Prologue Une perte profonde
Quand Caspian avait quitté Chevaille au crépuscule, il pensait que ce serait une nuit comme les autres, pour lui comme pour les Chevois. Il était allé dans la forêt de Nyria et avait marché jusqu’à un grand arbre. La lune commençait à briller timidement. Le garçon s’était traîné jusqu’au pied de l’immense pin en serrant la chaîne d’argent qu’il portait au cou. Elle était devenue incandescente et il essayait de supporter le plus longtemps possible cette douleur que lui seul pouvait sentir. Caspian s’était assis contre le tronc de l’arbre et avait encore attendu une minute, qui parut durer un siècle, puis, n’en pouvant plus, il l’avait retirée. Par la suite, il s’était empressé de la cacher entre les racines de l’arbre. La douleur avait disparu, et Caspian avait senti son corps se transformer : ses poils avaient poussé. Des griffes tranchantes avaient percé ses doigts fragiles, une queue avait poussé, ses dents s’étaient transformées en crocs, son nez en museau, ses yeux étaient devenus d’un jaune perçant, ses sens s’étaient aiguisés, et il avait grandi jusqu’à devenir un loup de la taille d’un cheval. Après cela, Caspian était parti et avait erré dans la forêt toute la nuit. Il avait chanté à la lueur de la pleine lune, s’était roulé dans l’herbe avec Grise et Ombre, deux louves s’était bagarré avec elles, avait joué jusqu’au matin.
A l’aube, le garçon était retourné devant l’arbre. Il avait fouillé les racines de son museau et en avait extirpé la chaîne d’argent. Il l’avait remise autour de son cou et avait retrouvé sa véritable apparence de petit garçon de dix ans.
C’est à ce moment-là qu’il avait vu la fumée.
Une épaisse colonne de fumée grise montait dans le ciel rose du matin, à l’extérieur de la forêt de Nyria. Caspian avait couru aussi vite que le lui permettait ses petites jambes et, parvenu à la lisière de la forêt, il avait contemplé Chevaille, sa ville natale, brûler. Sur les grandes portes de la ville, à la place de l’étendard chaleureux sur lequel était tissé un cheval, il y avait celui des Serpois : un serpent enroulé sur lui-même, gueule ouverte, crachant son venin d’un noir d’encre. Le garçon avait senti la rage monter en lui, ainsi qu’une immense douleur. Les larmes avaient commencé à couler doucement sur ses joues, et il s’était effondré par terre, pleurant ses parents, pleurant son petit frère, pleurant ses amis, pleurant les Chevois.
Toute la journée ce petit enfant pleura devant sa ville, caché derrière des buissons. A la nuit tombée, Caspian avait cessé de sangloter et était parti en direction de Loupaille. Cette ville n’était pas la plus proche de chez lui, mais le garçon s’y sentirait en sécurité. Il connaissait du monde là-bas, et c’était la seule ville qu’il connaissait, maintenant que Chevaille était envahie. Avant de partir, il avait jeté un dernier regard à sa ville, d’ordinaire si accueillante, et désormais si inquiétante.
Pendant dix jours, Caspian avait traversé de nombreux lacs, marcher sur de nombreuses routes, s’était caché dans de nombreuses forêts pour échapper aux soldats Serpois qui recherchaient les survivants Chevois, et avait mangé les maigres provisions qu’il avait trouvé. Il était sale, affamé et épuisé lorsqu’il était arrivé aux portes de Loupaille. Cette ville ne ressemblait pas du tout à Chevaille : un immense mur se dressait autour de la ville, des gardes patrouillaient sur des créneaux de pierre et devant la grande porte de bois, et leur étendard n’avait rien d’accueillant ; il représentait un loup hurlant à la pleine lune. Caspian avait évité de trop regarder la lune, car, même sur du tissu, elle pouvait toujours éveiller la bête en lui. Le garçon avait d’ailleurs senti sa chaîne le brûler un peu. Un tout petit peu, mais elle l’avait brûlé.
Il s’était avancé en regardant ses bottes couvertes de boue, et avait dit d’une petite voix :
- S’il vous plaît, aidez-moi ! Je viens de Chevaille, notre ville a été envahie par les Serpois. J’ai marché pendant dix jours pour vous demander asile. J’ai froid, j’ai faim, et je suis épuisé.
Un garde Loupois du nom de Ferian, que Caspian connaissait et aimait comme un deuxième père, avait posé sa lance et l’avait pris dans ses bras. Il l’avait entraîné à l’intérieur de la ville et l’avait emmené chez lui. Là-bas, il lui avait donné un bain, à manger et un bon lit. Le garçon était si fatigué qu’il avait dormi deux jours et deux nuits. Au début du troisième jour, il s’était levé et avait demandé à Ferian où était sa femme Amina et ses enfants, Adèle et Léo. Le garde l’avait regardé de ses yeux bleu océan, et avait répondu d’une voix emplie de tristesse :
- Hélas mon garçon, ma femme, ma dulcinée, mon âme, mon cœur, et mes enfants, la prunelle de mes yeux, mes amours, tous trois sont partis à Chevaille pour vous rendre visite. Je n’ai plus eu aucune nouvelle depuis, si ce n’est des voyageurs ayant aperçu la bataille, et toi qui viens me confirmer ce que je craignais mon garçon.
Caspian avait senti un poignard s’enfoncer dans son cœur. Amina, cette femme belle et forte, Léo, cet ami si fidèle, si drôle, si gentil. Et Adèle… Adèle, la plus belle, Adèle, la plus forte, la plus courageuse, la plus gentille. Adèle, l’âme de son âme, Adèle, le cœur de son cœur. Morte. Ou prisonnière, ce qui est pire.
Parce qu’ils voulaient leur rendre visite. Ils étaient sûrement arrivés pendant la nuit, lorsque le garçon n'était pas là, et il n'avait même pas pu leur parler ni les voir...
Caspian avait pleuré, pleuré toutes les larmes de son petit corps, jusqu’à ne plus pouvoir verser une larme. Où aller maintenant ? Il n’avait pas su répondre à cette question, et n’en avait d’ailleurs pas eu besoin. Ferian l’avait recueilli et élevé comme son propre fils. Il lui avait trouvé une nouvelle identité pour le protéger des Serpois, celle de Caspian Taukeris, son fils, le frère jumeau d’Adèle, et s'était assuré que personne ne le dénonce. Le garçon, alors qu’il avait quatorze ans, un soir de pleine lune, avait révélé son secret à Ferian. Il était sûr que son père adoptif le rejetterait une fois la vérité découverte, mais non, au contraire.
- Tu as peur de ce que tu appelles une malédiction, avait-il dit, mais c’est un don mon petit. Tu ne dois pas en avoir peur. Tu ne dois pas croire qu’il te contrôle, ni que tu le contrôles. Vous êtes une seule et même personne, vous devez apprendre à vous connaître, vous devez vous apprivoiser, et à ce moment-là, tu pourras faire face à ta vraie nature. A ce moment-là mon garçon, tu sauras qui tu es.
C’était la dernière fois que Caspian et Ferian s’étaient parlés.
Le lendemain, Loupaille était tombée aux mains des Serpois. Bruno, le seigneur de la ville, avait été tué, ainsi que de nombreux soldats, dont Ferian.
Le garçon l’avait enterré au pied de l’arbre où Adèle, Léo et lui jouaient lorsqu’ils étaient ensemble. C’était ce même arbre que le garçon avait choisi pour cacher sa chaîne d’argent, les nuits de pleine lune. Le jeune homme, pour payer les impôts tous nouveaux, tous frais, que les Serpois avaient installer, était devenu serveur dans l’auberge LE LOUP ROUGE, et s’était vite habitué au nom de Taukeris, Caspian Taukeris. Mais jamais, pendant sept ans, il n’oublia son nom. Son vrai nom.
Caspian Tsuna.
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