Roue 2 –
Le gymnase au parquet fraîchement ciré luisait sous les néons froids. Paloma s’installa sur un banc, sortant ses patins de son sac avec précaution. Sur le parquet, le groupe d’avant s'entraînait en musique. Paloma suspend son laçage pour regarder une patineuse réaliser un saut. Le bruit des roues qui cognent contre le sol à sa réception força Paloma à serrer la mâchoire. Léonie avait réalisé son saut avec tellement de facilités et de grâce que ça en été déroutant. Paloma la regarde finir son programme dans une pirouette cassée. Ça a l’air si simple quand c’est elle, pensa Paloma en soupirant. Elle serrait ses lacets plus fort qu’il ne fallait, s’assurant de s’ancrer dans la bottine et retenir ses tremblements invisibles.
La musique s'éteignit. Paloma se lance dans un tour de piste en guise d’échauffement. Les autres membres de son groupe arrivent peu à peu. Le quarté s'installe naturellement au centre, tant dit que les autres débutants continuaient à rouler autour. Ses pieds glissaient sans qu’elle puisse quitter le parquet des yeux. La moindre irrégularité lui donnant la sensation d’être en danger. Elle inspira fortement, serrant ses omoplates pour une meilleure posture. Elle s’élança plus vite sur le parquet, les bras tendus, elle croisa sa jambe gauche devant celle de droite, puis l’inverse. En quelques poussées, son cross-roll devient de plus en plus fluide.
— Débutant ! appela Yvan.
Les patineurs s'agglutinent autour de lui en une poignée de secondes. Paloma reste en retrait, s’appuyant sur ses freins pour voir le coach. Dans sa tenue à l'effigie du club et avec ses cheveux gris, il souriait en conversant avec les patineurs les plus âgés. Ce cours était mixte. Des personnes qui voulaient faire du patin pour le plaisir, d'autres qui voulaient progresser, peu importait dès lors que l’on était débutant et adulte. Yvan se contentait d’être là pour s’assurer qu’il n’y ait pas de blesser, cependant, il n’avait aucunement l’intention d’encadrer quoi que ce soit. Paloma se plaça sur la ligne, comme les autres, et se lança dans une série de citrons avant, puis arrière. Tenir sur un pied. Croiser. S’accroupir.
Paloma s’ennuyait. Elle voulait progresser, apprendre. Le quarté exigea le praticable pour la deuxième fois. Elle soupira, s’éloignant du groupe. Elle hésita, regardant ses pieds quelques instants. Finalement, elle se lança. Ses bras se croisent sur sa poitrine, ses roues appuyées d’une part, sur l’avant, d’autre part, sur l’arrière, elle tourbillonnait sur elle-même. Elle perdit l’équilibre au second tour, la faisant vaciller. Elle grimaça, jetant un regard inquiet autour d’elle.
— Ridicule, souffla Léonie en levant les yeux au ciel d’un air médisant.
Paloma s’empourpra, pivotant pour tourner le dos à la jeune patineuse.
— Paloma, on suit !
La voix d’Yvan claqua comme un fouet. Elle s’élança, maladroite, pour rattraper le groupe déjà lancé en arabesque. Paloma prit suffisamment de vitesse avant de lever sa jambe tout en souplesse. Bêtement, elle chercha du regard Léonie. Cette dernière riait avec ses copines. Cela suffit à la faire perdre tous ses moyens. Paloma tomba bruyamment sur le sol, ses poignets heurtant le parquet. Elle redressa la tête, le cœur battant et les joues en feu.
Personne ne riait.
Et, c'était peut-être pire.
Le silence collait à sa peau comme une sueur glacée.
Yvan s’arrêta devant elle dans un mouvement élégant, le visage crispé par un dégoût évident.
— Relève-toi, exigea-t-il.
Paloma obtempéra maladroitement, attendant la sentence : critique ou humiliation.
— Une simple arabesque Paloma. Tu ne peux pas progresser si tu tombes même sur une figure aussi basique. C’est pas un club de poésie, ici. C’est du sport, et tu ferais bien de t’y mettre si tu veux avoir l’air d’une patineuse.
Elle ravala sa salive, hocha la tête une seconde fois. Il a raison, ce n’est qu’une stupide arabesque ! Elle sentit les regards derrière elle, et monta ses mains autour de ses bras dans un geste réconfortant.
— Pour être élégante, il faut deux choses : la technique et la légèreté. Tu n’as ni l’un ni l’autre. Je n’ai pas de temps à perdre avec des personnages de ton gabarit.
Elle entendit de façon lointaine la voix de Léonie commenter :
— En même temps quand on est grosse, c’est normal d’être limité.
Les épaules crispées, Paloma sentit les larmes lui monter aux yeux. Elle quitta le praticable, se précipitant dans les toilettes. Elle s’enferma dans la petite cabine, se mettant à pleurer, le front appuyé contre la porte taguée. Elle se laissa glisser jusqu’au sol, défaisant ses lacets en même temps qu’elle sanglotait. Ses mains tremblantes et sa vue complètement brouillée. Elle avait tellement honte.
Les remarques d’Yvan résonnaient encore dans sa tête, les ricanements de Léonie également, et cette sensation tenace d’avoir été exposé écrasait le cœur comme un presse-papier trop lourd. Elle n’était pas une bonne patineuse. Elle ne serait jamais une Léonie Delambre. Peut-être n’était-elle tout simplement pas faite pour le patinage.
Paloma attendit d’entendre de nouveau la musique du quarté résonner dans le gymnase pour ressortir des toilettes. Elle glissa ses patins dans son sac, enfilant ses chaussures sans les lacer. Elle prit soin de ne croiser aucun regard en quittant le gymnase.
Dans le tramway, le casque posé sur ses oreilles, elle regarde l'extérieur sans réellement le voir, serrant son sac contre elle. Une fatigue poisseuse lui collait à la peau et la scène se rejouait pour la centième fois dans son esprit. Elle cacha sa bouche derrière sa main, mordillant l’ongle de son pouce avant de se reprendre, sortant son téléphone pour pianoter sur l’écran.
► Un café ?
◄ T’es pas au club ?
► Je me sentais pas bien.
◄ Ok, café. J’arrive.
Paloma étira un sourire discret et rangea son portable. Deux arrêts plus loin, elle descendit du tram en se faufilant parmi les voyageurs. Sur le quai, elle repéra sans mal Tommy caché derrière ses lunettes de soleil. Elle fit glisser son casque autour de son cou, s’approchant de lui à grande enjambée.
— Hey ! lança-t-elle avec enthousiasme.
— Tu as une tête de zombie malade. C’est pour me forcer à payer le café ?
Elle détourna le regard, en grimaçant légèrement.
— Je t’ai dit que je me sentais pas très bien…
— Ouais, tu as encore chopé le CPR-virus, je suppose, cracha-t-il, visiblement agacé.
Paloma poussa la porte du café et la tient ouverte pour Tommy. Iels passèrent commande au comptoir, avant de s'installer autour d’une table. Paloma fit tourner la paille dans sa boisson, l’air absente.
— C’est le vieux con qui t’a encore dit un truc ?
— Ouais… souffla Paloma, la gorge nouée.
— Pourquoi tu t'obstines sérieux ? Ce club n'a rien à foutre des gens comme toi. Tu l’as dit toi-même, ils s’occupent uniquement des enfants et des patineuses douées par défaut qui ont commencé à cinq ans.
— Parce que j’aime patiner ! Et puis j’ai payé mon année.
— Ouais enfin si tu continues à y aller, tu vas devoir payer un psy, alors niveau tune, franchement…
— Je suis tombée en faisant une arabesque ! Je suis vraiment nulle. J’ai mis huit mois pour apprendre à me retourner, et encore, je panique à chaque fois que je suis en arrière ! J’arrive à faire aucun saut ! Et même les trucs que je maîtrise, je trouve le moyen de tomber.
— Eh, bichette, c’est un sport ! Les chutes font partie de l’apprentissage ! Et en plus, tu en fais depuis à peine un an, c’est normal de mettre du temps à apprendre. Tu ne peux pas espérer avoir le niveau d’une championne du monde en aussi peu de temps. Et c’est ok.
Paloma renifla bruyamment, retenant une nouvelle vague de larmes.
— Je ne veux pas avoir le niveau d’une championne du monde… j’aimerais juste être un peu plus douée… qu’on me prenne pour une vraie patineuse.
— C’est quoi une vraie patineuse ?
Paloma ouvrit la bouche, puis la referma sans que le moindre son soit sorti. Elle voyait défiler dans son esprit Léonie qui réussissait son saut gracile. Le quarté qui enchainait les travellings et les portés. Elle visualisait Yvan qui freinait sans que ses jambes tremblent. Elle n’avait rien d’une vraie patineuse. Elle ne leur arrivait même pas à la cheville.
Tommy relança la conversation en changeant de sujet. D’abord, son rendez-vous de la veille, puis le dernier livre qu’il avait lu, ensuite, il se plaignit sur les différentes péripéties qui lui étaient arrivées à la faculté. Lorsque leurs verres furent vides, Tommy recula tandis que Paloma posait les récipients vides au-dessus de la poubelle.
— Bon, bichette, c’est pas que je t’aime pas, mais j’ai un cours à préparer et une thèse à avancer.
— Merci d’être venu, sourit Paloma, se penchant pour prendre Tommy dans ses bras.
— Dis pas de bêtise. Je ne refuse jamais un café !
Dans un mouvement souple Tommy roula à l’extérieur du café. Paloma le regarda descendre la rue pavée, les roues de son fauteuil donnant une illusion de mouvement saccadé. Lorsqu’il disparut dans la foule, elle arrêta sa contemplation, remettant son casque sur les oreilles.
De nouveau seule avec ses pensées, elle se sentait maintenant désorientée et triste. Rejoignant la rue principale, elle s’arrêta devant la vitrine du Skate N’Roll. Elle hésita. Elle n’avait pas vraiment besoin de matériel, et puis, elle remettait constamment en doute son envie de poursuivre dans ce sport. Pourtant, elle poussa la porte.
Une clochette tinta, un truc vieillot et chaleureux. Le sol grinçait sous ses semelles en caoutchouc. L’air sentait la gomme, le cuir, le vieux plastique. Sur le mur, une multitude de patins étaient en exposition. Plus loin, des skates étaient proprement alignés. Complètement à gauche, le comptoir faisait angle avec derrière différentes roues exposées. Dans la vitrine, les roulements côtoyaient les lacets et les freins. Paloma étira un large sourire en regardant tout autour d’elle.
— Bonjour, je peux vous aider ? lança une voix derrière elle.
Elle sursauta, se tournant vers le comptoir. Derrière celui-ci se trouvait une jeune fille à la chevelure blonde et aux yeux verts. Un pansement sur le nez et des taches de rousseurs parsemées sur ses joues. Paloma entrouvrit la bouche sous la surprise. Dans l’une de ses mains, elle tenait un carton et dans l’autre un sac en papier déformé par un objet visiblement lourd.
— Oh ! Je te reconnais, tu étais à la piste jeudi ! reprit la blonde avec entrain.
Elle déposa sa charge sur le comptoir et fit le tour pour rejoindre Paloma au centre de la boutique.
— De quoi as-tu besoin ? Je suis ton homme ! Enfin, ta femme ah ah ! rit-elle.
— Euh… rien. J’étais dans le coin, souffla Paloma, mal à l’aise.
La blonde plissa les yeux, se penchant pour être à la hauteur du visage de sa cliente. Son visage montrait son évident scepticisme.
— Tu as toujours l’air d’un chat qui vient de se faire gronder ou c’est réservé à ma personne ?
Paloma eut un mince sourire, les joues rougies. Elle recula d’un pas, créant une nouvelle distance avec la vendeuse un peu trop envahissante à son goût.
— Je… je ne fais pas exprès. Je suis juste bizarre… murmura Paloma, penaude.
— Hé ! Pas dans mon magasin, ces conneries. Ici, on parle mal des gens, pas de soi. Règle de base.
Les sourcils haussés, la blonde se tenait droite, les poings sur les hanches. Elle ressemblait à une institutrice emplie de bienveillance et d’humour. Paloma souffla du nez, amusée malgré elle.
— Tu veux voir des modèles cools et les nouveautés ?
Paloma hésita. Son sac était encore sur l’épaule, lui rappelant son cours désastreux. Pourtant, elle aimait tellement le patinage. Elle hocha la tête, lentement, acceptant timidement. La blonde fit un geste théâtral vers la porte du stock, comme une magicienne sur une scène minuscule.
— Par ici, ma dame. On va réparer ton égo avec des paillettes et de la gomme rose fluo.
Paloma éclata d’un rire sincère avant d’emboiter le pas. La porte battante grinça en se refermant derrière elles, étouffant aussitôt le bruit de la rue. L’arrière-boutique du magasin n’était qu’un bric-à-brac organisé : des étagères remplies de roues classées par tailles, des boîtes en carton avec des étiquettes écrites au feutre, une paire de rollers suspendue à un clou tordu. Une vieille enceinte crachotait un fond de funk instrumental.
— Attention, c’est le repaire des reines du bitume ici, lança la blonde en enjambant un carton. Mathilde a failli se briser un genou la semaine dernière en posant un mug de travers.
Paloma la suivit un peu en retrait. Elle n’osait rien toucher. Elle regardait les couleurs, les objets, les traces de vie.
— Tu veux un thé ? J’ai trois goûts dégueulasses et un acceptable.
— L’acceptable, alors, murmura Paloma.
La blonde fouilla dans une caisse qui faisait aussi office de placard à denrée pour l’équipe de la boutique. Elle sortit deux mugs ébréchés, lança la bouilloire.
— J’aime bien ici. C’est moche, mais c’est vivant, tu trouves pas ?
Elle s’assit sur un tabouret bancal, croisa les jambes comme si elle était sur un trône.
— Quand j’étais ado, je venais ici après les cours. Je comprenais rien aux roulements, mais je trouvais ça... rassurant. T'as des endroits comme ça, toi ? Des cachettes ?
Paloma hésita, triturant la lanière de son sac. Elle ne la connaissait pas, pourtant, elle l’avait suivi dans l’arrière-boutique, et elle acceptait même de prendre un thé. Sa joie de vivre était communicative bien qu’un peu envahissante. Elle se hissa sur le second tabouret, laissant son sac reposer sur ses genoux.
— La patinoire, quand y’a personne. Tôt le matin. Ou tard le soir. Quand c’est vide et qu’on entend juste les roues.
Elle marqua une pause, puis ajouta :
— Mais parfois, même là, j’ai l’impression d’être de trop.
Un silence tomba. Pas lourd. Juste un peu trop vrai.
La vendeuse hocha la tête, lentement.
— T’es pas de trop. T’as juste l’impression que tout le monde sait mieux que toi ce qu’il faut faire. Mais personne sait rien, en vrai. On improvise tous, plus ou moins bien.
Paloma releva les yeux. Un peu surprise. Un peu touchée. Elle lui tendit un mug fumant, sans rien dire de plus. Elle sentait que c’était le genre de moment où il ne fallait pas en faire trop. Pas casser la glace trop vite.
— Merci, souffla Paloma.
— C’est du thé à la réglisse. L’acceptable, je t’ai dit.
Paloma grimaça, ce qui la fit rire. Ce rire qui éclatait sans retenue, pas moqueur, juste vivant. Elle but une gorgée pour encourager Paloma à faire de même. Paloma pencha la tête sur le côté, fixant un point derrière son homologue.
— À quoi tu penses ? questionna la blonde.
— J’étais en train de me dire qu’on se connait pas… pourtant je me sens à l’aise.
— Ah, ça ! C’est la magie du patin ! Entre patineuse, on se reconnaît !
Paloma étira un nouveau sourire. Entre patineuse. Cette simple appellation la mettait en joie et lui donnait confiance. Si une simple vendeuse dans un shop la considère comme une patineuse, finalement, elle en était peut-être une.
— La prochaine fois, tu me montreras comment on fait une fente latérale ? relança la vendeuse en finissant sa tasse.
— D’accord. Mais je suis nulle.
— Eh ! Je te l’ai dit. Ici, on crache sur les autres, jamais sur soi, grogna la blonde montant les bras d’un geste théâtral.
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