T -4 / Error system

9 minutes de lecture

Sarah


Qui avait intérêt à entraver la production du vaccin ?

D'un pas furtif, je m'approche avec prudence de la silhouette calcinée de l'entrepôt. Il fait maintenant nuit noire. Tapie dans ma voiture, j'ai longtemps attendu que les pompiers parviennent enfin à maîtriser l'incendie, puis que tout le barnum des sauveteurs se décide à évacuer les lieux. J'ai brandi mon badge de Sanofi sous le nez des policiers en faction à l'entrée du complexe. Ils m'ont laissée passer sans poser de question. Quoi de plus normal qu'un cadre de la boite se précipite sur place pour constater les dégâts ?

Qui avait intérêt à faire accuser les Zianes ?

Je me glisse sous le ruban rayé qui sécurise les lieux et marque la limite de la « scène de crime ». Je sonde l'obscurité d'un regard anxieux. À quelques mètres de moi, le hangar dévasté dresse sa masse encore fumante. Je ne distingue aucun mouvement ; nul bruit ne trouble le silence nocturne, hormis les craquements résiduels de la tôle qui commence à refroidir. Pour le moment, l'endroit est désert. Mais je ne dois pas me leurrer, les hommes de la BSPSS sont encore dans la place. Actuellement, ils sont rassemblés dans l'un des bâtiments administratifs, en train de débriffer et de planifier les opérations du lendemain. Raphaël doit être parmi eux.

Je frissonne, mesurant le risque que je prends. Si jamais je tombais sur lui... Je me secoue et poursuis ma progression. Je n'ai pas beaucoup de temps, je dois me hâter de récupérer ces preuves.

Qui avait intérêt...

Ces questions, j'ai mis presque un an à leur trouver une réponse. Je ne l'ai pressentie que lorsque j'ai fini par comprendre que, pour résoudre cette énigme, il me fallait d'abord en élucider une autre.

Qu'est-ce qui avait provoqué la résurgence du Sars-Cov-2 ?

Maintenant, je sais.

Le vaccin est tout simplement devenu inopérant. Nous l'avons compris, Léanne et moi, à force d'étudier les profils des patients qui contractaient de nouveau la maladie. Tous en étaient au moins à leur quatrième rappel. Le sérum conserve son efficacité chez les primo vaccinés, mais au fil du temps, ses propriétés immunomodulatrices s'émoussent. Le système immunitaire humain devient réfractaire, il perd sa capacité d'adaptation à la survenue de nouveaux variants. Un banal phénomène d'échappement.

Pourquoi cela se produit-il ? Je ne le sais. Peut-être la nature finit-elle par se lasser des tripatouillages génétiques et cherche, pour la race humaine comme pour la nôtre, à revenir à son état le plus stable. Celui qui fut le fruit d'une longue évolution, patiente et spontanée.

Les cadres de Sanofi et le gouvernement se posent sûrement eux aussi la question, car ils ont assez vite abouti à la même conclusion que nous. Jusqu'à présent, ils ont échoué à lui apporter une réponse. Bien sûr, ils se sont assurés de garder la nouvelle secrète. Pour l'heure, l'Humanité ignore que le remède miracle est désormais impuissant à la protéger contre le fléau du virus. Le monde n'a pas encore conscience qu'une partie de sa population est condamnée à plus ou moins brève échéance. Mais la dissimulation n'a qu'un temps ; tôt ou tard, la vérité éclatera. Ils le savent, alors ils ont conçu un plan...

Je me faufile à l'intérieur de l'entrepôt ravagé. L'odeur âcre des matériaux brûlés assaille mes narines. Je ferme mon esprit à cette agression olfactive et avance, concentrée, au milieu de l'immense hangar. Le sol de béton baigne dans une boue noirâtre d'eau, de suie et de débris carbonisés dans laquelle je patauge jusqu'aux chevilles. Je lève les yeux. Les pompiers sont parvenus à sauver la plus grande partie de la structure ; par endroits, cependant, le plafond s'est effondré. Un peu de lueur lunaire filtre par ces ouvertures béantes. Cette pâle clarté, ainsi que ma vision nocturne de Ziane, me suffisent pour éviter les obstacles. Et repérer ce que je suis venue chercher : la preuve de ce qu'ils sont en train de faire.

Le plan. Ils ont dû l'élaborer en urgence. Parce que, malgré la pression mise sur les scientifiques, ils n'ont toujours pas trouvé le moyen de palier la défaillance du vaccin. Parce que celle-ci est l'Error System qui risque de provoquer le crash.

Le sérum universel a sauvé la planète du chaos, il a redonné l'espoir. En France, il a aussi consacré la victoire de Bartoli. La manne financière qu'il a générée a permis au Président de tenir ses promesses. D'augmenter les salaires, de baisser les impôts, de rendre aux institutions leur grandeur et leur efficacité. D'instaurer ce sentiment de bien-être et de sécurité dont la population lui sait gré.

Cette illusion de monde parfait a provisoirement occulté les contreparties liberticides exigées pour en jouir. Elle a étouffé les velléités de révolte d'une minorité dont la voix s'est noyée sous les chœurs de louanges du plus grand nombre. Mais ça ne durera pas. Si le fléau sanitaire se réveille, si la pompe à milliards se désamorce et cesse d'irriguer le pays, si revient le temps des vaches maigres, alors l'astre rayonnant du Président pâlira. Il en a conscience et c'est son pire cauchemar.

Il reste à peine un an avant les prochaines élections. S'il veut conserver le pouvoir, il doit empêcher de s'élargir les failles dans lesquelles s'engouffreront ses opposants. Il compte sur Sanofi pour rendre rapidement au vaccin son efficacité, mais, d'ici là, il lui faut garder le contrôle, gagner du temps. Et la meilleure façon d'y parvenir est encore de détourner l'attention.

Nous étions le leurre idéal.

J'enjambe avec précaution les poutrelles convulsées tombées du plafond, je louvoie entre les squelettes charbonneux des palettes. Les flacons de vaccin, qui ont éclaté sous l'effet de la chaleur, les ont constellés d'innombrables éclats de verre. Ils scintillent sous les rayons de la lune, j'ai l'impression d'errer au cœur d'une géode anthracite incrustée de milliers de minuscules diamants. Ce serait presque féerique.

Mais je ne peux m'offrir le luxe de perdre mon temps à admirer le spectacle. Une brève quinte de toux secoue ma poitrine ; malgré ma constitution, l'atmosphère viciée par les relents de fumée pique mes yeux et brûle ma gorge. Je sonde néanmoins l'obscurité du regard et, enfin, je l'aperçois. Fixée dans l'angle d'un mur, à trois mètres de hauteur, la petite caméra que j'ai installée la veille semble avoir tenu le coup dans sa coque ignifugée.

C'était une gageure, mais ma mémoire m'a livré l'emplacement exact où elle avait le plus de chance de résister au brasier. Je me hâte vers elle, j'espère qu'elle a rempli son office et me fournira le moyen d'innocenter les Zianes.

Oui, Bartoli s'est rappelé les bonnes vieilles méthodes des fondateurs de son parti. Déployer un écran de fumée pour masquer ses propres faiblesses, détourner le ressentiment, focaliser la colère ailleurs. Nous faisions de parfaits boucs émissaires. Depuis plusieurs semaines, ses affidés posent patiemment les briques du mensonge qui va attiser contre nous la haine de la population. Des attentats contre les installations de Sanofi, une atteinte programmée au bien le plus précieux de l'Humanité qui ne peut que démontrer notre dessein de la détruire.

Ils fabriquent des preuves. En ce moment même, des hommes de la BSPSS trafiquent les enregistrements numériques de vidéosurveillance pour y incruster des images des nôtres en train d'installer des bombes dans l'entrepôt. Ils ont fait la même chose sur tous les autres sites qui ont subi ces pseudos accidents. Dès qu'ils auront assez de matière, ils lanceront l'offensive. Ils révéleront au grand jour le soi-disant complot des Zianes.

Raphaël n'est pas mêlé à leurs manigances, Dieu merci. Pas encore.

J'avise les rayonnages métalliques alignés le long du mur. Ils supportent encore quelques caisses de vaccins à peu près intactes, bien que détrempées par les trombes d'eau déversées par les pompiers. Je souris, mes souvenirs ne m'ont pas trompée. Cette partie de l'entrepôt à moins souffert de l'incendie et la caméra semble indemne. Elle doit contenir l'enregistrement de tout ce qui s'est déroulé devant son objectif depuis hier matin. Une vidéo qui me permettra de démontrer qu'aucun Ziane n'est jamais entré dans le hangar, peut-être même d'identifier les vrais coupables.

Léanne et moi pensons la diffuser sur Internet, ainsi que toutes nos recherches sur la résurgence du virus et l'inefficacité du vaccin. Ce n'est sans doute qu'un témoignage dérisoire, mais je compte sur la puissance des réseaux sociaux pour l'amplifier et réussir à convaincre une partie de la population qu'on tente de la manipuler.

Alors que je m'apprête à grimper sur les étagères pour récupérer la caméra, je perçois un mouvement rapide derrière moi. Un bref déplacement d'air, une ombre un peu plus dense. Du coin de l'œil, je distingue une silhouette fluide qui se glisse sur ma gauche et, presque aussitôt, une autre sur ma droite. Je fais volte-face et retiens une exclamation de surprise.

Deux Zianes semblent s'être matérialisés à mes côtés. Une femelle, un peu plus grande que moi, qui me contemple de ses grands yeux noirs sans iris. Dans la pénombre, sa peau prend une tonalité gris-bleu, presque métallique. L'autre a l'apparence d'un jeune homme d'une trentaine d'années, mais c'est bien l'un des nôtres. Je hume la fragrance boisée de ses phéromones par-delà les émanations acides de plastique brûlé.

— Tu perds ton temps, ma sœur, déclare la femme dans un murmure. Nous savons ce que tu cherches à faire, mais tu ne mènes pas le bon combat.

— Mais... Bien sûr que si ! protesté-je. Vous l'ignorez, mais Bartoli veut nous utiliser pour asseoir son pouvoir en dressant les humains contre nous. D'ici quelques semaines, il va créer une organisation destinée à nous traquer, baptisée La Lame, et...

Elle lève vivement la main pour m'imposer le silence.

— Je sais ! Nous avons déjà affronté La Lame. Tu n'es pas la seule à être revenue !

Je la fixe, éberluée.

— Vous êtes...

— Chasse - Mémoire, confirme-t-elle avec une infime crispation de son visage lisse, il me reste un peu plus d'un an. Je serais parmi les premières victimes de La Lame. Elon, lui...

D'un geste gracieux, elle désigne son compagnon et lui adresse un sourire tendre.

— Elon réussira à survivre encore cinq ans, reprend-elle, avant qu'ils ne percent à jour sa vraie nature. Ce n'est pas la première fois que nous revenons...

Elle se tourne de nouveau vers moi et me tend son avant-bras. J'y découvre quatre minuscules étoiles tatouées à l'intérieur de son poignet. Cette femme revit son existence pour la quatrième fois.

— Nous pensions, comme toi, pouvoir modifier les choses, poursuit-elle d'un ton désabusé, mais le passé ne se laisse pas aisément réécrire. Le destin trouve toujours un chemin de traverse pour rejoindre son cours initial. Quoi que nous tentions, nous ne pouvons éviter la confrontation.

— Il est impossible d'empêcher cette guerre, intervient l'autre Ziane d'une voix dure, alors, nous avons décidé de la gagner.

J'écarquille des yeux incrédules.

— Mais... balbutié-je. Comment ? Je ne comprends pas...

— Nous avons la capacité de résister aux humains, expose-t-il froidement, nous les surclassons en tout, aussi bien sur le plan physique qu'intellectuel et nous résistons mieux au virus. Nous pouvons les vaincre ! Il suffit que les Zianes se décident à aller au combat. Et pour cela, il faut qu'ils aient une raison.

Il marque une pause puis reprend avec une expression exaltée :

— L'Histoire doit poursuivre son cours naturel. Plus les exactions de La Lame seront sanglantes, plus barbares les persécutions qu'elle nous infligera, plus la révolte des nôtres sera puissante et nous donnera la force de balayer les humains !

— Il y aura des milliers de morts ! m'insurgé-je, horrifiée. Et nous ne pouvons envisager de détruire toute une espèce ! Nous sommes pacifiques.

— Il est temps que ça change !

Le jeune homme s'élance soudain. En quelques bonds, il escalade les rayonnages et s'empare de la caméra puis il revient vers moi et me la tend.

— Tu ne verras que Rhéa en train de poser la bombe, sur cette vidéo, indique-t-il avec un geste en direction de sa compagne. Nous avons besoin que cet affrontement ait lieu.

Sans me laisser le temps de réagir, il tourne les talons et s'éloigne rapidement vers la porte béante de l'entrepôt. Avant de le suivre, la jeune femme pose sur mon bras ses longs doigts fuselés.

— C'est la seule solution, Sarah, assure-t-elle. Notre avenir n'est pas ce que tu crois.

Tandis qu'elle disparaît, je reste figée dans l'obscurité. Atterrée, je fixe le petit boîtier, écrasée sous le poids d'un nouvel accablement. Ce n'est plus seulement contre le destin qu'il me faut lutter. Mon propre peuple est devenu mon ennemi.

Annotations

Vous aimez lire Adrian Mestre ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0