2

10 minutes de lecture

(NOTE :

Je transgresse les codes de langage des années 1920-1930. Je me suis permis d’utiliser, volontairement, un vocabulaire moderne pour les paroles du personnage principal, Jack Calpoccini, et de tous les personnages secondaires)

San Francisco, 1920

Je vis dans le quartier de North Beach avec ma famille, le Little Italy californien. Les cireurs de chaussures, les vendeurs de journaux et les marchands de légumes ambulants occupent les rues. Les habitants s’apostrophent aux balcons, du linge est suspendu au-dessus de nos têtes, l’odeur de café et de foccacia flotte dans l’air.

Comme mon frère et mes sœurs, je suis né sur le territoire américain. Notre père, Marco, exige que nous nous pliions à ses règles, tout en affrontant les préjugés de la rue. Seules ma mère et la bonne, Paola, se sont occupées de moi, de ma naissance jusqu’à mes huit ans. Je n’ai pas souvenir que mon père m’ait pris dans ses bras une seule fois, embrassé ou n'ai daigné me parler. Il me regarde durement, attendant que je grandisse, et atteigne l’âge propice pour prendre le relais de ses affaires.

Quelques jours seulement après avoir fêté mon huitième anniversaire, Valentina, Maria, Alberto et moi, restés avec Paola dans la salle à manger pour le dîner, entendons nos parents hurler à l'étage, des objets se brisent. Nous restons silencieux, à nous regarder, sans distinguer ce qu’ils se disent. Quand le calme revient enfin, nous débarrassons nos assiettes, puis montons chacun dans notre chambre.

Le lendemain, nous partons à l’école, sans un mot sur ce qui s'est passé la veille.

Le soir même, une désagréable surprise m’attend. En ouvrant la porte de ma chambre, je découvre une pièce vidée de mes jouets. Il ne reste que mon lit et une commode. Rien d’autre. Seul trône sur le meuble, un revolver, les munitions soigneusement alignées à côté.

Je le regarde, déconcerté, sans oser le toucher. Soudain, les cris de joie d’Alberto me sortent de mon observation. Je me précipite dans sa chambre.

— Super ! J’ai plein de nouveaux jouets !

Après un moment de stupeur, je me renfrogne, le voyant s’amuser avec mes jouets, puis je m’emporte.

— Voleur ! Ce sont les miens !

— N’importe quoi ! Ils étaient là quand je suis rentré !

Mon père arrive, me chope l’oreille, la tire si fort qu’il me fait pleurer.

— Dorénavant, ce ne sont plus les tiens. Tu n’en auras plus besoin.

Il m’entraine vers ma chambre et me pousse à l’intérieur. Je tombe à plat ventre. Marco prend le revolver et le jette à côté de ma tête.

— À partir de maintenant, c'est de ça dont tu auras besoin pour le restant de ta vie !

Mes yeux, éberlués et incrédules, se rivent aux siens.

— C’est pas juste !

Il se penche en avant, mains sur les hanches.

— Ce ne sont pas tes affaires de toute façon, ce sont d’anciens jeux oubliés de ton frère qu’on t’a refilés, alors cesse de geindre pour rien, compris ?

Je ne réponds pas, me contente de baisser la tête et de serrer les poings.

En sortant, Marco claque la porte, me laissant au sol.

— Qu’est-ce que j’ai fait ?

Toujours allongé à plat ventre, j'aperçois sous mon lit un petit objet qui dépasse entre le matelas et les lattes. Mon vieux doudou ! C'est un petit lapin blanc aux poils encore doux malgré son âge. Ses oreilles doublées de carreaux bleus, que je triture depuis toujours, me réconfortent et me permettent de m’endormir avec de doux rêves. Je me hâte de le cacher sous mon oreiller. Demain, je le rangerai dans la commode, au cas où Alberto voudrait me le piquer pendant que je suis à l’école. Il manque souvent les cours pour aller chiper des caramels à l’épicerie de la mère Pagliero est devenu son passe temps favori ces derniers temps.

Je jette un coup d'œil à la fenêtre, il fait nuit, le vent souffle fort, les branches fouettent les carreaux. Je me hâte de fermer les rideaux vert foncé, puis je prends un pyjama dans ma commode. Tiens, mon pantin de bois ! Je suis content que Marco ne me l’ait pas pris celui-là. Je le cache dans le tiroir du dessous, enfoui dans le vieux plaid qui sent… l’huile d’olive… Je hausse les épaules, passe rapidement à la salle de bain pour me brosser les dents et me laver le visage. Je reviens dans ma chambre sur la pointe des pieds, enfile mon pyjama à rayures, et me faufile dans mon lit. Je serre mon lapin contre moi. Il sent le linge sale, mais je m’en moque. Recroquevillé, je ferme les yeux.

Soudain, en pleine nuit, un cri aigu me réveille. Affolé, je me redresse. J’entends des voix s’élever du salon. Une dispute éclate, d’après ce que je comprends, un homme vient de débarquer au domicile familial sans y être invité.

— Je suis venu de loin pour voir ton fils.

— Je sais pourquoi tu es là et tu le verras, répond mon père.

Marco ordonne à ses hommes de main de menotter l’individu et de le frapper. Je me cache sous ma couette, blotti contre mon doudou. Des cris perçants me parviennent encore, puis des pas lourds résonnent sur les marches en bois. Quelqu’un arrive.

— Allez, debout ! C’est fini ta petite vie égoïste, il est temps que tu apprennes à devenir un Calpoccini !

D'un geste vif, Marco retire mon dessus de lit, il me fixe d’un air mauvais. Je grelotte, malgré la chaleur de cette fin août.

— Mais…

Mon père aperçoit le lapin et me l’arrache des mains.

— Non !

Je me frotte les yeux. Marco m'attrape par le col du pyjama.

— Viens avec moi !

Il tient fermement ma peluche dans l’autre main. Je me sens déboussolé, ne sachant comment réagir. Je jette des regards apeurés aux personnes que je croise dans le couloir. Paola, maman, aidez-moi. Ces mots simples refusent de sortir. Ils restent bloqués dans ma gorge. Désemparé, je n’arrive pas à réfléchir correctement.

— J’ai assez attendu comme ça que tu grandisses.

Mon frère et mes sœurs ont entrouvert leurs portes et regardent l'intervention de Marco. Ils ne bougent pas d’un poil, tétanisés eux aussi. Nous descendons vers le sous-sol.

Là, dans le repère de son organisation, se trouvent, d’un côté, quatre hommes de main, c’est-à-dire les affranchis de la famille, et de l’autre, l'étranger, menotté, assis sur le carrelage gris taché de traces rouges. La scène me laisse bouche bée

— Mais que se passe-t-il ?

Marco plonge la main dans sa poche et sort un briquet noir gravé d’une pieuvre à tête de mort dorée. Une flamme jaillit. Avant que je puisse esquisser le moindre mouvement, il l’approche de mon doudou qui s’enflamme comme une torche, puis il le jette à terre et le regarde se consumer, le sourire aux lèvres.

J’observe mon père qui ne daigne même pas me regarder en face. La peluche brûle, les oreilles se rétractent, la couleur bleue laisse place au noir. L'odeur de tissu brûlé emplit la pièce. Mon lapin ne ressemble plus à rien, il emporte mes doux rêves. Je retiens mes larmes. Marco me place face à l’homme, à deux mètres de distance.

Je regarde l’individu. Je ne le connais pas. Il semble aussi vieux que papa. Trente ans je dirais, avec de multiples boursouflures sur le visage. J’observe ses cheveux noirs ébouriffés, sa chemise à carreaux à moitié déchirée et son pantalon tâché de sang.

L'homme se relève pour s'appuyer sur ses genoux, les mains attachées derrière le dos. Il redresse la tête en gémissant quand papa prend la parole.

— Tu vois cet homme, Jack ?

Bien sûr que je le vois ! La vue du sang me donne la nausée. Je tourne machinalement la tête vers mon père. Sans attendre de réponse, Marco continue son discours.

— Et bien, cet homme veut foutre la merde au sein de notre famille. Tu comprends ?

Il parle lentement, comme s'il s'adressait à un débile. Il emploie des mots d’enfants pour que je comprenne bien ce qu’il attend de moi.

— Et tu sais ce que l’on fait aux hommes dans son genre ? Des hommes qui nous veulent du mal ?

Il me regarde du coin de l’œil en restant bien droit. Une habitude chez lui.

— Alors ? Que fait-on ? s’impatiente-t-il.

Il attend une réponse. Une mèche de cheveux me tombe devant les yeux. Ça me gêne.

— Je… je ne sais pas… l’intimider ? Mais vous… vous l’avez déjà frappé… Pourquoi ?

Mon père, qui n’a aucune patience avec les enfants, sent visiblement la moutarde lui monter au nez et entre dans une colère noire.

— Jack ! Tu es censé répondre « on s’en débarrasse » ! C’est un être abject qu’il faut éliminer !

— Qu’est-ce qu’il… a fait ?

— Il a osé venir souiller notre maison en y pénétrant sans invitation !

Il délire ! Il veut s'en débarrasser juste pour ça ?

Il marque une pause, se prend l’arête du nez, souffle, puis se penche vers moi.

— Quand je te dis qu’il est mauvais, c’est qu’il est mauvais, c’est tout ! D’où oses-tu me contredire, bordel ?!

À ce moment, il m’empoigne et me force à me redresser. Il ne s’attarde pas à des explications inutiles.

Sans plus attendre, il met une arme entre mes mains. J’écarquille les yeux. Qu’est-ce qui lui prend ? Il est fou !

— Tu tends le bras et tu tiens l’arme, comme ça, dit-il en montrant le geste. Tu vises la tête de ce type et tu appuies sur la détente. C’est simple, non ?! Tu as huit ans bordel ! Il est temps que tu apprennes à te servir d’une arme !

À ces mots, les hommes de main éclatent de rire.

Je tremble de peur, la tête me tourne et ma respiration devient de plus en plus saccadée. Comment je peux tendre le bras ? L’arme est bien trop lourde pour moi ! Bien plus lourde que je me l’étais imaginé. Quand je vois mon père l’utiliser, elle parait si légère et facile à manier.

— Simple ? Non, je ne peux pas…

Ce refus a le don de l’agacer encore plus.

— Quoi ?! Tu tires sinon c’est moi !

À cet instant, il pose son propre revolver sur ma tempe. Mon cœur tambourine à plein régime. Plus personne ne rit, plus personne n’ose respirer.

L’inconnu semble n’avoir rien à perdre, donnant l’impression qu’il sait que son heure est venue. Il n’est pas ici par hasard. Qui est-il ? Apparemment, il connait Marco. Il est donc chez nous en toute connaissance de cause. Il prend la parole.

— Je sais quel genre d’homme tu es, Marco.

— Qui t’a permis de parler ?

— Jack, c’est bien toi, n’est-ce pas ? Écoute-moi, tu dois rester en vie, tu…

— Assez ! La ferme !

Pourquoi m’adresse-t-il la parole ? Comment connait-il mon nom ? Je suis perdu.

Marco tire une balle dans la cuisse de l’inconnu. Tout le monde sursaute. Puis il place le canon encore fumant sur ma tempe.

— Tires !

J’ai mal, des larmes coulent sur mes joues sans que je puisse les contrôler, une peur et une douleur atroces m'étreignent. Le canon me brûle la tempe.

Tout mon corps tressaille, mes jambes flageolent. je tombe à genoux, tentant de garder mes bras tendus. Le revolver de Marco est toujours pointé sur moi. Pourquoi moi ? Je voudrais sortir de ce cauchemar, mais je n’y arrive pas.

— Assez joué maintenant, c’est lui ou c’est toi !

Il est pas bien ! Il ne va pas oser tuer son propre fils tout de même ? Qu’est-ce que je dois faire ? Merde ! Que quelqu’un m’explique, me sorte de là ! Maman… je t’en prie… sors de ton lit. Pourquoi ne viens-tu pas m’aider ? J’ai peur.

— Je compte jusqu’à dix ! Un…

Je redresse le revolver qui glisse dans ma main moite : il est bien trop lourd pour moi. Je le tiens alors à deux mains, tremblant comme une feuille. Mon père se baisse à ma hauteur, agrippe mes mains pour maintenir l'arme bien droite. La pression exercée sur mes poings me fait souffrir. Il continue le décompte au creux de mon oreille. Il ne plaisante pas.

— Deux !

— Ne t’en fais pas, je ne t’en veux pas… intervient l’inconnu en s’adressant à moi.

Marco continue le décompte sans prêter attention à la situation. Il est sérieux, garde son sang-froid.

Je suis quoi pour lui ?

— Trois !

— Jack tu dois rester en vie !

— Quatre !

— Tu ne comprends pas maintenant, mais tu comprendras plus tard…

— Cinq !

L'homme me regarde. Je devine un petit sourire à travers ses yeux bouffis et ses joues meurtries par les coups.

— Six !

Cette scène me terrifie. Mon père est-il capable de me tuer ? Son attitude me donne la chair de poule. Je pense qu’il est sérieux. Je n’arrive plus à réfléchir. Je sais juste une chose : je ne veux pas mourir.

Je ne reconnais plus mon père. Dois-je lui obéir ? Je ne sais plus… Je suis incapable de viser.

Marco prend les devants en plaçant son index sur la détente et son pouce sur le chien du revolver. Il écrase mes doigts entre sa main et la crosse.

— Sept !

— Ne le laisse pas te tuer !

— Huit !

— J’ai pu te voir, je n’ai pas…

— Neuf ! coupe Marco.

Je ferme les yeux. Marco redresse mon bras, presse la détente par-dessus mon doigt.

Par réflexe, je soulève une paupière et vois le coup partir. La balle se loge au milieu du front de l'individu. Du sang gicle à l’arrière de son crâne tel un feu d’artifice raté, de la fumée sort du trou, ses yeux se révulsent, il tombe sur le sol, comme un arbre déraciné. Je plaque une main sur ma bouche. Une odeur de poudre brûlée me fouette les narines. J’ai envie de vomir, mais je me retiens, par peur de me faire réprimander.

Marco jubile.

— Ben voilà, t'es enfin un homme ! Ton apprentissage va pouvoir commencer, mon fils.

Marco ordonne à ses hommes de nettoyer la zone, puis remonte à l’étage, me laissant dans le désarroi le plus total. Mes larmes continuent de couler. Affalé contre le mur, l'arme pend entre mes doigts. Est-ce moi qui ai tiré ? C’est pas vrai, c’est un cauchemar… c’est pas possible… qu’est-ce que j’ai fait ?

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 27 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0