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Mon mari et moi, nous nous retrouvons chez ma mère, dans sa petite maison au bardage beige, située sur Delta Street face au John McLaren Park. J’aime ces endroits calmes. Ce n’est pas pour rien que nous vivons dans une villa située dans un quartier résidentiel de Bernal Heights Boulevard. De là-haut, nous avons une vue imprenable sur San Francisco.

Me voilà chez elle. Enfin… chez moi, maintenant. La lumière du soleil filtre à travers les fenêtres du toit. Je me tiens debout au milieu du grenier au parquet craquelé et aux poutres apparentes rongées. Mains sur les hanches, vêtue d’un jean skinny noir et d’un chemisier bleu ciel à pois blancs, j’observe ce lieu imprégné de l’odeur de lavande de ma mère. Je devrais me présenter au Tribunal comme ça. Je ferais moins peur. Je doute que le juge en chef accepte… Bref, par où commencer ?

Mon mari Matthew vient vers moi. Je rougis, honteuse d’avoir flashé sur l’inspecteur… Il est plutôt bien mon homme de cinquante-six ans. Même s’il se laisse aller. Son polo blanc épouse son petit bidon. Son jean le serre trop. Lorsqu´on s'est rencontrés, il avait chaviré mon cœur avec son allure de gentleman aux yeux bleus.

Nous apercevons une bâche recouvrant un objet rectangulaire, dans un coin sur ma droite, à côté d’une ancienne armoire.

En retirant la toile grise et poussiéreuse, je découvre un imposant coffre en chêne et fer forgé. J’insère la clé dans la serrure. Aidée par Matthew, je soulève le lourd couvercle orné d'une frise d'entrelacs. Nous en sortons des documents, des photos, des carnets de notes, des dossiers et des coupures de journaux, que nous éparpillons ensuite sur le parquet usé par les années.

Ce jour marque un tournant dans ma vie. Ma routine quotidienne est bousculée. Le passé de ma famille ressurgit, et avec lui les doutes.

Matthew est bien fatigué. Il a de grosses journées de boulot en ce moment. Il décide de rentrer chez nous et de me laisser seule ici. Il est 14h16. Nous nous embrassons, puis il sort de la pièce. Je l'entends descendre l'escalier, ensuite la porte d'entrée claque. Je reste ici, dans le grenier, pour consulter toutes ces notes avant de trier les affaires de ma défunte mère. Je fouille, à la recherche du moindre indice. Je ne m’attendais pas à devoir lire autant de choses. Mon regard se pose sur l’une des photos posées au sol, celle de ce fameux article accusant mon grand-père de vol et de meurtre. Je savais bien que j'avais déjà vu ce cliché sur la table basse du salon, ce jour d’automne pluvieux.

***

Le téléphone sonne et me tire de mes pensées. Je regarde l’appel entrant, c’est Matthew.

— Oui, Matt ?

— Je m’inquiète, il est déjà 23h30 et tu n’es toujours pas rentrée.

— Ah, désolée. Je n’ai pas vu le temps passer.

— Tu en as encore pour longtemps ?

— Je vais rester chez ma mère. Je ne m’attendais pas à découvrir toutes ces choses…

— De quel genre ?

Je marque une pause, tourne la photo que je tiens dans la main. C’est ma mère, Lisa, jeune. Je regarde la date inscrite au dos. 1947. Elle avait donc dix-huit ans.

— Des souvenirs du passé. J’espère découvrir ce qui s’est produit en 1938 et pourquoi…

— Tu penses y trouver des réponses sur ton grand-père ?

— Il le faut, Matt. Sinon la situation risque de s’envenimer.

— Les Tucker ne te lâcheront pas.

— Je n’en doute pas. Aaah quelle galère ! Je ne sais rien ! Ma mère n’a jamais voulu évoquer son passé et elle restait distante. Je ne la voyais pratiquement pas. Son travail à l’hôpital accaparait tout son temps. Je ne la connaissais pas vraiment en fin de compte. Et papa se contentait de hausser les épaules quand je parlais de maman.

— Ton père est parti quand tu avais quinze ans.

— Je sais… Inutile de me le rappeler.

— Pardon.

— Il l’a quittée à cause de son indifférence. Elle vivait pour ses patients. Et moi, elle m’a mise à l’écart, me traitant de gamine pourrie gâtée, me rabâchant sans cesse que je ne connaissais rien à la dure réalité de la vie, que j’étais bien trop chouchoutée... ce genre de conneries... Aucune once d’affection.

— Tu te répètes.

— Oh, ça va ! Bref, mon père est décédé. Et maintenant, c’est elle.

— Désolé ma chérie…

Je ricane nerveusement.

— Ça va aller… Je me pose plutôt des questions sur les secrets que renferme ce coffre.

— Tu penses que ces notes vont t’aider à en apprendre un peu plus sur ta mère et ton grand-père ?

Je pose la photo, en prends une autre, en noir et blanc également. Sur celle-ci se trouve une femme aux cheveux clairs, sans doute blonds, portant une robe. Elle s’appuie sur la rambarde d’un pont en fer forgé. Je fronce les sourcils.

— Elle n’a pas l’air de la famille, elle, dis-je, en marmonnant.

— Qu’as-tu dit ?

— Je pense que je vais découvrir pas mal de choses concernant ma famille. Surtout au sujet de mon grand-père…

— Elle ne t’a vraiment rien dit sur lui ?

— Malheureusement, non. Elle se taisait, se fermait comme une huître à chaque fois que j’abordais le sujet.

— Tu comptes rester toute la nuit, dans cette maison vide ?

— Oui, je suis beaucoup trop nerveuse et curieuse pour pouvoir dormir !

— Tu veux que je vienne te rejoindre ?

— Non, j’en ai pour un bout de temps. Et puis, tu as encore une grosse journée qui t’attend demain. Repose-toi mon chéri.

— Bisous chér…

Je raccroche, puis me penche pour prendre un des carnets. Ils sont classés par numéros. Seul un carnet est différent, par le titre inscrit sur la couverture rigide bordeaux : « famille ».

Assise sur le sol, coussin derrière le dos, jambes croisées, je regarde, d'un air perdu, la lumière qui éclaire le grenier. J’ouvre ce premier carnet. Il est inscrit en haut de la page : Écrit par Lisa. Elle a conservé ces notes toute sa vie, tel un trésor, les cachant soigneusement des regards extérieurs. Je soupire, puis commence la lecture.

Mon père s’appelle Jack Calpoccini. Il est né le 26 août 1912, à San Francisco en Californie, sur la côte ouest des États-unis, dans cette ville aux maisons victoriennes, avec ses « cable cars » et ses nombreuses collines sillonnées de rues en pente. Ses parents sont des immigrés italiens. Ils ont quitté la misère de Naples pour chercher une vie meilleure ici. Sa mère lui a donné un nom américain, contrairement à ses sœurs et à son frère, afin de l’intégrer à la société. Ils s’appellent Maria, Valentina et Alberto.

Je fronce les sourcils, je pensais lire son journal intime, mais elle raconte la vie de son père. Je hausse les épaules, tourne la page et découvre une photo de famille, mes arrières grands-parents avec leurs quatre enfants. Les âges de la fratrie sont indiqués au dos : Maria 5a, Valentina 3a, Alberto 2a, Jack 6m, ainsi que ceux de sa mère : Daniela 26a et de son père : Marco 27a.

Daniela… elle est si mince. Ses longs cheveux noirs ondulent sur ses épaules. Elle n’a pas l’air commode avec ses yeux plissés et ses lèvres pincées. Quant à Marco, son regard et son allure me font froid dans le dos. Le cliché type de l’italien du sud, grand, robuste, avec des cheveux noirs gominés et des yeux bien sombres. Je respire un bon coup, me concentre sur ce calepin, fébrile à l'idée de ce que je vais y découvrir de plus.

Son père, Marco, était un homme plutôt distant, préoccupé par le bon fonctionnement de son business et par son image. Il s’était réservé la mission de diriger la vie de mon père, déterminant sa façon de la mener, se chargeant de son destin. Son frère Alberto menait une vie facile et tranquille. La sienne devait être différente à ses yeux. Son objectif était de faire de lui son bras droit.

Mon père n’est pas un immigré à proprement parler, mais catégorisé comme tel de par sa peau mate et ses cheveux noirs épais. À cette époque, l’arrivée en masse de cette population italienne a semé la panique dans le pays. Les Américains ont développé de la méfiance à leur égard, en venant même à diviser les peuples européens par « races ». Les typés anglo-saxons d’un côté et les méditerranéens de l’autre. Leur vision était restrictive et politisée. Ils les considéraient comme des êtres inférieurs, car moins « blancs » que les autres.

Mon père ne faisait clairement pas partie de la bonne catégorie. Il était prédisposé aux méfiances et aux rejets de la bonne société américaine, autrement dit des WASP, White Anglo Saxons Protestants, cliché malgré lui d’une race criminelle à la peau basanée. Les italiens du Mezzogiorno subissaient toutes sortes de discriminations aux États-Unis. Mon père m’a raconté que Marco ne s’était pas laissé entraîner par les padroni*, lors de son arrivée à Ellis Island en 1907. Marco s’était faufilé dans le groupe envoyé à destination de l’Ouest américain. Trop d’immigrés italiens s’agglutinaient sur New-York. C’était soit New-York, soit Chicago, soit San Francisco de toute façon. Il a échappé ainsi à la Mano Nera, ce groupe qui pratiquait l’extorsion vis-à-vis de ses compatriotes. Marco était déterminé à réussir. S’il avait fui la misère de son pays, ce n’était certainement pas pour la retrouver ici. Son objectif ? Se faire un nom, s’élever au-dessus des autres, forçant l’admiration et le respect.

Elle écrit un cours d’histoire maintenant ? Je secoue la tête. En tournant la page, je découvre une deuxième photo : deux jeunes garçons en costume. Sans doute Alberto et Jack, peut-être autour des dix-douze ans. Le grand frère a le sourire aux lèvres, tandis que mon grand-père a le regard noir. Ils tiennent des armes dans leurs mains. Le genre de celles qu’on voit dans les films de Scorsese ou de Coppola. C’est d’un mauvais goût. Le cliché est à moitié décollé. Je l’arrache et le retourne. Il est inscrit : « Per fare affari in silenzio, viviamo nascoti ». Qu’est-ce que ça veut dire ? À côté est dessinée une pieuvre avec une tête de mort à la place des yeux. Étrange œuvre…

Les rayons du soleil éclairent la pièce. Je regarde ma montre, il est déjà 8 heures du matin ! Je dois filer au boulot ! Je sors précipitamment, veste en main.

*Padroni : des intermédiaires entre les patrons et les immigrants.

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