Roue 4 –

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La musique crachait à plein volume. Les lumières jaunes, bleues et rouges tournaient sur le sol donnant des allures de discothèques rétro. Pour un jeudi soir, la piste était anormalement envahie. Paloma était assise sur un canapé, ses patins aux pieds, et son regard perdu sur l’amas de personne qui patinait sur le parquet de la piste. Au milieu de la musique et du brouhaha ambiant, elle percevait difficilement sa propre respiration, pourtant elle entendait son cœur battre à tout rompre dans sa poitrine. Ses pensées flottaient quelque part entre la piste et la sensation de froid de son corps. Hugo entra dans son champ de vision, posant ses mains de part et d’autre de Paloma, appuyé maladroitement sur les accoudoirs, il se pencha pour être à la hauteur de son visage. Ce n’était pas une mince à faire vu sa taille en contraste avec celle de Paloma.

— Tu fais une pause méditation ?

— J’attends que mes jambes arrêtent de trembler, répondit-elle en esquissant un sourire crispé.

Il se laissa choir à côté d’elle dans un soupir exagéré. Il colla son épaule à celle de Paloma et glissa discrètement sa main le long de sa cuisse.

— Je trouve que tu as vachement progressé ces derniers temps.

Elle tourna la tête vers lui. Il regardait vers la piste, pourtant elle pourrait jurer qu’il essayait de la motiver. Elle étira un discret sourire, glissant sa main pour aller à la rencontre de celle du rouquin.

— C’est toi qui dis ça ? Tu as appris à faire en un mois, ce qui m’a pris huit mois.

Il ne répondit pas et le silence entre eux n’avait rien de silencieux tant le lieu était chargé de sons en tout genre. Hugo entremêla ses doigts à ceux de Paloma, jouant distraitement avec l’une des bagues qu’elle portait. Ne trouvant rien à ajouter, il se leva, tirant sur la main de la jeune fille pour l’entrainer dans son mouvement. Elle se stabilisa, et tant dit qu’il patinait en arrière, elle lui emboita le pas sans lâcher sa main. En arrivant aux abords de la piste, il lâcha sa main. Il se mélangea à la foule en une simple poussée. Paloma prit une profonde inspiration, déglutissant difficilement, puis elle s’élança à son tour.

Après deux petits tours de pistes, elle était beaucoup plus détendue. Méthodiquement, elle réalisa plusieurs citrons, puis se lança dans des cross-roll. Comme une routine qui lui permettait de se mettre en confiance. Elle aimait la sensation des roues sur le sol lisse. Elle allait vite, et elle prenait plaisir à accélérer jusqu’à pouvoir se mettre en fente pour tourner, son épaule à quelques centimètres du sol. Lorsqu’elle se remise debout, laissant ses roues glisser et réguler la vitesse, Hugo apparu à ses côtés.

— Quand je te regarde, je vois tout ton acharnement méthodique. Je te trouve motivante.

— C’est facile d’être acharnée quand on ne sait faire que trois figures, ironisa-t-elle en levant les yeux aux ciels.

— J’ai envie d’essayer de faire la fente comme toi. Tu pourrais me dire ce qui va pas ?

Elle acquiesça et lui fit un geste de la main. Hugo leva un pouce en l’air et s’élança aussitôt. Aucune peur, aucun doute. Il prit de la vitesse, pencha son corps, posa les roues latérales de son patin sur le sol, accompagnant le mouvement. Paloma ne put s’empêcher d’éclater de rire en voyant le visage de son ami. Il était crispé et rougit.

— Tu avais l’air d’être sur le point d’exploser ! souligna-t-elle, un brin moqueuse.

— Quand je t’ai vu faire, ça avait l’air hyper simple, mais bordel ! Ça fait super mal aux cuisses ! Comment tu fais pour descendre aussi bas tout ayant l’air aussi classe ?

Les joues de Paloma se sont teintés d’une couleur rosée à peine perceptible dans l’éclairage de la piste.

— C’est surement parce que j’ai plus de muscles que toi dans les jambes. Et puis, je suis plus petite, ça doit aider. Réessaye, mais cette fois, utilise tes bras pour te stabiliser, et pense à tendre ta jambe. Il ne doit pas y avoir de poids dans ta jambe, mais elle doit être maintenue.

Hugo acquiesça et se lança de nouveau sur la piste. Mettant en application les conseils de Paloma, sa fente latérale était plus jolie et plus stable, bien que toujours rigide. Paloma frappa ses protections de poignet entre elles pour l’applaudir. Hugo se plaça devant elle, patinant agilement en arrière.

— Tes conseils sont toujours tellement précis. Ce qui te manque, au final, c’est une mini Paloma sur ton épaule pour te conseiller comme tu me conseilles.

Elle étouffa un rire, posant ses mains sur ses hanches, levant légèrement la tête pour maintenir le contact visuel avec Hugo.

— C’est bien pour ça que je vais dans un club.

— Je t’ai jamais vu mieux patiner que quand tu n’es pas regardé.

Elle sentit son cœur cogner un peu plus fort, comme si ces mots étaient un poème caché dans une conversation banale.

— T’es vachement plus régulière que moi, en vrai. Moi, je fais des trucs quand j’me sens chaud. Toi, tu les bosses. C’est un truc que j’admire.

Admirer. Ce mot-là aussi, elle le rangea soigneusement. Il brillait un peu plus que les autres.

— Je sais pas si c’est de l’admiration, hésita-t-elle, les joues roses. C’est peut-être juste… de l’obstination débile.

Hugo haussa les épaules avec un petit rire.

— C’est la même chose, non ? Regarde les abeilles, elles s’obstinent à butiner, et au final ce sont elles qui tiennent tout l’écosystème.

Paloma pouffa, prise de court.

— T’as toujours des métaphores nulles comme ça ou c’est que pour me faire rire ?

— Juste pour toi, admit-il avec un clin d’œil.

Cette simple phrase suffit à tout embrouiller. Paloma continua à patiner en regardant le dos d’Hugo, slalomant entre les individus. Elle avançait sans chercher à performer. Elle profitait simplement de la sensation de légèreté et de bien-être qu’il avait éveillé en elle. Il n’était pas spectaculaire, ni grandiloquent, mais tout chez lui semblait fait pour exister dans le monde de Paloma. Il lui parlait comme si elle n’était pas de trop. Comme si elle méritait d’être vue.

— Je suis une abeille, murmura Paloma avec un sourire niais sur les lèvres.

— Salut ! lança une voix à sa droite.

Paloma sursauta, perdant l’équilibre une fraction de seconde avant de tourner la tête sur le côté. Elle reconnut sans trop de mal la vendeuse du magasin Skate N’roll. Elle étira un sourire timide, la saluant à son tour.

— Faudrait qu’on s’échange nos numéros, enfin si t’es ok !

Paloma hésita en se pinçant les lèvres avant de hocher la tête.

— Génial ! Au fait, je t’ai vu conseiller le rouquin, expliqua-t-elle en montrant Hugo à l’aide de son menton, je sais pas ce que tu lui as dit, mais en tout cas, sa fente était réussie !

Paloma s’empourpra une nouvelle fois. C’était rare d’avoir autant d’attention et de compliment. La blondinette restait à sa hauteur, ses jambes nues couvertes de bleus lui donnaient des allures de guerrière. Ses patins tout abîmés contrastait avec la finesse de son corps longiligne. Paloma tira inutilement sur son tee-shirt.

Ça ne sert à rien de se comparer, pensa-t-elle aussi fort que possible.

La derby-girl agita son bras devant le visage de Paloma, la faisant sortir de ses pensées. Elle regarda la blonde se mettre en arrière, poussant soigneusement sur ses jambes, les mains dans le dos.

— Tu avais dit que tu étais d’accord pour me montrer comment faire. Tu n’as pas changé d’avis ?

Paloma secoua la tête. Elle ne revenait pas sur ses paroles. Elle tendit ses bras, poussa plus fort sur ses jambes, accompagna son virage avec des croisés souples, et lorsqu’elle arriva au virage suivant, elle s’abaissa, dans une parfaite fente latérale. Elle n’était pas peu fière de cette figure. Elle l’avait tellement faite et refaite qu’elle était devenue sa signature. La blondinette bondit sur ses freins, comme une enfant sautillant sur la pointe des pieds.

— À moi ! À moi !

En bonne élève, la jeune fille plaça ses bras comme Paloma, et s’élança. Trop vite. Elle se pencha, instable, sa jambe négligemment tendue. Sans surprise, elle tomba, roulant sur le sol. Paloma se précipita vers elle, inquiète. La blonde releva la tête et éclata de rire. Paloma s’accroupit devant elle, au même moment, elle se redressa, se posant sur ses genoux.

— C’est plus difficile qui n’y parait ! s’écria-t-elle, euphorique.

— Tu ne t’es pas fait mal ? s’inquiéta Paloma.

— Du tout ! Je suis habituée à tomber. Au derby, il ne faut pas avoir peur des collisions et encore moins des câlins avec le sol.

— Tu es parti beaucoup trop vite. C’est une figure qui demande une grande stabilité vu que tu es entièrement appuyé sur ton quart extérieur. Tes bras ne sont pas là pour faire jolie, mais pour t’équilibrer. Si tu veux descendre, tu dois d’abord être en mesure de faire passer ton poids de corps d’une jambe à l’autre.

— D’accord. Je vais recommencer coach, affirma la blonde avec un clin d’œil.

Joignant le geste à la parole, elle sauta sur ses roulettes et s’élança sur la piste. Paloma resta statique à la regarder croiser avant de se stabiliser. Elle réduisit sa vitesse, et juste devant Paloma, elle tendit sa jambe, laissant glisser les deux roues intérieures. Paloma eut un large sourire sur le visage et leva deux pouces vers la jeune fille.

— C’était beaucoup mieux ! Il te suffit de faire ça plusieurs fois jusqu’à pouvoir descendre progressivement vers le sol et voilà.

— C’est grâce à toi. Tu es super douée pour expliquer. Bon, tu fais un peu peur quand tu passes en mode coach, mais sincèrement, on voit que tu aimes ça.

Paloma piqua un fard, baissa les yeux vers ses propres patins.

— Dommage que je ne sois pas aussi douée à patiner qu’à regarder les autres réussir, grinça-t-elle amer.

— Je trouve que tu t’en sors bien, moi !

La jeune fille étira un sourire crispé et délaissa la blonde au milieu de la piste. Elle se laissa choir sur l’un des canapés avec une grimace. Elle retira ses protections de poignet, un soupir de satisfaction s’échappant de ses lèvres. La piste s’était vidée. Il restait seulement les habitués. Hugo patinait encore. Paloma ressentait de nouveau cette profonde solitude qui lui grignote l’estomac et lui retourne l’intestin. Peu importe sa persévérance, ou ses efforts, elle n’était qu’une débutante sans talent. Certains patineurs occasionnels de la piste étaient bien plus à l’aise qu’elle. Aucune peur de tomber. Aucun souci de jugement ou d’insécurité.

Même pour ça, je suis juste un échec.

Le patinage me déteste.

Léonie a raison, je suis limitée parce que je suis grosse.

Les larmes lui montèrent aux yeux. Elle serra ses paupières aussi fort que possible, refoulant son trop-plein d’émotion. Elle respira lentement, retrouvant une forme de calme superficiel. Elle n’avait pas le droit de craquer là, en public. Elle avait eu assez de honte ces derniers temps. Elle se dirigea vers les toilettes en gardant les yeux rivés sur ses patins. Elle s’enferma dans l’une des cabines individuelles, et attendit.

Depuis sa cachette, elle percevait à peine de faible effluve de musique, le brouhaha était lointain. La lumière, d’un jaune pisseux, était désagréable. Elle garda donc les yeux clos, la tête appuyée contre le bois de la porte. Elle respirait doucement, prenant des petites goulées d’air.

Lorsqu’elle retourna vers le canapé qu’elle occupait juste avant, il y avait la blonde installée avec une canette de soda et une tasse de café encore pleine posée sur la table basse juste devant. Dès qu’elle la remarqua, elle lui fit de grands gestes. Paloma se força à étirer un sourire en roulant jusqu’à elle.

— Je t’ai pris un cappuccino. La dernière fois, je t’ai vu en boire un, j’espère que j’ai vu juste !

— Oui, j’adore le café. Merci…

La blonde attrapa soudainement le visage de Paloma entre ses mains. Ses doigts étaient glacés, ce qui contrastait particulièrement avec les joues brûlantes de Paloma.

— Ça va pas ? Tu as les yeux tout rouges. Tu veux aller prendre l’air ? s’inquiéta-t-elle.

Paloma se dégagea de sa prise d’un mouvement de recul craintif.

— Non, je vais bien. C’est passé.

Un long silence s'ensuivit. La blonde continua de fixer la jeune fille aux yeux rougis. Finalement, elle haussa les épaules et sortit son téléphone, le tendant à Paloma. Elle la regarda, incrédule.

— Ton numéro pardi !

Paloma laissa échapper un “Oh !” avant de prendre le téléphone entre ses mains, entrant son numéro puis y inscrivant son prénom. La seconde après qu’elle a rendu l’appareil à la blonde, son propre portable vibra. Elle regarda son écran en découvrant le SMS envoyé à la hâte par la blonde :

◄ Coucou, c’est Agathe :D

Paloma regarda son interlocutrice, les yeux écarquillés.

— Je t’ai même pas demandé ton prénom ! Désolée…

— C’est rien. Je t’ai pas demandé le tien non plus techniquement ! Et puis bon, maintenant, tu as le mien et j’ai le tien. Tu vois, c’est arrangé.

Elle acquiesça avec un sourire, ses yeux passant d’Agathe au SMS sur son écran.

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