Mars 2026 - Résurgence

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Sylfenn

Un maelström de flammes. À travers le tourbillon des fumées, le crépuscule rosé se teintait d'écarlate. Au ronflement du brasier se mêlaient le crépitement liquide des lances à eau et le claquement sec des ordres.

— Reculez !

Sylfenn obtempéra sans hâte et rejoignit les camions du SAMU, alignés à la limite du périmètre de sécurité établi par les pompiers. Elle fronça les sourcils. Ses collègues se tenaient à distance prudente, certains étaient même remontés à bord des véhicules pour se mettre à l'abri de l'odeur âcre et de la chaleur.

Elle haussa les épaules. En même temps, elle ne pouvait le leur reprocher. Ils n'avaient pas, comme elle, une physiologie qui leur permettait de supporter la brûlure et les émanations toxiques de la fournaise. Et puis, pour le moment, ils ne pouvaient rien faire. Ils devaient attendre pour intervenir que l'incendie fût maîtrisé. Les paupières plissées, elle scruta de nouveau les alentours.

Fort heureusement, on pouvait espérer qu'aucune victime ne se trouvât encore à l'intérieur du hangar embrasé. Le feu avait pris dans l'un des trois entrepôts du complexe et, a priori, les vigiles qui en assuraient la surveillance avaient eu le temps d'évacuer. Le reste du site de Sanofi, les bâtiments administratifs et les chaînes de production du vaccin, n'étaient pas touchés et les pompiers s'acharnaient à les garder indemnes. Les personnes qui y travaillaient encore à cette heure tardive avaient été mises en sécurité depuis longtemps.

La jeune femme aurait pourtant apprécié un peu d'occupation. Pour une fois qu'elle prenait une garde au SAMU, elle bouillait de devoir patienter sans agir en regardant la construction se consumer. Mais il était hors de question qu'elle se ruât tête baissée à travers le mur de flammes. D'ailleurs, les forces de l'ordre ne l'auraient pas laissée approcher. Elle se dressa sur la pointe des pieds pour observer les policiers chargés de tenir les curieux à distance du sinistre.

À vrai dire, ils n'avaient pas énormément de travail, les environs du complexe étaient peu fréquentés. Il se dressait à l'emplacement d'une ancienne cité, rasée peu de temps après l'élection de Bartoli. Dès les premières heures de son mandat, le Président avait en effet mis en œuvre le grand projet de rénovation urbaine qu'il avait promis. Les habitants des banlieues parisiennes avaient vu s'avancer des caravanes de bulldozers qui, en quelques mois, avaient transformé des kilomètres carrés de barres rébarbatives en no man's land quasi désert.

On avait purement et simplement expulsé du territoire une grande partie de ceux qui y demeuraient. Des immigrés, pour la plupart. La coopération enthousiaste de leurs pays d'origine avait largement facilité l'opération. Le septième variant avait sévèrement décimé la population de nombre d'entre eux. Ces nations voyaient plutôt d'un bon œil le retour au bercail de ressortissants susceptibles de relancer la natalité. Beaucoup de cités à la réputation sulfureuse s'étaient ainsi vidées de leurs habitants avant d'être détruites.

Sur leurs ruines, on avait rebâti des logements flambant neufs, attribués aux rares privilégiés autorisés à rester. Il leur était toutefois enjoint de se tenir à carreau s'ils souhaitaient continuer d'en profiter. Et les règles étaient nombreuses et draconiennes : travail et assimilation obligatoires, renoncement à des traditions et habitudes culturelles jugées incompatibles avec les lois républicaines, cantonnement strict des pratiques religieuses à la sphère privée... Tout manquement se soldait par une reconduite à la frontière immédiate, non seulement du contrevenant mais de l'ensemble de sa famille.

Même s'ils s'insurgeaient secrètement de voir leurs libertés ainsi entravées, les gens faisaient profil bas. C'était toute la subtilité pernicieuse de la politique Bartolienne : dissimuler sous le joli papier de soie de pseudos privilèges les fils barbelés de la répression. Et, pour jouir d'un nouveau confort, beaucoup étaient prêts à tous les renoncements. Car paradoxalement, les conditions et le niveau de vie des catégories populaires s'étaient sensiblement améliorés. Le déploiement massif de forces de police, qui ne prenaient plus guère de gants avec la délinquance, les avait au moins débarrassés des trafiquants qui gangrénaient jadis les quartiers. Sur les vastes étendues, rendues à la friche par la destruction des vieux habitats, Sanofi avait par ailleurs implanté ses usines de production du vaccin. Et Dieu sait qu'il en fallait pour répondre à la demande ! Il y avait désormais du travail et des revenus décents pour tout le monde.

Avec un sourire, Sylfenn finit par apercevoir Raphaël dans les rangs des policiers. Elle n'était pas étonnée de le retrouver là. Grâce aux relations de Teddy, il avait intégré la BSPSS, la toute nouvelle unité créée par le ministère de l'intérieur pour assurer la surveillance et la protection des sites stratégiques. Les infrastructures de Sanofi étaient bien sûr considérées comme tels et le moindre événement inhabituel touchant l'une d'entre elles suscitait l'affolement des autorités. Il n'était pas surprenant que la brigade de Raphaël eût été appelée pour mener les premières investigations sur l'origine de l'incendie.

Elle leva les yeux vers le feu qui continuait de faire rage. Les équipes du SAMU n'étaient pas près de pouvoir entrer en action, elle avait largement le temps. Elle ne put résister à l'envie de rejoindre son compagnon et, abandonnant ses camarades, se dirigea résolument vers lui.

Le jeune homme était occupé à prendre les dépositions des personnes présentes lorsque le sinistre s'était déclaré. Curieuse de le voir à l'œuvre, Sylfenn s'arrêta à quelques pas et l'observa discrètement.

— Vous avez entendu une déflagration ? Vous êtes sûrs ?

Le regard dur, Raphaël toisait l'un après l'autre les hommes et les femmes qui lui faisaient face. Ceux-ci, sans doute de simples techniciens de l'équipe de nuit, acquiescèrent précipitamment.

— C'est étrange... reprit le policier. Vous m'avez dit que cet entrepôt contenait uniquement des doses de vaccin prêtes à être expédiées. Rien qui soit susceptible d'exploser, donc.

Sylfenn nota le malaise qui s'empara des employés. Ils paraissaient troublés et échangèrent des coups d'œil embarrassés.

— Ben... Non, risqua l'un d'eux d'un ton où perçait une pointe d'anxiété. Y avait aucune raison que ça pète.

Aussitôt, les autres approuvèrent à grands renforts de vigoureux hochements de tête. Raphaël les fixait toujours, les paupières mi-closes avec une expression soupçonneuse. La conclusion semblait s'imposer : si cette explosion ne résultait pas d'un accident industriel, alors...

— Vous êtes en train de suggérer qu'il pourrait s'agir d'une bombe ? interrogea-t-il.

De nouveau, les techniciens s'entre regardèrent furtivement.

— Bah, c'est la seule explication plausible, affirma celui qui s'était déjà exprimé. Ça a tout l'air d'un attentat !

— Mouais... concéda le jeune homme, évasif. C'est possible... L'enquête le dira. Sinon, vous n'avez rien remarqué de suspect, ce soir ? Aucun de vous n'était à proximité de l'entrepôt ?

Cette fois, ce fut une avalanche de « non » qui déferla en réponse. Tous assurèrent avec empressement qu'ils se trouvaient à leurs postes, dans la partie productive du complexe, lorsque l'incendie s'était déclenché. Ils n'avaient rien vu.

— Je vois, lâcha Raphaël, ce sera facile à vérifier, tout le site est sous vidéosurveillance. Bien... C'est tout pour le moment. On vous convoquera dès demain pour enregistrer vos dépositions. Vous pouvez rentrer chez vous, maintenant. L'usine est à l'arrêt jusqu'à nouvel ordre.

Une onde de soulagement parcourut le groupe et tous commencèrent à s'éloigner sans demander leur reste. L'homme qui était intervenu à plusieurs reprises s'attarda cependant. Raphaël remarqua son attitude hésitante. Il semblait vouloir lui parler.

— Autre chose à signaler ? s'enquit-il.

— C'est que... Je voudrais pas avoir l'air de vous donner des conseils, mais... Vous devriez chercher du côté des Zianes. Pour moi, c'est eux les responsables !

Sylfenn sursauta, elle ne s'attendait pas à cela. Son compagnon, quant à lui, haussa un sourcil curieux.

— Qu'est-qui vous fait dire ça ? interrogea-t-il.

— Ben, y en a de plus en plus dans le quartier, faut dire... Et puis tous les jours, j'en vois au moins trois ou quatre qui trainent autour du complexe. Pourquoi ils rôderaient dans le coin, si c'était pas pour préparer un mauvais coup ?

— Humm... Peut-être, en effet, admit le jeune homme. Nous vérifierons cela. Merci de votre aide, en tout cas.

Satisfait de cette promesse, le bonhomme tourna enfin les talons et se hâta de rejoindre ses collègues.

— Ne me dis pas que tu crois à ça ! s'exclama Sylfenn.

Raphaël fit volte-face, son visage s'éclaira aussitôt d'un sourire en la reconnaissant.

— Hé, tu es là, ma perle ! s'écria-t-il. C'est vrai, tu bosses au SAMU, ce soir.

Il s'avança pour l'embrasser, mais la jeune femme recula vivement et esquiva son étreinte.

— C'est totalement absurde, poursuivit-elle d'un ton agacé, ce type raconte n'importe quoi !

— Pourquoi ? s'étonna-t-il, intrigué par sa réaction véhémente. C'est assez plausible, au contraire. Si l'incendie est dû à un sabotage...

— Un sabotage ? Allons, Raph, tu as vu ce gars ! Il est d'origine étrangère, comme ses collègues, d'ailleurs... Ce sont des gens du coin qui vivent dans la peur de se faire virer. Ils craignent sûrement d'être mis en cause, qu'on les accuse de négligence et ils essayent de se dédouaner. Si ça se trouve, il n'y a jamais eu d'explosion.

— Tu n'as pas tout à fait tort, admit le jeune homme après une brève réflexion. Mais on le saura vite, de toute façon. Si ça a vraiment sauté, les riverains confirmeront avoir entendu le bruit. Et puis, on devrait retrouver des traces d'explosifs dans les décombres. Seulement...

Il marqua une brève hésitation, considérant sa compagne d'un air indécis.

— Écoute, je ne devrais pas t'en parler, mais... Ce n'est pas la première fois qu'un site de Sanofi est victime d'un accident de ce genre. Ces derniers temps, ils ont même sacrément tendance à se multiplier. Un peu trop pour qu'il s'agisse de coïncidences.

Sylfenn écarquilla des yeux effarés.

— Comment ça ? se récria-t-elle. Qu'est-ce que tu racontes ? On n'en a jamais eu connaissance. Pourquoi les médias n'en ont-ils pas parlé ?

— Parce qu'ils ont reçu l'ordre de ne pas le faire, avoua Raphaël, un peu gêné. Pour éviter la panique. Tu comprends, sur les sites touchés, on a dû ralentir la production du vaccin, voire l'arrêter. Et avec la résurgence du virus...

Les épaules de la jeune femme s'affaissèrent brusquement, la nouvelle l'atterrait. Depuis plusieurs semaines, en effet, on enregistrait une recrudescence des infections au Sars-Cov-2. Dans ce domaine-là aussi, d'ailleurs, les médias se faisaient discrets. Ils s'étaient contentés d'affirmer qu'il s'agissait très certainement de cas isolés chez quelques irresponsables qui s'étaient soustraits à la vaccination obligatoire.

Il n'en restait pas moins que ces « cas isolés » devenaient plus fréquents chaque jour. Sylfenn était bien placée pour le savoir, elle qui constatait au quotidien le retour de formes sévères en réanimation. Le virus semblait redresser la tête et, dans ce contexte, tout ce qui pouvait affecter les capacités de Sanofi à fournir le précieux sérum tombait au plus mal. Pas étonnant qu'on évitât de l'ébruiter.

— D'accord, concéda-t-elle, c'est bizarre. Mais ça ne suffit pas à incriminer les Zianes ! Franchement, quel intérêt auraient-ils à saboter la production du vaccin ?

Raphaël émit un soupir triste.

— La question, grommela-t-il, serait plutôt : qui d'autre qu'eux y aurait intérêt ?

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