3

5 minutes de lecture

Mes idées sont confuses, la tête me tourne, tout devient noir, ma vision se brouille. Les yeux embués de larmes, je distingue à peine le corps de l’homme. La silhouette de son cadavre est éclairée par la seule lueur d’une ampoule accrochée à la douille du plafond, qui se balance lentement dans un grincement sinistre. Le sang s’écoule sur le carrelage jusqu’à la grille d’évacuation, carrée et rouillée. Le bruit des gouttes qui tombent dans l’eau des égouts me donne le vertige.

Les hommes de main emportent le cadavre, puis quittent la pièce sans un mot. Ils me lancent au passage des regards apitoyés. À moi, qui vient de tuer à huit ans un homme pour la première fois, sous la menace de mon propre père.

J'entends des pas dans l'escalier, je jette un œil par-dessus mon épaule. C'est ma grande sœur, Maria. Elle a certainement écouté aux portes. Elle avance vers moi et me prend dans ses bras, me relève et sans un mot m’emmène dans ma chambre. Mon esprit est comme sorti de mon corps. Tel un pantin de bois, je me laisse guider.

Assis tous les deux sur mon lit, elle m’enlace. Je me mets à pleurer sans retenue, évacuant toute la tension.

— Pourquoi moi ? Pourquoi j’ai fait ça ? Je n’ai pas su… je n’ai pas pu dire non, j’avais peur, je…

— Chuuut, calme-toi Jack, ce n’est pas de ta faute. Papa est quelqu’un de très dur… avec nous tous.

Elle resserre ses bras autour de mes frêles épaules. J’entoure sa taille. Je pose ma tête dans le creux de son cou. Elle me berce jusqu’à ce que mes sanglots s’estompent. Je somnole, je n’arrive pas à m'endormir profondément. Morphée m’a oublié cette nuit-là.

Maria s’occupe de moi comme une mère. C’est une jeune fille grande, mince, avec ses cheveux toujours attachés en gros chignon. Elle porte des tenues ternes pour éviter les regards appuyés des hommes de main de notre père. Son soutien m’aide beaucoup.

À partir de ce jour-là, je ne souris plus. Ma mère essaie de me consoler, de me prendre dans ses bras. Mais Marco la réprimande. D’ailleurs, c’est régulier chez lui. Ils se disputent souvent à mon sujet.

Un soir en allant me coucher, j’entends encore une de leurs querelles, derrière la porte, en italien. Ma mère ne parle pas très bien anglais, malgré les nombreuses années passées sur le sol américain. Mon père hurle, littéralement.

— Arrête de le consoler ! Tu l’infantilises trop ! Il doit devenir un homme et non un moins que rien comme Alberto !

— Mais il est encore petit, répond Daniela, plaintive.

À cet instant, j’entends le bruit sec d’une gifle.

— C’est de ta faute si Alberto est un raté ! hurle Marco. Hors de question de reproduire la même erreur avec le deuxième ! C’est compris ? Ne te mêle plus de l’éducation de Jack ! Ne le touche plus sinon ça finira très mal !

— Ma, tesoro, ascoltami….

— Va bene, fanculo tuoi !

Puis Marco sort de la pièce en claquant la porte.

Je me cache juste à temps derrière la commode du couloir. Dès que Marco disparait de mon champ de vision, j’entre dans la chambre et aperçois ma mère qui sanglote, recroquevillée sur le plancher.

— Maman.

— Va-t’en d’ici, Jack, laisse-moi, ne m’approche plus !

À ces mots, mon coeur se brise. Je pars dans ma chambre, la tête basse. Toute la nuit, je pleure à chaudes larmes.

Le lendemain matin, la femme de ménage, Paola, me trouve au pied de mon lit. Elle me tapote les jambes avec le manche de son balai. Pourquoi vient-elle me déranger si tôt le matin ? Son fort accent du sud de l’Italie m’agace.

— Debout bambino !

Paola, cette vieille bonne femme rondelette, prend un malin plaisir à me taquiner.

Depuis la mort de son mari de la tuberculose en 1897, Paola est seule et ne parle pas un mot d’anglais. Elle a fait la connaissance de Marco, alors qu’elle mendiait dans les rues de Little Italy. Il l’a engagée comme femme de ménage et bonne à tout faire.

— Dis donc, tu pleures beaucoup pour un garçon ! T’es pas une fille que j’sache !

Je relève la tête, les yeux rougis par les larmes. Je lui lance mon regard noir, me relève, mets les mains dans les poches et lui tire la langue.

— Rho voyou ! s’insurge Paola. Fiche le camp ! De mon temps, on punissait les vilains garnements d’un coup de ceinturon !

— Laisse-moi tranquille !

— Mettre les mains dans les poches est considéré comme un manque de respect envers ses aînés ! Tu devrais mieux te tenir, vilain ! Je vais t’apprendre la politesse, moi !

Paola brandit son balai et essaie de me frapper. Je suis agile, j’esquive ses tentatives. Je sors de la chambre en claquant la porte. Mes yeux se remplissent à nouveau de larmes.

Chaque nuit, je me réveille sans cesse, apeuré. Quand je ferme les yeux, je vois le cadavre au sol, et quand enfin je trouve le sommeil, les cauchemars viennent me hanter. Quand tout cela va-t-il finir ?

Tous des imbéciles, personne ne comprend rien. Mon frère Alberto le premier. Il passe la plupart de son temps à se moquer de moi. À croire qu’il n’a rien d’autre à faire de ses journées. Aujourd’hui, il est allé trop loin.

— Oh le bébé ! ricane Alberto. Il pleure comme un bébé ! Ouin ouin !

Assez ! Je saute sur mon frère et le frappe. Il protège son visage avec ses mains.

— Papa ! Papa ! Papa !! crie Alberto de plus en plus fort.

Marco m’attrape par le col de chemise pour me séparer de mon stupide frère.

— Ça suffit vous deux ! Jack arrête de pleurer, sinon tu vas finir puni dans le garage ! C’est ce que tu cherches ?

— Non, papa…

— T’es sûr ? lance Alberto, narquois. T’as l’habitude pourtant ! Tu ne veux pas tenir compagnie aux araignées et aux rats ?

Je le fixe d’un regard noir, les dents serrées.

— La ferme Al.

— Jack ! T’es grand maintenant ! Fini les pleurnicheries ! Compris ?

D'un revers de la manche, j'essuie mes yeux, puis renifle.

— D’accord…

Je fais de mon mieux pour éviter de me retrouver dans cette pièce humide qui empeste le cambouis et qui n’est éclairée que par la lumière qui se faufile entre les tuiles du toit et les lattes de la porte.

Quinze jours plus tard, Marco commence mon enseignement au tir et au combat, avec deux affranchis, Giovanni et Fabio, tous deux la vingtaine.

— Tu te débrouilles bien, petit ! complimente Fabio, le plus grand et le plus musclé des deux, aux cheveux noirs gominés. Comment tu fais pour apprendre aussi vite ?

— Je fais ce qu'on me dit.

En réalité, ces entraînements me permettent de penser à autre chose qu’au meurtre. Les jours passent, sans que Marco s’emporte, et les cauchemars s’estompent.

— On est tous passés par là tu sais, me rassure Giovanni, devinant ma pensée.

Je l’aime bien, lui, un petit rondelet aux cheveux noirs bouclés.

— Tuer son premier homme, ça marque. Mais ça passe avec le temps.

Je ne réponds pas. Je me contente de le regarder tristement. J’espère qu’il dit vrai.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 20 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0