Roue 9 –
Le samedi matin, le gymnase baignait dans une atmosphère plus calme, plus studieuse. Loin de l’effervescence des sessions libres du mercredi. Paloma préférait cette ambiance-là, même si elle n’osait jamais la moindre figure sous les yeux inquisiteurs d’Yvan.
Timidement, elle s’approcha de l’entraîneur à la fin du cours, alors que quelques patineur·ses profitaient encore des dernières minutes de glisse. Elle resta plantée là, à quelques mètres de lui, incapable de bouger. Son cœur cognait comme s’il voulait fuir pour elle. Elle inspira une première fois. Puis une deuxième. Si elle ne parlait pas maintenant, elle ne le ferait jamais.
— J’ai vu un truc sympa en roller dance… On pourrait peut-être essayer ? Juste… comme ça ?
Elle regretta instantanément. Une patineuse en train de s’échauffer éclata d’un rire aigu. Léonie passa derrière Paloma, s’arrêtant à sa hauteur, gloussant avec dédain :
— On fait de l’artistique, nous. Si tu veux être une bête de cirque, libre à toi.
Des rires fusèrent en écho dans le gymnase. Paloma baissa la tête, les joues rouges, la gorge sèche, les mains tremblantes. Les autres de son groupe avaient déjà enlevé leurs patins. Les compétitrices prenaient possession de la piste, et avec elles, l’impression d’un gouffre qui s’ouvrait sous ses pieds.
— Oh, tu es encore là, Pam ? lança Héloïse, arrivant à leur hauteur, juste à temps pour entendre la fin de la scène.
— Ta pote voudrait qu’on fasse des moonwalks et des fentes disco, pouffa Lou.
— Trop drôle ! On n’est pas une discothèque, renchérit Héloïse en riant.
Même si j’avais proposé une arabesque avec strass, ça aurait été trop subversif pour elles, pensa Paloma, les yeux piqués de larmes.
Elle s’éloigna à grandes enjambées, ses jambes peinant à soutenir son poids, ses roues crissant sur le sol ciré. Elle retira ses patins en pleurant en silence. Une fois dehors, elle contourna le bâtiment pour se cacher derrière le gymnase, et resta là une vingtaine de minutes, recroquevillée contre le mur, à essayer de calmer ses sanglots et l’angoisse dans sa poitrine. La pluie fine s’était arrêtée. Paloma décida que c’était le moment de bouger. Elle ne supportait plus les musiques d’entraînement qui filtraient encore à travers les murs.
Elle s’insulta mentalement en remarquant qu’elle avait oublié son casque. Mais elle n’avait aucune envie de prendre le tramway. Alors, elle marcha.
À mi-chemin, ses pas la menèrent presque malgré elle jusqu’au skatepark. Peut-être qu’ils seraient là. Les danseur·ses. Le garçon qui tournait sur lui-même, les bras ouverts. Peut-être qu’ils l’accueilleraient de nouveau, même sans qu’elle dise un mot.
Mais non. Les modules étaient vides. Tout était gris et silencieux. Le béton brillait par endroits, encore mouillé. Il n’y avait ni musique, ni mouvements. Rien. Un vieux monsieur en trottinette passa sans la voir.
Elle resta là, droite comme un piquet, les mains enfoncées dans les manches trop longues de son sweat marron. Elle l’avait mis pour ne pas disparaître tout à fait. Maintenant, elle se sentait ridicule.
Pathétique. Je ne suis pas le centre du monde. Qu’est-ce que je croyais ?
Elle rentra, trempée et déçue.
☼
Les allées du salon du livre étaient bruyantes, colorées, pleines de vie — et pourtant, Paloma s’y sentait étrangement bien. Rassurée, même. Elle slalomait avec aisance entre les stands couverts de goodies bariolés, de piles de romans dressées comme des remparts, derrière lesquelles se cachaient auteurices et illustrateurices en pleine séance de dédicaces.
Elle repéra Tommy près d’un stand, en pleine discussion avec une personne de l’organisation. Il portait un tote bag orné d’un dragon flamboyant, une large signature au marqueur noir traversant fièrement le dessin. Paloma s’empressa de le rejoindre, son sourire s’agrandissant à chaque pas.
— Merci d’être restée avec moi, Émilie, lança Tommy.
— Avec plaisir, tu es de très bonne compagnie, répondit la jeune femme avant de disparaître dans la foule.
Paloma enroula ses bras autour de lui pour le saluer. Il lui déposa une bise sur la joue, et elle désigna aussitôt un stand proche.
— Regarde, ils ont une table entière pour Lumen !
Elle parlait vite, son regard papillonnait d’une couverture à l’autre, ses mains caressaient les tranches des livres comme on frôle un trésor. Elle lisait chaque quatrième de couverture, grimaçait, souriait, commentait. Elle s’enflammait pour la moindre nouveauté, partageait ses avis, sautillait d’enthousiasme en lui montrant les prochaines sorties qu’elle attendait avec impatience. Du roman jeunesse à la BD, en incluant les mangas, rien n’échappait à sa passion.
Elle connaissait les maisons d’édition, les autrices engagées, les coups de cœur du moment. Tommy, lui, se laissait porter par ce torrent d’énergie. Il l’écoutait, amusé, attendri. C’était cette version d’elle qui l’avait conquis, des années plus tôt : vivante, curieuse, pétillante. Paloma à l’état pur.
Dans la file d’attente d’un stand de dédicace, Tommy attrapa sa main, entremêlant leurs doigts.
— C’est marrant, quand t’es ici, c’est une autre version de toi que je vois. Une version qui rayonne.
Paloma cligna des yeux, observant leurs mains liées.
— Tu veux dire que je suis terne, d’habitude ?
Il rit doucement, caressant le dos de sa main du bout du pouce.
— Non, Honey. Mais ces derniers temps… je te trouve éteinte. Surtout quand tu sors du club. Là, maintenant, tu brilles. Et, je te trouve magnifique. T’es une étoile, Pam. T’es faite pour briller.
Ses joues s’enflammèrent. Au milieu de cette foule bourdonnante, Paloma se sentit tout à coup bouleversée. Tommy avait toujours su trouver les mots — ceux qui réchauffent, ceux qui réveillent.
Elle serra sa main un peu plus fort, le cœur serré et les yeux brillants.
— Eh, pleure pas… souffla Tommy. Je veux pas te voir t’éteindre.
— C’est des larmes de joie, murmura-t-elle en retenant un sanglot. Merci… pour tout.
Tommy lui sourit doucement. Iels avancèrent dans la file, toujours main dans la main, jusqu’à atteindre l’autrice. Paloma se dit que ça faisait longtemps qu’elle ne s’était pas sentie aussi vivante. Aussi elle-même.
Le calme de son appartement tranchait avec l’agitation joyeuse du salon du livre. Paloma soupira, le cœur encore gonflé, incapable de se défaire de ce sourire qui lui chatouillait les joues. Elle se laissa tomber en étoile sur son lit, son tote bag rempli de livres à ses pieds, et attrapa machinalement son téléphone.
Une envie la démangeait : celle de partager ce moment. Elle se surprit à penser à Agathe. En ouvrant l’écran, elle réalisa qu’elle avait un message non lu, envoyé dans l’après-midi.
◄ Hey, tu fais quoi aujourd’hui ?
Agathe ponctuait ses messages d’émojis aussi expressifs qu’elle, entre étoiles, arcs-en-ciel et patins à roulettes. Paloma se redressa aussitôt, croisant les jambes sur le matelas, puis tapa rapidement :
► Oh zut, désolée, j’avais pas vu ton message !
◄ Aucun souci :) Alors, t’as fait quoi de beau ?
► J’étais au salon du livre… rien à voir avec le patinage haha
◄ Aaaah mais c’est trop bien ! tu lis quoi en ce moment ? Moi je suis à fond dans les comics Raven + Beast Boy !!
Paloma éclata de rire en lisant la réponse. Elle entendait la voix d’Agathe dans sa tête, vive, enthousiaste, familière. Elle se mit à taper frénétiquement, oubliant l’heure.
Le fil de la discussion s’étira comme une guirlande lumineuse dans la nuit. Elles partagèrent des résumés de romans, des GIF absurdes, des playlists mélancoliques. Paloma lui raconta son amour des couvertures rigides, ses auteurs préférés, les livres qu’elle n’avait jamais osé finir. Agathe voulait tout savoir, posait des questions sans jamais juger. Paloma sentait, au creux de son ventre, quelque chose de chaud. Quelque chose de doux.
Une sensation rare : être vue. Et acceptée.
☼
Devant son lit, Paloma faisait glisser ses pieds sur le lino, essayant d’imiter le mouvement du tuto qui défilait sur son téléphone. Elle s’y remit à plusieurs reprises, faisant attention au moindre ressenti qu’elle avait. Elle jouait sur ses appuis, répétant le mouvement avec chaque variation. Lorsqu’elle eut l’impression que le mouvement était acquis, elle se chaussa rapidement, mit ses patins sur l'épaule, son téléphone dans sa poche, et elle s’empressa de descendre dans le garage sous-terrain de son immeuble.
La lumière émettait un léger grésillement, le béton était tâché par endroit. Le froid et l’humidité cohabitaient avec la lumière jaunâtre des néons. Elle serra les lacets, et lança de la musique dans son casque. Elle essaya d’abord de décomposer le mouvement, lentement, avec une prudence contrôlée. Puis, dans une poupée légère, elle tenta.
— Yes ! s’exclama-t-elle en réussissant le mouvement.
Sans oublier la joie et la sensation d’accomplissement, elle recommença. Plus de vitesse, plus de rythme. Elle appuya son téléphone contre un mur, et se filma, essayant de suivre la musique qu’elle avait dans les oreilles.
Prise au jeu, elle fut interrompue par l’obscurité. La lumière avait un minuteur intégré. Elle se figea dans l’obscurité, les bras tendus dans le vide. Un bruit. Un craquement. Puis le sol. Elle grimaça, passant une main sur son genou douloureux. Elle jura à voix basse, se relevant prudemment, elle appuya sur l’interrupteur.
Assise à même le sol, elle retira ses patins, constatant avec amertume qu’ils commençaient à être usés. Les éraflures, les freins rongés, l’intérieur de la botte devenue inconfortable. Elle soupira longuement. C’était sa première paire. Elle les trouvait symboliques. Leur teinte jaune et leurs lacets arc-en-ciels étaient la seule touche de couleur qu’elle portait.
► Tu trouves que c’est déconnant si je m’achète une nouvelle paire de patins ?
Elle envoya le message à Tommy, sans grande conviction.
◄ Si tu estimes que tu dois en changer, ou que tu en as juste envie, vas-y.
Elle étira un sourire. Il ne lui en fallut pas plus pour bondir sur ses pieds et remonter dans son appartement en quête d’une nouvelle paire. Une paire qui brillerait autant qu’elle. Il lui fallait quelque chose qui lui corresponde, une paire neuve et belle. De nouveaux patins prêts pour à lui faire vivre de nouvelles réussites.
Elle passa une bonne partie de l’après-midi à comparer les différents patins. Les références, les couleurs, les types de roues, les roulements. Elle grogna de frustration. Elle attrapa son téléphone de désespoir.
► HELP ! Toi qui bosse dans une boutique de patin, tu aurais une marque à me conseiller ?
◄ OMG ! OUI ! Attends, je t’envoie la liste des modèles !
Paloma étira un sourire, rassurée de voir qu’Agathe était si réactive. Elle regarda un à un les modèles qu’elle lui avait envoyés tout en discutant avec Agathe par message. Son choix s’arrêta sur une marque américaine qui proposait une stylisation personnelle et une botte sur-mesure.
Elle envoya une photo de l'e-mail de confirmation à Agathe.
◄ Tu as intérêt à me les montrer quand tu les reçois !
► Va falloir attendre quinze jours !!
☼
Le carton était arrivé de façon inespérée un vendredi matin. Étant à la faculté, Paloma due aller le récupérer directement au bureau de poste. Impatiente, elle serrait la boite contre sa poitrine, voyant les arrêts défiler au travers de la vitre du tramway.
Le colis déposé sur son lit, elle avait découpé le scotch avec soin, retirant le papier de soie. À l’intérieur, les patins brillaient d’une couleur pastel douce, avec des roues nacrées et des lacets blancs qui contrastaient avec les deux teintes qu’elle avait choisies. Elle les toucha du bout des doigts, comme on effleure un bijou. Contenant sa joie, elle les prit en photo, envoyant le cliché à Hugo :
► Regarde ce que j’ai reçu ! Ils sont magnifiques !!
◄Cool – reçut-elle quelques minutes après.
Rien d’autre. Aucune question, aucun émoji, aucune réaction. Paloma regarda l’écran, son sourire tombant d’un coup. Elle contempla de nouveau ses patins, les sortants de la boite avec délicatesse. Elle s’assit à même le sol, enfilant le premier.
— Waw ! C’est si confortable ! s’exclama-t-elle avec enthousiasme.
Elle s’empressa de mettre le deuxième, faisant rouler ses pieds d’avant en arrière sans pour autant bouger de sa place. Elle saisit de nouveau son téléphone, envoyant un message à Agathe :
► Tu avais raison ! Les GH sont incroyables!
◄ Tu les as reçus ??? Montre-moi !!!
Paloma s’empressa de photographier ses jambes, dévoilant son tout nouvel équipement. Le patin gauche était d’un violet pastel tandis que le patin droit était d’un jaune soleil. La matière en daim donnait un aspect duveteux et confortable. De petit strass ornait le lacet.
◄ Ils sont sublimes !! Je veux les voir en vraiiii
Paloma sourit à pleines dents. Promettant à Agathe de la retrouver à la piste jeudi prochain armée de sa nouvelle paire. Elle sentit une excitation nouvelle bourdonner en elle. Un sentiment d’élan. De renouveau. Comme si, cette fois, quelque chose allait vraiment changer.
Puis, elle posa son téléphone, se leva et se regarda dans le miroir de sa chambre. Elle avait encore les deux patins aux pieds, et malgré le sweat trop grand, les cernes et ses cheveux un peu en bataille, elle se trouva bien. Vivante. Elle fit quelques pas maladroits dans la pièce, encore hésitants, mais chargés de fierté.
Le jeudi semblait loin, mais elle pouvait l’attendre. Parce que maintenant, elle avait quelque chose à attendre. Quelqu’un aussi.
Cette pensée seule suffit à lui réchauffer la poitrine.
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