Roue 6 –

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Le bar était plein sans être étouffant, les voix montaient et redescendaient en vagues, rythmées par les écrans de karaoké et les cris d’encouragement. Paloma sirotait un cocktail, assise entre Héloïse et Hugo, les jambes croisées, les yeux pétillants. Les titres s’enchaînaient, chacun attendant son tour avec impatience. La lumière tamisée diffusait une chaleur douce sur leurs visages et le fond musical vibrait dans leurs verres.

— Si quelqu’un veut chanter avec moi, faites-vous plaisir ! claironna un homme sur la scène éclairée du bar.

— Vas-y Pam ! Tu connais toutes les chansons, toi ! lança Héloïse, en lui tapotant la cuisse pour l’inciter à se lever.

Paloma eut un sourire gêné, lissa sa robe d’un geste mécanique, hésitant. Perchée sur ses talons, elle jeta un regard vers Hugo.

— Allez ! motiva-t-il, son sourire en coin comme une caresse.

Elle inspira et monta sur la scène, prenant le second micro, regardant l’homme avec un petit sourire timide. Lorsqu’il lui rendit son sourire, elle sentit un frisson courir sous sa peau. La bande-son de "New York avec toi" démarra. Elle balbutia les premières paroles, maladroite, puis se laissa porter. Sa voix, encore hésitante, s’affermit au fur et à mesure que le public chantait avec elle. Arrivée au refrain, elle se mouvait sans honte, jouant avec la foule qui hurlait les paroles à pleins poumons.

De la scène, elle chercha du regard la table. Hugo la regardait avec intensité, ses doigts tapotant en rythme sur son verre. Quand elle voulut descendre, il s’était déjà levé, les bras tendus.

— T’as tout déchiré !

Il la réceptionna sans effort. Son contact, bref, solide, déclencha quelque chose sous ses côtes. Elle s’écarta, rit un peu trop fort, se raccrochant à son verre pour masquer ses mains qui tremblaient.

Entre deux chansons, alors qu’Héloïse était partie au comptoir, Hugo se pencha vers elle.

— T’aimes être au centre de l’attention finalement !

— Peut-être. Ou peut-être que j’aime juste me sentir vivante.

Il hocha la tête. Leurs regards se croisèrent une seconde de trop. Héloïse, quant à elle, s’était éclipsée – sans doute aux toilettes ou chercher un verre.

— C’est rare, les gens qui n’ont pas peur du ridicule.

— J’ai trop souvent peur pour me permettre de refuser la honte d’une soirée. Et puis, le ridicule ne tue pas !

Plus tard, ce fut un solo endiablé sur « En Transylvanie » qui mit de nouveau Paloma en lumière. Son rire résonnait dans la salle, libéré. Puis ce fut au tour d’Héloïse. Hugo fronça légèrement les sourcils en constatant qu’Héloïse n’était plus là. Il n’en dit rien. Gêné, il accepta de prendre sa place. Il se mit à rire en voyant le titre affiché – une chanson pop bien loin de son registre plus classique qu’à l’accoutumée.

— Tu vas pas me laisser là, si ?

— Jamais, répondit-elle en le rejoignant.

Ils chantèrent en duo, maladroits et complices. Hugo chantait faux, mais juste assez bien pour que Paloma ait envie de l’écouter encore. Il passa un bras autour de ses épaules, ses lèvres frôlant presque sa tempe. Elle se pencha légèrement vers lui, les yeux brillants. Son rire vibrait contre son torse.

Elle pensa, sans oser le dire, qu’elle ne se sentait plus si lourde. Ni si seule.

La voiture sentait le produit chimique et le plastique. Paloma était sur la banquette arrière, blottie contre la veste de Hugo qu’il lui avait prêtée. Les yeux levés vers les lampadaires qui défilaient, elle sentait la fatigue couler en elle comme du plomb tiède. Sur le siège passager, Héloïse parlait fort, gesticulait. L’autoradio crachait un morceau de classique, étrange contraste avec l’excitation retombée.

— Tu te souviens de ce week-end avec Ariane et Charles ? Tu sais celui où tu as mangé toutes les crêpes ?

— C’étaient les meilleures crêpes de toute ma vie, rétorqua Hugo, nonchalamment.

— T’as tout bouffé ! Il ne restait plus rien ! Égoïste !

— Ça date. Tu devrais passer à autre chose.

— Comme toi avec Ariane, le charriât Héloïse.

Paloma ne bougea pas. Son cœur se contracta lentement. Encore Ariane. Encore cette silhouette invisible qui flottait entre eux. Héloïse enchaîna, riant :

— Non mais sérieusement, elle était incroyable. Sa manière de s’habiller, de parler… Et puis, cette répartie. Et son rire ! Tu te souviens de son rire ?

Héloïse se tourna vers Paloma, innocemment, elle ajouta :

— Tu l’aurais a-do-ré Pam ! Dommage, à cette époque, tu faisais pas partie du groupe.

Paloma se recroquevilla légèrement. Un nœud naquit sous son sternum. Elle n’avait rien à dire. Rien à proposer. Elle n’était qu’une silhouette floue sur la banquette arrière. Une passagère dans une histoire déjà écrite. Elle se sentait aussi mal à l’aise qu’après les fêtes de Noël. Tout le monde rit d’un souvenir qu’elle n’avait pas. Ce même sentiment d’être un invité de trop.

La voiture s’immobilisa. Héloïse descendit, emportant avec elle toute l’agitation. Le silence qui suivit fut presque violent. Elle glissa à l’avant, un peu gauche, frôlant le levier de vitesse. Hugo ne dit rien sans redémarrer. Il attendait qu’elle s’attache. Elle interpréta ce silence comme une invitation ou une permission de poser la question qui lui brûlait les lèvres.

— Tu l’aimes encore ?

Elle ne le regardait pas. Les phares d’une voiture passèrent, éclairant brièvement le tableau de bord. Elle se sentit exposée, minuscule.

— Non. C’est du passé, répondit-il simplement.

Elle inspira lentement, essayant de dénouer la corde qui l’étranglait de l’intérieur. Elle ignorait si elle le croyait. Mais elle voulait y croire.

Elle attrapa la ceinture. Le cliquetis résonna dans l’habitacle.

— T’es jalouse ?

Elle haussa les épaules, les yeux tournés vers la fenêtre.

— Ça changerait quoi ? De toute façon, y’a rien entre nous.

Il démarra. La musique changea. Son cœur cognait trop fort. Elle s’attendait au silence, à la fuite, comme toujours.

— Ça me déplairait pas qu’y ait un truc.

Elle ne dit rien. Ne bougea pas. Juste ses yeux qui clignaient trop vite. Le nœud sous son sternum s’effilochait doucement. Une chaleur douce remplaçait l’oppression. Elle monta une main devant sa bouche, cachant son sourire. Son corps tremblait à peine.

Lorsque la voiture s’arrêta au pied de son immeuble, Paloma mordillait sa lèvre inférieure. Elle hésitait. Elle jouait nerveusement avec l’ourlet de sa robe.

— Tu veux… monter ? On pourrait regarder un film, proposa-t-elle timidement.

— Pourquoi pas.

Iels montèrent sans se toucher. Arrivés chez elle, elle alluma une lumière douce, rangea un coussin avec nervosité. Dans la pénombre de l’entrée, la lumière du réverbère découpait leurs ombres sur le sol en lino synthétique. Il regardait autour, silencieux. Le film fut lancé sur une plateforme de streaming quelconque. Son PC portable déposé sur le matelas entre eux. Le chauffage faisait un léger bruit de soufflerie, couvrant presque leur respiration. Elle était incapable de se souvenir de l’intrigue. Tout ce dont elle se souvenait, c’étaient les mains chaudes d’Hugo dans son dos, les baisers fiévreux et la sensation bouleversante que, pour une fois, elle n’avait pas à lutter pour être choisie. À l’extérieur, un scooter passa dans la rue, son grondement étouffé par les murs.

Finalement, il se passait bien « un truc ».

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