Roue 5 –
Allongée sur le ventre, un livre entre les mains, Paloma agitait machinalement ses jambes. Tommy grattait sa guitare, râlant dès qu’un accord sonnait faux, avant de reprendre avec entêtement. L’ambiance était douce, familière. C’était toujours ainsi entre eux. Tommy, c’était la constante de sa vie. Un havre de paix dans un monde souvent trop bruyant.
— Ça me saoule, grogna-t-il en posant la guitare sur le matelas.
— Rappelle-moi, pourquoi tu t’obstines à apprendre ce morceau précisément ?
— Parce que j’ai dit à Axel que je savais le jouer.
— Tu aurais aussi pu, je sais pas… ne pas mentir, suggéra Paloma, l’air faussement blasé.
— Je voulais l’impressionner… avoua Tommy en croisant les bras.
Elle haussa un sourcil, mais n’ajouta rien. Elle comprenait ce besoin de plaire, quitte à déformer un peu la vérité. Elle-même le faisait sans vraiment s’en apercevoir. Elle se leva, quitta la chambre et mit un café à couler pendant que le lait moussait dans la buse. Tommy, lui, s’était affalé sur le canapé, scrollant son fil d’actu avec une moue concentrée. Paloma saupoudra un peu de cannelle sur la mousse, plongea une paille dans chaque mug, et apporta le tout.
Elle s’installa à côté de lui, posant sa tête contre son épaule. Le parfum sucré du café flottait autour d’eux.
— Tu comptes m’en parler ou je dois deviner ? demanda Tommy, mi-curieux, mi-taquin.
Elle se figea légèrement. Son cœur tambourina un peu trop vite.
— Je crois qu’il y a un truc… avec Hugo, murmura-t-elle, les joues déjà en feu.
Elle aspira une gorgée brûlante, se mordant l’intérieur de la joue pour se contenir.
— Tu crois ?
Elle hocha la tête en silence, les yeux rivés sur les cercles de mousse qui flottaient.
— Ça fait plusieurs fois qu’on se… câline. Et puis, parfois, il me tend des perches. J’aime bien être avec lui, il est pas prise de tête.
Tommy fit tourner son mug entre ses mains, ses doigts tambourinants nerveusement contre la porcelaine.
— Pam, t’es assez grande pour faire ce que tu veux, mais… ce mec, il est je-m’en-foutiste à souhait. Alors, je serais toi, je mettrais les choses au clair. Avec des mots.
Pour ne pas te bercer d’illusion, pensa-t-il sans le dire.
Un léger silence suivit. Paloma faisait tourner sa paille, pensive.
Puis, avec un demi-sourire en coin :
— Et toi, tu me présentes quand… Alex ?
Tommy leva les yeux au ciel.
— Axel, corrigea-t-il. Et, ça serait un peu bizarre de faire une soirée tous les trois. Ça fait à peine une semaine.
— Justement. Propose-lui une soirée avec un ou une pote à lui. Et moi. Comme ça, personne ne tient la chandelle et vous êtes à l’aise.
Tommy souffla, mi-amusé, mi-agacé, mais elle vit qu’il souriait malgré lui.
— J’essaierai d’organiser ça, dit-il en l’embrassant sur le front.
Paloma étira un large sourire, sirotant son café. Le silence fut rempli par de la musique, et bien rapidement les deux amis se mirent à chanter sur les titres qui défilaient. Dehors, la pluie tapait contre les fenêtres. C’était un dimanche comme un autre. Un moment précieux qu’iels vivaient pleinement.
En milieu d’après-midi, Tommy participait à un match de basket-fauteuil. Comme à chaque rencontre, Paloma était assise sur le bord du terrain, encourageant son meilleur ami avec tout l’entrain d’une cheerleader et la passion d’une supportrice. Elle criait son prénom à chaque passe, l’encourageait à chaque tir, tapait dans ses mains avec une ferveur contagieuse.
À un moment, il tourna la tête vers elle, les sourcils froncés de concentration, et lui adressa un sourire rapide. Elle le lui rendit aussitôt, cœur gonflé de fierté.
Le score fut serré, mais leur équipe l’emporta. Tommy leva le ballon au-dessus de sa tête, triomphant. Paloma applaudit à s’en rougir les paumes.
En quittant le gymnase, les joues rougies par l’effort et les éclats de voix, elle se dit que parfois, le bonheur était dans ces petites victoires. Ces instants où rien d’extraordinaire ne se passait, mais où tout vibrait juste.
☼
Une routine bien huilée, enchainant cours, salle de sport et lecture, Paloma préparait son sac avec soin, comme chaque mercredi soir. Autour des yeux, la plus belle nuance de jaune, soulignée d’un liner assorti zébré de noir. Sur ses tempes, de petites abeilles stylisées. Elle se regarda dans le retour caméra de son téléphone avant de quitter son appartement avec entrain. Elle était motivée. Enthousiaste.
Elle monta dans le tramway, son casque la gardant à l’abri des critiques. Elle s’installa contre une fenêtre, regardant le décor défiler en jouant avec la lanière de son sac d’un geste distrait. L’arrêt d’Héloïse venant d’être dépassé, Paloma la chercha du regard. Elle discutait avec une fille du club, une compétitrice. Sur l’épaule d’Héloïse, une nouvelle paire de patins pendouillait fièrement. Blanc, avec de petits strass sur le haut de la botte. Paloma sentit une pointe de jalousie et de colère poindre en elle. Son visage fut déformé par une grimace, avant de baisser rapidement le visage, sortant son téléphone. Elle faisait défiler son fil d’actualité sans même le voir, ses pensées tourbillonnaient dans un mélange de rejet, de violence et d’agacement.
En arrivant au gymnase, Paloma resta à l’écart, enfilant ses patins sur le banc le plus éloigné possible. Héloïse montrait fièrement ses nouveaux patins à Hugo qui s’extasiait avec elle. Paloma eut un sursaut de surprise lorsqu’Hugo regarda dans sa direction. Il délaissa Héloïse pour la rejoindre. Perché sur ses roues, il paraissait encore plus grand.
— Ce sont des abeilles ? demanda-t-il en dégageant une tresse du visage de Paloma.
— Oui, souffla-t-elle, les joues cramoisies.
Elle espérait qu’il comprenne. Qu’il fasse une remarque. Il l’avait inspiré. Il lui avait dit qu’elle était une abeille.
— Le jaune te va bien. La couleur façon générale te va bien.
Son cœur s’emballa plus fort. Il venait de lui faire un compliment. Pas une perche détournée comme il le fait d’habitude, un vrai compliment. Elle n’avait pas eu le temps de réagir qu’il était déjà parti patiner. Rapidement, il avait été rejoint par Héloïse, puis par Lou. Paloma se sentait légère. Bien qu’un peu à l’écart, elle savourait le compliment d’Hugo qu’elle répétait dans sa tête.
Une chevelure blonde la doubla à vive allure. La sortant de sa rêverie, elle fut hypnotisée par la grâce de Léonie. Elle prenait de la vitesse, puis s’élançait dans les airs. À la réception, sa jambe était tenue, fixe, gracieuse. Elle volait sur le parquet, elle dansait dans la lumière. Paloma arrêta de patiner pour savourer chaque fragment de la chorégraphie. Elle s’arrêta sans préambule, glissant vers Yvan avec un air concentré. De là où elle était, Paloma ne pouvait pas entendre l’échange entre le coach et la patineuse. Cependant, cette façon de la regarder, de mettre ses grandes mains sur les épaules de la fillette, cette façon qu’il avait de lui accorder plus de trois mots, montrait un profond respect et une forte admiration. Il appréciait le talent de Léonie.
Paloma se ressaisit et reprit ses poussées. Revoir les bases étaient ce qui la faisait le plus progresser. Elle le constatait cependant, elle restait amère. Elle ne progressait jamais assez vite. Contrairement à elle, les autres débutants adultes avaient tous l’air de s’en sortir à ravir.
La vérité était que Paloma avait des attentes et des exigences envers elle-même qui dépassait tout ce qui était possible. Les autres, quant à eux, n’étaient là que pour profiter d’un moment sportif et collectif.
La fin de séance fut annoncée par l’extinction des lumières du gymnase. Cela arrivait parfois. Chaque patineur se pressa vers les bancs, pour retirer leurs patins avec empressement. Ils savaient qu’ils n’avaient qu’une dizaine de minutes avant que l’alarme ne résonne. Une sale habitude du gardien du gymnase pour les faire partir plus vite. Paloma s’empressa de suivre le premier groupe à quitter les lieux. L’air frais de la nuit l’enveloppa, la faisant monter ses mains sur ses bras, grimaçant.
— Tu veux que je te ramène ? lança une voix à quelques mètres d’elle.
Hugo était derrière sa portière ouverte, encore en tee-shirt, ses cheveux négligemment emmêlé. Elle acquiesça d’un petit signe, trottinant jusqu’à la voiture. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il propose. Elle ne s’attendait jamais à rien. Pourtant, elle se surprenait de plus en plus souvent à espérer.
Le trajet en voiture fut ponctué de silence confortable et de musique classique. Paloma jouait avec la fermeture Éclair de sa veste, les yeux posés sur le paysage nocturne. Il coupa le moteur en arrivant devant chez elle. Il retira sa ceinture. Elle aussi.
— Ce serait cool une soirée, en dehors du club ou de la piste, lança-t-elle à voix basse, sans trop savoir pourquoi ça sortait là, maintenant.
Il tourna légèrement la tête vers elle, l’arrière de son crâne appuyé sur l’appui-tête, et les mains négligemment détendues sur ses cuisses.
— Ouais, ça serait cool.
Ce ton neutre laissait tout ouvert. Il n’avait rien promis, rien accepté, rien refusé. Néanmoins, Paloma se nourrit de ce nouveau sentiment qui émergeait à chaque fois qu’il lui parlait : l’espoir.
Dans la tiédeur de l’habitacle, Hugo leva une main vers elle, la passa sur sa joue avant de se loger dans sa nuque. Ses lunettes étaient embuées, elle ne discernait pas son regard, alors, elle l’imagina intense et profond. Elle retient son souffle lorsqu’il se redressa.
Encore l’espoir.
— Je suis claqué, lâcha-t-il finalement en retirant sa main de sa nuque.
Elle hoqueta, puis posa sa main avec empressement sur la poignée de la portière. Elle resta figée, la peau encore chaude là où ses doigts avaient glissé. Mais déjà, l’air tiède s’échappait avec lui.
— C’est vrai qu’il est tard. Merci de m’avoir ramenée. On se voit demain, à la piste ?
— Ouais, ok. Bonne nuit Pam.
Elle s’extirpa de son siège, sortant de la voiture en une fraction de seconde. À peine eut-elle claqué la portière qu’il redémarrait déjà. Elle pinça les lèvres, perturbée. Elle resta debout, sur le trottoir, à regarder disparaitre la voiture au carrefour.
☼
Paloma était assise sur un canapé, son téléphone à la main. La piste était vide, une seule employée était présente et jonglait entre le bar et la caisse pour la location de patin. Le visage de Paloma était tiré. L’air soucieux. Elle posa son smartphone et se pencha pour lacet son patin. Ses mains tremblaient anormalement. Elle insista, essaya plusieurs fois, sans parvenir à faire le moindre lacet. Elle grimaça, regardant de nouveau son écran de portable. Hugo s’installa à côté d’elle, jetant son portefeuille négligemment dans son sac de patins. Sans un mot, il se pencha, faisant le lacet de Paloma.
— Merci, avait-elle murmuré.
Il haussa les épaules en guise de répartie, comme si ce n’était rien. Comme si ce n’était pas un geste intime. Pour Paloma, c’en était un. Elle se leva, ses jambes flageolantes, et se laissa rouler jusqu’à la piste. La musique était forte, l’absence de basse rendait toutes les musiques désagréables. Elle poussa en V. Son poids de corps changeait de jambe à chaque poussée, et silencieusement, elle répétait :
— Missi-ssippi. Missi-ssippi.
Cela lui permettait de rythmer ses poussées. Hugo envahi rapidement la piste. Paloma profita du calme de la piste pour patiner en arrière. Ses mouvements étaient timides, presque fébrile. Elle contractait tellement ses abdos qu’elle peinait à respirer. Après deux tours de pistes, elle accéléra. Les citrons sont devenus des poussées. Elle mordait sa lèvre inférieure dans une concentration extrême.
Un bruit sourd la fit s’arrêter. Elle chercha du regard la source du bruit, avant de découvrir Hugo étaler au sol. Il leva un pouce en l’air, un sourire idiot collé au visage. Elle secoua la tête, amusée.
— J’essaie de faire une arabesque inversée. Tes arabesques sont parfaites, on pourrait faire une double ensemble.
Elle accepta d’un hochement de tête. Ce n’était pas la figure qui comptait à cet instant. C’était le « on ». Le « ensemble ». Elle prenait cette occasion comme une attention particulière. Une manière détournée de lui dire qu’elle avait de l’importance. D’abord, iels firent plusieurs tours de piste, synchronisant leurs poussées, puis, il se mit devant elle, levant sa jambe avec une souplesse toute relative. Paloma se positionna à son tour, soutenant le dos d’Hugo, les bras tendus. La figure n’était pas parfaite, ni même propre, cependant, tous deux en été satisfait.
— Attends, je vais nous filmer ! lança Paloma en quittant la piste.
Lorsqu’elle attrapa son téléphone, un soupir de soulagement s’échappa de ses lèvres.
◄ Désolé, je dormais. Je vais bien t’inquiète. Je t’aime honey.
Elle pianota tout en roulant vers Hugo qui l’attendait.
— C’est ton copain ? demanda-t-il avec un petit coup de coude.
— Non, mon meilleur ami. Il ne m’avait pas envoyé de message aujourd’hui, je m’inquiétais.
— Ah ok, répondit-il simplement en haussant les épaules.
Paloma plaça l’appareil contre le mur le plus dégagé de la piste, lança la vidéo, et rejoint Hugo avec une agilité gracile. Lorsqu’elle était détendue, elle patinait toujours mieux.
Ce soir-là, Paloma regarda la vidéo de leur figure une dizaine de fois, heureuse d’avoir immortalisé leur complicité.
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