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San Francisco,1921

Après plusieurs mois d’entrainement, Marco nous emmène tous en balade. Enfin, si je puis dire… Je savais de quoi il s’agissait en réalité, car j’avais intercepté la discussion de mes parents la nuit précédente. J’étais blotti dans le canapé du salon, un livre à la main, bien caché et silencieux.

Marco expliquait son souci avec un certain Vito. Un type qui possède un casino dans la vallée de San José. Une histoire d’argent pas très claire. D’après mon père, cet homme lui aurait caché la moitié de ses bénéfices. Il voulait récupérer son dû. Autant dire que cette visite de courtoisie n’annonçait rien de bon. Deux heures de route pour aller droit dans la gueule du loup. Je n’avais aucunement envie de m’y rendre. Mais ma mère a insisté pour qu’on y passe tout le week-end. Elle voulait visiter le coin. La galère.

Marco entreprend alors le voyage à bord de sa Templar Sportette 1919 noire et blanche. J’aime bien ces belles voitures. Je connais les modèles par cœur. Bref, il embarque Daniela, Valentina, Alberto et moi. Une seconde voiture nous suit, avec au volant, Renato, un homme robuste et muet. J’aurais préféré partir avec lui, pas de discussion futile avec ce gars ! Dommage, c’est Maria qui l’accompagne.

Le trajet doit durer deux heures maximum, mais avec nous trois assis à l’arrière, le voyage devient vite pénible. À commencer par Alberto qui se plaint de sa place entre Valentina et moi. Il m’emmerde de plus en plus.

— Pourquoi c’est Jack qui a la place à côté de la portière ? Il peut regarder dehors lui !

Je ne lui prête pas attention, fixe le paysage. Quelle tristesse. Des arbres rachitiques, des cailloux, une route. Rien à voir.

— Al, arrête de me toucher, tu froisses ma robe ! maugrée Valentina.

Je lève les yeux au ciel. Voilà qu’elle s’y met aussi !

— Comment veux-tu que je fasse ? s’agace Alberto.

— Débrouille-toi !

— On est tous collés les uns aux autres !

— Taisez-vous ! intervient Daniela. Prenez exemple sur Jack, on ne l’entend pas.

— Il fait la gueule tout le temps ! râle Alberto. Normal qu’il soit silencieux ! C’est chiant.

Alberto tire sur mon bras.

— Eh file-moi la place, tu fais rien !

— Arrête Al ! Qu’est-ce que tu veux faire de toute façon ?

— Change de place !

— D’accord, j’men fous du moment que tu te tais, ça nous arrangerait tous.

— Quoi ? C’est toi qui fous la merde, Jack ! Tu refuses de changer de place !

Daniela se retourne, nous gronde, visiblement furieuse.

— Arrêtez vous deux ! Jack, voyons, laisse ta place à ton frère. Ce que tu peux être égoïste !

Je la dévisage, grognon.

— C’est ce que je fais.

Je me lève, passe entre la banquette conducteur et Alberto qui refuse de bouger. Je le pousse violemment pour le faire glisser à ma place, m’insérant entre lui et Valentina. Je m’assieds les bras croisés, la mine renfrognée. Puis, d'un air songeur, je regarde ma mère de mes yeux noirs. Qu’est-ce qu’elle a à s’en prendre à moi ? Je fais rien !

— Arrête de me coller, tu m’écrases ! crie Alberto.

Alberto prend un malin plaisir à en rajouter. Il m’énerve.

— Je ne bouge pas !

— Papa, maman ! Jack écrase Al !

Nous entrons dans une cacophonie monstrueuse, ce qui exaspère, évidemment, Marco.

Il s’arrête brusquement sur le bord de la route 101.

— Silence ! hurle papa.

On se tait. Il se tourne vers moi.

— Jack descend !

— Pourquoi moi ?! C’est Al qui a commencé !

— Descend j’te dis !

Je m’exécute en marmonnant dans ma barbe, grimpant volontairement sur les jambes d’Alberto pour sortir de la voiture. Ils ont tous décidé de me faire chier ou quoi ?

— T’es pas bien ?! se plaint Alberto. J’ai mal aux jambes !

Me voilà au bord de la route.

— Finis à pied ! ordonne Marco.

Valentina ricane, tandis que de l’inquiétude se lit dans les yeux de Maria lorsqu’elle me voit descendre de la voiture. Alberto me tire la langue en faisant des grimaces. Je vais le baffer celui-là.

Ma mère me regarde avec arrogance.

— Tu l’as bien cherché Jack !

La voiture démarre, les pneus crissent, soulevant la poussière. Ils me laissent sur la chaussée, sous un soleil de plomb. Renato reste de marbre face à la situation. Il se contente de suivre Marco. Je vois Maria se retourner sur son siège. Elle ne me quitte pas des yeux, surveillant ma silhouette qui disparait peu à peu du décor.

Je donne des coups de pied dans les cailloux, réfléchissant à la direction à prendre.

— Fuir ou suivre ?

Je soupire en levant les yeux au ciel, puis balaye l’horizon. Des arbres asséchés à perte de vue, à moitié grillés par le soleil. Je soupire, décide de marcher jusqu’à San José, mains dans les poches. Tout ça à cause de mon frère et de ma sœur. Quelle plaie ces deux-là ! Je ne voulais même pas venir.

Une voiture arrive au bout de quelques minutes. Tiens, ils pourront peut-être m’emmener. Je fais de grands signes pour stopper le conducteur. La voiture ralentit, se déporte sur le bas-côté, les pneus glissent en s’arrêtant devant moi. Dans un nuage de poussière, deux visages apparaissent. Des Américains, à peine plus âgés que Marco, je dirais.

— Bonjour, vous pouvez m’aider s’il vous plaît ?

Ces hommes me toisent du regard. Je n’ai pas fière allure avec mon pantalon court troué retenu par des bretelles, ma chemise froissée, mes chaussettes montantes et mes chaussures abîmées. J’en ai marre de récupérer les affaires pourries de mon frère. Je constate que ces deux blonds ne s’attardent pas sur ce point, mais plutôt sur ma peau mate et mes cheveux noirs. Je grimace.

L’un des hommes commence la conversation.

— T’as un accent pas de chez nous. D’où viens-tu petit ?

— D’ici, de Californie.

— Ah non, ce n’est pas possible ça, ton accent vient pas d’ici. T’es un de ces immigrés italiens pas vrai ?

— Je suis né à San « Franchisco ».

Je me trompe, nerveux. En quoi ça les regarde que je sois italien ? Je demande de l’aide poliment. Rien de plus.

Les deux hommes éclatent de rire.

— On ne dit pas « chi » mais « ci », ça se prononce San Francisco voyons !

Il a le toupet de me reprendre. Ça va, j’ai compris. Je ne les quitte pas des yeux, gardant les poings serrés.

— Pourquoi t’es tout seul ?

— Je me suis perdu.

— Au bord d’une route ? Le service d’immigration s’est débarrassé de toi plutôt !

Les deux hommes rient de plus belle.

— Ou alors tu voles les honnêtes gens en les amadouant avec ta gueule d’enfant apeuré ?

— Tu cherches à nous escroquer, hein ? Ça marche peut-être avec les femmes et les vieux, mais certainement pas avec nous !

— Sale gamin de ritals !

— Va crever sale morveux !

— Comme on dit chez toi, « Ciao » !

De quel droit ils osent m’insulter ? Je leur demande de l’aide, pas des injures. Inutile de rester plus longtemps avec eux, ces deux types ne me conduiront certainement pas à San José. Les mains dans les poches, je reprends mon chemin, entendant les rires derrière moi. Mais ils ne veulent pas me lâcher. La voiture des deux hommes démarre en trombe, puis stoppe pour me couper la route. Je recule.

— Hey, qui t’a dit que tu pouvais partir ?

— Sans dire « au revoir » en plus ! Mal élevé !

Je les fixe du regard, fronce les sourcils, en silence. Je ne leur prête pas attention, esquive la voiture pour continuer. L’un des deux hommes m’attrape par les bretelles arrière.

— Hep tu restes ici !

— Non, laissez-moi passer !

L’homme me lâche pour sortir son revolver. C’est pas vrai, qu’est-ce qu’ils me veulent ces deux amerloques ?!

— Tu crois qu’on va te laisser tranquille, sans rien faire ? Nous nous devons d’éradiquer la vermine avant qu’elle se multiplie !

Il est gonflé ! Il croit que l’Amérique lui appartient ? L’homme pointe son arme sur moi, relève le chien. Il ne plaisante pas on dirait. Je recule de plusieurs pas, mais l’autre me bloque par derrière. Je commence à paniquer sous le regard hilare de ces hommes. Le premier tire un coup en l’air, ce qui me fait sursauter. Je me dresse sur la pointe des pieds pour tenter d'interpeler mon père. Je ne vois pas sa voiture. Il est vraiment parti. Je me débats, donne un coup de pied dans le tibia de l'homme qui me retient. Je pique un sprint, mais les deux hommes me rattrapent. L’individu le plus rapide m’agrippe le bras, m’empêchant ainsi de filer.

— Tu restes là gamin !

À cet instant, une voiture arrive en sens inverse. Papa ? Non, le modèle est différent. La voiture passe lentement devant nous, puis s’arrête. Quatre hommes en sortent. Vu leur allure, sans doute des affranchis. Les deux blondinets semblent anxieux, mais ne me lâchent pas.

— Laisse ce gosse tranquille, intervient l’un des hommes.

— Tu peux toujours courir ! Votre espèce doit disparaître ! Vous êtes tous les mêmes, des criminels, des voleurs, des malfrats ! Allez tous crever !

L’affranchi n’hésite pas une seule seconde. Il tire sur ce type qui se croit tout permis, sous prétexte qu’il est plus Américain que nous. Il se prend une balle dans la poitrine, puis une deuxième, une troisième... L’affranchi le canarde, vidant sur lui son chargeur.

Le bruit des détonations me fait sursauter. L’autre blond est mort de trouille, il court vers sa voiture, trébuche, se relève, atteint la portière. Comme il perd du temps à l’ouvrir, je ramasse une pierre, le frappe sur la tête avec force et détermination. Guidé par la rancœur, je n’arrive plus à m’arrêter. Leurs paroles m’ont profondément blessé. Essoufflé, je m’arrête. Je vérifie tout de même son état. Son visage est couvert de sang, mais il respire encore.

L’homme au tir facile, s’adresse à moi en italien.

— Tu te débrouilles bien petit !

Les trois autres hommes viennent eux aussi vers moi. Je ne bouge pas, glisse mon regard de l’un à l’autre, me tenant sur mes gardes. Qu’est-ce qu’ils me veulent bon sang ? Je jette un œil sur la route. Personne. Pas de voiture. Invraisemblable.

— Nous cherchons des voleurs, des voyous, des gosses perdus dans ton genre, prêts à tuer, pour agrandir notre famille, explique l’homme. Tu peux nous intéresser.

— Je me suis juste défendu, j’attends mon père.

Les affranchis se regardent, puis observent les alentours. Je jure intérieurement. Papa n’est jamais là quand on a besoin de lui.

— Y a personne mon garçon, sourit le premier en tirant une bouffée sur sa cigarette. Nous pouvons t’aider tu sais.

— T’es napolitain ou sicilien ? interroge le second.

— Je suis américain, je suis né ici.

Les quatre hommes s’esclaffent, puis s’expriment chacun leur tour.

— Tu comprends trop bien l’italien pour être né ici.

— Ne nous prends pas pour des idiots, petit.

— Suffit de te regarder pour voir que tu ne fais pas partie de ce peuple.

— Allez, viens avec nous, tu n’as pas d’avenir ici tout seul. Avec tes aptitudes à la violence, tu pourras gagner un max de fric vite fait bien fait, qu’est-ce que t’en dis ?

Gâchette facile s’avance vers moi, en tendant la main. Je recule, méfiant. J’entends une voiture approcher vers nous. Non, deux. Je les reconnais. Enfin ! Ce n’est pas trop tôt !

Marco sort de sa Templar dans une volute de fumée.

— Laissez mon fils tranquille ! s’exclame-t-il d’une voix ferme.

Les hommes se redressent, le fixent intensément, cigare au coin des lèvres. Renato sort à son tour, rejoint Marco. Ils se fusillent du regard. L’homme qui tire sans réfléchir, engage la conversation.

— Tiens donc, alors c’est ton fils ? Quelle coïncidence.

Il m’attrape le bras gauche. Je n’ai rien vu venir.

— Lâche-le. Je ne le répéterai pas deux fois.

— Tu as fait tout ce chemin pour voir Vito, n’est-ce pas ?

— Nous avons rendez-vous.

— Faux. Il nous a envoyé à ta rencontre, pour t’éliminer. Il n’a pas l’intention de te rendre quoi que ce soit.

— Oh si, il va me payer les bénéfices qu’il me doit. Et avec les intérêts !

Marco et Renato sortent leurs revolvers, les pointent sur l’homme. Les autres types font de même.

— Fais gaffe à ce que tu fais, Marco. J’ai ton fils je te rappelle.

Il se cache derrière moi le salaud. S’ils ouvrent le feu, je me prends une balle direct. Je supplie mon père du regard de me sortir de cette situation.

— Je te propose un marché, Marco.

— Lequel ?

— Ton fils contre le fric.

— Je ne dois rien à Vito, c’est lui qui m’a entubé sur le partage des bénéfices !

— Tu récupères ton fils et tu fais demi-tour sans faire d’histoire. Voilà le deal.

Le vent souffle. Personne ne bouge. Je regarde la voiture de mon père. J’aperçois mon frère. Non mais je rêve ?! Il ricane ! Dans un moment pareil, il se fout de ma gueule ! Ça suffit ! Je ne me suis pas entraîné pendant des jours pour rien. Je me baisse, mords le mollet du type. Il se contorsionne de douleur. Mon père en profite pour lui tirer une balle dans la tête. Le temps de réaliser, Marco et Renato se placent rapidement derrière leur voiture pour se protéger des tirs. Moi je file derrière la voiture des hommes de Vito. Pas le temps de rejoindre mon père. Les trois autres ripostent déjà. Les coups de feu retentissent. Marco et Renato passent une tête au-dessus du capot pour viser. Les tirs pleuvent. Je me plaque les mains sur la tête. Je jette un œil sous la voiture. L’un des hommes tombe à terre. Les deux autres me rejoignent. Merde.

— Qu’est-ce que tu fous là, p’tit ?

— Attrape-le !

Je recule sur les fesses. L’homme tente d’attraper mes jambes. Lorsque sa tête se retrouve sans protection, mon père lui tire dessus. Il s’écroule. L’autre se relève, prend la fuite. Mon père l’abat dans le dos de sang-froid. Soudain, nous entendons des sirènes de police.

— Dépêche-toi de monter ! hurle Marco.

Malgré des jambes en coton, je cours, saute dans la voiture. Il démarre en trombe, fuyant les flics. Assis à côté d’Alberto, je ne peux m’empêcher de lui donner un coup de poing dans le pif. Il pleure de manière exagérée. Son nez pisse le sang. Je souris, satisfait. Il l’a bien cherché. Gosse pourri gâté. Ma mère me gronde. Je serai puni dans le garage. Tant pis.

Arrivés à la maison, ma mère me prend en grippe.

— Tu as de la chance que ton père soit retourné te chercher, raille-t-elle tout en essuyant le sang séché des narines d’Alberto avec son mouchoir en tissu. Sans lui tu n’aurais pas survécu. Tu lui as dit merci au moins ?

Je fronce les sourcils, renfrogné.

— Tu parles ! T’es juste contrariée parce que tu ne peux pas passer le week-end à San José comme tu l’avais prévu !

— T’écoutes aux portes maintenant ?! grimace Marco.

— J’étais juste assis dans le fauteuil, près de la fenêtre. Vous ne m’avez même pas vu !

— Tu me fatigues, Jack.

— Je dis juste que…

Sans que je ne puisse réagir, Marco et Renato me soulèvent par les bras et les pieds, pour me balancer dans le garage. Ils referment la porte à clé. J’ai beau hurler, personne ne répond. C’est injuste. Je m’allonge sur le capot de la voiture, bras derrière la tête. Je fixe la charpente du garage. La lumière de la lune passe dans les interstices, le bruit du vent est sinistre. Un « toc toc » me tire de mes pensées. Quelqu’un vient de frapper à la porte.

— Jack ?

Je me redresse, tout ouïe.

— Maria ?

— Oui…Ça va ?

— Si on aime dormir avec les araignées et les souris…

— Écoute… euh…évite de provoquer papa, si tu ne veux pas être puni.

— Tu es venue pour me faire des reproches ?

— Non, je…

— Il n’arrête pas de s’en prendre à moi et maman m’ignore complètement ! Tu le vois bien !

— Fais attention. Ne parle pas comme tu le fais à papa et maman. Ça va te causer des ennuis.

— J’ai vu, merci !

Mon ton a dû être froid et sévère, car je n’entends plus Maria derrière la porte.

— Maria ? T’es toujours là ?

— Je m’inquiète pour toi. Depuis l’incident…

— Ça va mieux. Laisse-moi s’il te plaît.

Si c’était pour venir me dire ça, elle aurait mieux fait de rester au lit. Maria pousse un soupir. Je tends l’oreille, elle s’éclipse.

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