvait se concentrer pleinement sur chaque mouvement, chaque geste. Elle s’élança, ses jambes glissant avec aisance, et, sans y penser, se laissa emporter par la fluidité de la piste. Elle effectua une fente tournée latérale, parfaitement maîtrisée, les bras en position, son corps s’étirant dans une élégance presque irréelle. La musique changea, une vieille piste funk qui vibrait légèrement dans le sol. Paloma sentait chaque roulement de ses roues sous ses pieds comme une pulsation.
Soudain, un cri perça l’air. Un enfant, visiblement hors de contrôle, fonça droit sur elle. Le regard égaré, les pieds mal positionnés, il se précipita sans aucune conscience de l’espace autour de lui. Paloma n’eut même pas le temps de réagir. La collision fut brutale. Un bruit sourd, suivi d'un éclat métallique des roues qui heurtent le sol.
Paloma s’écrasa violemment au sol, ses genoux et ses coudes heurtant la surface dure, envoyant une onde de douleur dans tout son corps. Elle s’écroula, les jambes écartées, la tête tournée vers le sol. Le bruit de sa chute résonnait encore dans l’espace déserté. L’impact fut brutal. Lui coupant le souffle, la sensation de froid et rugosité contre sa peau moite. Un bruit sec, métallique, fit écho dans tout son corps.
Le gamin, à peine plus âgé qu’un préadolescent, éclata en pleurs, se tordant de douleur, sa petite main pressée contre son genou. Sa mère, apparemment au bout du rouleau, accourut en criant.
— C’est quoi ce bordel ?! Vous pouvez pas faire attention ? Aucun respect ces jeunes. Toujours à se penser le centre du monde.
Paloma, haletante, se redressa lentement, les yeux écarquillés. Un frisson de panique dévalait son dos. Ses mains tremblaient alors qu’elle se battait contre la montée de l’angoisse qui lui comprimait la poitrine. Ce n'était pas la douleur qui la déstabilisait, c'était l’imprévu. Elle avait tout fait pour éviter ce genre de situation. Malgré ça, le chaos avait trouvé un chemin. Elle sentait son cœur battre plus fort à chaque seconde, un tourbillon de pensées et de doutes envahissait son esprit. Et, si je n’avais pas fait cette figure ? Et, si je n’avais pas pris ce risque ? Sa gorge se serra. Elle sentit les larmes monter, mais se retint, les yeux fixés sur le sol, refusant de laisser la panique la submerger.
— Vous pouvez arrêter de crier ? C’est pas elle qui est responsable de votre gamin ! s’écria une voix d’un ton sec, mais ferme.
Une paire de patins était apparue dans le champ de vision de Paloma. Des patins larges, abîmés avec du scotch marron par endroit. Elle avait un sourire facile, presque insolent, et une mèche folle qui balayait sans cesse son front. Une multitude de bijoux bariolés et colorés qui contrastait avec son style.
— Tu ne t’es pas fait mal ? demanda la fille, lui tendant une main.
Paloma secoua la tête, appuyant sur son genou pour se relever sans aide. Elle garda la tête basse, évitant de croiser le regard de quiconque.
— Sympa tes patins. J'adore leur couleur.
Paloma entrouvrit la bouche, croisant les iris vertes plissées par un sourire. Elle ignorait qui elle était, mais cette fille avait quelque chose de magnétique. Comme un rayon de lumière qu’on n’ose pas fixer trop longtemps.
— Les tiens sont…
— En miette ! Je sais. Mais, c'est comme de vieux chaussons. On est super bien dedans.
Elle parlait fort et elle riait sans gêne. Paloma la trouvait rayonnante et un peu dérangeante. Paloma s'élança d'une poussée. Ses roues frottèrent le sol à faible allure. La blonde la suivit d'un même geste, pivotant sur ses roues pour se retrouver face à Paloma, patinant en arrière avec une aisance saisissante. Elle gardait un rythme léger, les mains dans le dos, souriant à pleines dents. Paloma observa sa posture avec attention, inclinant légèrement la tête sur le côté, preuve d’une réflexion interne.
— Tu m’apprends à faire ton truc ? demanda la blonde.
— Quel truc ?
— Le machin que tu faisais avant que tortipousse vienne te faire goûter les planches.
— Ah… C’est une fente latérale. Tu fais simplement une fente sur le côté.
— Tu me montres ?
Paloma détourna le regard, jouant nerveusement avec le bord de son tee-shirt. Elle hésitait.
— Je te promets de pas juger… C’est juste que t’avais l’air de voler, tout à l’heure. J’ai jamais vu un mouvement aussi propre dans cette salle.
— J’ai pas trop envie… souffla-t-elle finalement.
— Tant pis alors. Je t’embête pas plus.
Comme elle était apparue, la blonde pivota sur elle-même et s’éloigna rapidement. Paloma fit un tour de piste supplémentaire, avant de quitter le praticable. Elle se laissa tomber sur un siège puis retira ses patins. Elle réalisa qu’elle se sentait sereine. Malgré la chute, aucun tremblement ne secouait son corps. Paloma chercha du regard la chevelure blonde de la jeune fille. Entourée des autres filles du club de derby, elle riait. Paloma étira un sourire en la regardant. Grâce à elle, elle avait pu se relever de la chute sans en avoir été paralysée.
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