Roue 3 –

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Comme chaque mercredi, Paloma mettait ses patins dans son sac avec soin, s’assurant qu’il ne manquait rien. La clef de serrage, une paire de lacets au cas où, une microfibre pour nettoyer les roulements et ses protections de poignet évidemment. Comme un rituel appris à la lettre, elle quitta son appartement. Elle prit le tramway au pied de son immeuble, le casque posé sur les oreilles. Le tramway klaxonne en démarrant. Elle fait défiler les réseaux sociaux sur l’écran de son téléphone.

— Salut !

Paloma releva la tête, retirant son casque. Elle se força à étirer un sourire poli. Héloïse s’installa à côté d’elle, son gros sac rouge posé entre ses jambes.

— Tu ne devineras jamais qui j’ai réussi à convaincre de rejoindre le club !

— Hugo ? devina Paloma, les yeux brillants d’excitation.

— Oui ! Il a dit qu’il viendrait essayer, mais que ça lui tente bien.

Paloma sourit. C'était un plaisir de savoir que leur ami commun allait rejoindre le groupe, cela rendrait les soirées moins pénibles. Hugo avait un fort potentiel, elle lui avait dit une multitude de fois, ne pas l'inciter à s’améliorer aurait été dommage. Contrairement à elle, il correspondait parfaitement aux attentes physiques du club. Il serait accepté rapidement et pourrait se faire une place parmi les autres patineurs. Paloma était sincèrement heureuse pour lui.

En arrivant au club, Hugo était devant la porte, ses patins sur l’épaule dans le sac que Paloma avait acheté et customisé pour lui. Il eut un sourire en voyant les filles arriver, visiblement soulagé.

— C’est fermé. J’ai cru que je m’étais trompé de gymnase, avoua-t-il en faisant un check avec Héloïse.

— Mais non, faut juste sonner. Viens, je te montre !

Comme chaque fois qu’Hugo et Héloïse étaient ensemble, Paloma s’effaçait. Elle se sentait de trop dans leur amitié. Iels font les mêmes études et se côtoient quotidiennement depuis des années. Paloma, quant à elle, n’était qu’une connaissance extérieure. Elle serra un peu plus fort la lanière de son sac, prenant une inspiration profonde, effaçant la sensation de mal-être naissant dans son estomac.

Installé sur un banc, Paloma s’appliquait à serrer ses lacets. Une compétitrice se laissa tomber sur le banc à côté d’elle, buvant une grosse gorgée d’eau avant de se pencher en avant pour refaire son laçage. Ses patins blancs contrastaient avec les patins colorés de Paloma. Une différence cruciale dans ce sport avec lequel l’apparence compte. Les compétitrices étaient toutes équipées de la même marque de patins, respectant un certain standing. Paloma avait opté pour une option plus adaptée à ses besoins, moins bling-bling et plus personnelle.

— T’as progressé, toi, non ? lança la fille en serrant ses lacets.

Paloma sourit, surprise.

— Merci…

— Enfin, c’est pas encore du régional hein, mais c’est mieux.

Elle rit doucement. Paloma ne répondit pas.

Patins aux pieds, musique de fond lancée par l’une des compétitrices restées pour la séance libre, et voilà que les débutants partageaient le parquet avec les autres niveaux. Paloma faisait des tours de terrain, restant concentrée sur des mouvements simples. Hugo et Héloïse s’étaient mis un peu à l’écart, se lançant des défis dans des éclats de rire. Yvan observait la scène. Son expression était toujours la même. Impossible de savoir si le vieux coach était de bonne humeur. Il posa son regard sur Paloma, sans s’y attarder. Il avait été très clair au dernier cours : il n’avait pas de temps à perdre avec des personnages de son gabarit. En quelques poussées, il s’approcha du duo formé par Hugo et Héloïse.

Paloma se sentait étrangement en confiance. Dans sa bulle, elle sentait ses roues glisser avec aisance. Elle était paisible. Elle pinça les lèvres, tenté d’essayer quelque chose. Elle poussa un peu plus fort sur ses jambes, prenant de la vitesse, puis ouvrit sa hanche, posant son pied en ouverture vers l’arrière. Elle fit un cercle parfait. C’était un aigle. Un peu timide certes, mais parfaitement exécuté. La patineuse étira un large sourire, cherchant du regard Yvan, Hugo, ou même Héloïse. Elle ralentit, fière de son mouvement. Paloma tenta de capter leur regard, leva brièvement la main. Mais il ne détourna même pas les yeux. Elle pinça les lèvres. C’était idiot d’espérer. Encore plus idiot de croire qu’il aurait vu. Iels étaient absorbés par leur conversation. Personne ne prêtait attention à elle. Personne n’avait vu son exploit. Car oui, pour Paloma, réussir une telle figure était un exploit. Elle serra les poings, ses ongles s’enfonçant la protection qu’elle portait. Elle s’éloigna d’une poussée, attrapant sa bouteille d’eau pour faire passer son malaise.

Elle s’était entraînée des heures pour y arriver. Seule, dans ce même gymnase, quand la salle était vide et froide. Elle se souvenait encore de ses premières tentatives : l’instabilité, les hanches qui partent de travers, la peur de tomber à la renverse. Et puis ce moment où elle avait compris le mouvement. Le bon placement du pied. L’axe du regard. Le poids du corps à répartir. Elle s’était filmée, avait comparé, corrigé. Encore. Encore. Et là, elle l’avait réussi. Devant tout le monde. Mais personne ne l’avait vue.

— Eh Pam ! Il est trop cool Yvan. Tu sais pas quoi ? Il m’a proposé de participer au stage des vacances. Il m’a dit que je pourrais intégrer le cours de régional l’an prochain si je valide mes roulettes cette année.

Paloma serra sa bouteille dans sa main en s’efforçant de sourire. Jamais Yvan ne l’avait complimenté. Jamais il n’était venu lui parler d’un quelconque stage ou même de passer les roulettes. Paloma ressentait autant de la jalousie que de la colère. Héloïse n’y était pour rien. C’était bien qu’elle puisse évoluer dans le sport, mais Paloma se sentait une fois de plus rejetée et illégitime. Elle patine depuis un an dans ce club, Héloïse n’était là que depuis trois mois. Ce n’était pas juste. Qu’a-t-elle de plus que moi ? Elle manque de technique, et elle vient d’arriver… mais au moins, elle n’a pas peur. Et puis… elle est mince, pensa Paloma.

— C’est cool. Je suis contente pour toi, se força à répondre Paloma.

Elle reposa sa bouteille au sol et retourna sur le praticable. Sa joie s’était complètement envolée. Réussir un aigle n’avait rien de spécial. De toute façon, personne ne l’avait vu. Une petite voix dans sa tête l’incitait à croire qu’Yvan la détestait. C’était peut-être le cas. Elle avait patiné seule pendant des mois. Tombé, recommencé. Elle avait serré les dents. Payé son inscription. Appris les termes. Écouté chaque conseil, même les plus humiliants. Et, ça ne comptait pas. Rien de tout ça ne comptait. Pas pour eux. Pas pour lui. Le coach était de la vieille école, et elle n’avait aucun doute sur le fait qu’il était probablement raciste en plus d’être élitiste, sexiste et machiste. Le parfait mélange d’un vieil entraineur de patinage artistique.

La musique classique résonnait dans l’habitacle de la voiture d’Hugo. Héloïse sur le siège passager parlait sans interruption. Paloma ne l’écoutait pas, son visage tourné vers l’extérieur. La nuit était déjà épaisse, et le brouillard était aussi lugubre que ses propres pensées. La voiture s’immobilisa. Héloïse salua une dernière fois Hugo avant de disparaître derrière la porte de son immeuble. Paloma enjamba l’espace entre les deux sièges avant pour se placer côté passager. Hugo attendit qu’elle soit attachée pour redémarrer. Il tapotait sur son volant au rythme des notes de piano qui s'échappaient de l’autoradio.

Lorsqu’il s’arrêta devant sur une place de parking, Paloma se détacha sans pour autant sortir de la voiture. Hugo l’imita, fermant les yeux en continuant de tapoter le rythme de la musique sur le volant. Paloma regardait devant elle, perdue dans ses pensées.

— Tu veux qu’on change la musique ? demanda Paloma, juste pour dire quelque chose.

— Non. C’est bien comme ça.

Le piano s’égrenait doucement. Paloma sentait son cœur battre dans ses tempes. Elle n’osait pas le regarder. Elle tira doucement sur sa manche. Juste ça. Puis, elle se tourna enfin vers lui.

— Tu as déjà pensé à ce que tu ferais après la fac ? questionna-t-elle d’une petite voix.

— J’en sais rien. Un truc cool. Prof et chercheur, ça me laisserait pas mal de temps pour le reste.

— Un truc cool… souffla Paloma. Tu fais des maths… y a rien de cool, se moqua-t-elle.

— Eh ! C’est super cool les maths ! En plus, tu fais de la socio alors bon…

— C’est génial la socio’ ! Arrête.

Iels éclatèrent de rire. Paloma monta une main jusqu’à la tête d’Hugo, dégageant ses cheveux roux de son visage. Il la regarda faire, puis secoua la tête pour libérer ses cheveux de son oreille.

— Tu devrais t’attacher les cheveux quand tu patines.

— J’aime pas attacher mes cheveux, je te l’ai déjà dit.

— Tu n’aimes pas non plus faire des étirements, pourtant, c'est nécessaire pour être un bon patineur.

Le silence retomba. Paloma avait sa main dans les cheveux d’Hugo. Ce dernier s’était penché vers elle pour mieux profiter du contact. Il soupira de contentement, et Paloma ricana.

— Tu m’aimes bien ? demanda Paloma dans un murmure.

— Bah ouais. Sinon je serais pas là, lança Hugo avec désinvolture.

Dans sa voix, il n’y avait ni chaleur excessive, ni distance. Juste un fait. Pour Paloma, ce fut suffisant. Elle sentit son cœur bondir, les mots se gravaient en elle. "Sinon je serais pas là.” Elle sourit timidement.

— J’aime bien être avec toi, reprit Hugo. T’es pas chiante. C’est agréable.

Elle hocha la tête, incapable de répondre. Les paillettes dans ses yeux reflétaient la lumière des réverbères. Il posa sa main sur la cuisse de Paloma. Au travers de son legging, elle sentait sa grande main, fine et chaude. Il fit de légers mouvements comme s’il dessinait quelque chose d’invisible sur sa peau. Le cœur de Paloma tambourinait si fort qu’elle crut qu’il allait l’entendre. C’était doux, presque trop. Une chaleur nerveuse lui montait dans le ventre, lui coinçait la gorge. Elle n’osait plus respirer. Elle voulait rester là, dans cet instant suspendu – et en même temps, elle avait peur que ça aille plus loin, peur de ne pas savoir comment réagir, puis il se redressa pour venir se caler contre elle. Sa tête appuyée sur l’épaule de Paloma, il souffla dans son cou :

— Ta peau est tellement douce, ça devrait être interdit.

Ses joues s’enflammèrent. Incapable de dire le moindre mot, elle continua à caresser les cheveux du rouquin. Dans sa bulle, Paloma ferma les yeux et profita pleinement des sensations qu’elle ressentait. Elle était bien avec lui. Elle frissonna en sentant le souffle d’Hugo contre sa nuque. Il déposa un bref baiser contre sa peau et sous la surprise, elle lâcha un léger gémissement. Il pouffa de rire de plus belle, se redressant sur son siège. Il posa son front contre celui de Paloma, et d’une voix fatiguée, il reprit :

— Faut que tu arrêtes, sinon je vais jamais partir.

— Alors pars pas, suggéra-t-elle avec un sourire.

— J’ai cours demain. Et toi aussi. Crois-moi, je préférerai rester là à me faire cajoler, et si tu ne lances pas le mouvement, j’arriverai pas à partir.

— Bon d’accord.

Paloma enleva sa main des cheveux mi-long d’Hugo, elle se pencha pour récupérer son sac, et d’un même geste, elle ouvrit la portière. Elle se retrouva dans le froid de la nuit, et elle se pencha pour voir l’intérieur de l’habitacle.

— Merci de m’avoir ramené. Fais attention sur la route.

— T’inquiète ! Bonne soirée.

Dès qu’elle eut refermé la portière, il démarra. Un tramway klaxonnait en passant. Paloma se surprit à sourire bêtement en regardant la voiture partir. Hugo m’aime bien, pensa-t-elle heureuse. Elle se pressa de rentrer dans le hall de l’immeuble, montant les escaliers avec une nouvelle énergie. Peu importe qu’Héloïse fasse le stage de patinage, ou que personne n’est vu son aigle. Plus rien n’avait d’importance. Sauf peut-être la sensation froide qui restait sur sa cuisse, là où Hugo avait laissé sa main durant leur étreinte.

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