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San Francisco, 1922

Pour éviter toute punition, j'accompagne mon père lors de ses rendez-vous d’affaire lorsqu’il me l’ordonne. Au beau milieu de la nuit, à peine dix ans, je suis sur le point de réaliser mes premiers pas sur le terrain.

— Jack ! Prépare-toi et vite ! Ce soir, tu viens avec moi .

Je n’ai aucune envie de me rendre à cet entretien. Mais je n’ai pas le choix. Tout en ajustant sa chemise et en enfilant sa veste, il m’explique en quoi consiste ce fameux rendez-vous. Il s’entoure de Giovanni, Fabio et Renato pour s’y rendre. Quant à moi, je traine à me chausser et mettre ma veste. Je gagne un peu de temps, tout en écoutant les informations données par mon père.

— Ce soir, nous allons voir un vendeur de bijoux. En fait, c’est un commerçant à qui on offre une protection. En échange, il nous paye.

Du racket, quoi.

— C’est lui qui vous l’a demandé ?

Giovanni prend la parole, tout en préparant les munitions de son revolver.

— Marco impose aux commerçants des loyers en échange d’une « protection », mais aussi sous peine de voir leurs vitrines saccagées et leurs marchandises disparaître ou brûler. Ce vendeur de bijoux et de pierres précieuses est la cible idéale.

— Il est souvent cambriolé, c’est ça ?

— Oui. Victime de vols dans son magasin, il a demandé la protection rapprochée de Marco. Ton père vient tout simplement réclamer son dû, comme toutes les fins de mois. Avec ce commerçant, l’opération se passe généralement vite et bien.

— Par pour ce mois-ci… rectifie Marco. On a un deuxième problème à régler.

— Quel genre de problème ?

Les hommes sont tous prêts. Ils sortent de la maison, pour se diriger vers la voiture. Cette sortie ne me dit rien qui vaille. La tension est palpable. Tout en marchant, Marco me parle.

— Un concurrent a débarqué. Herbert ne peut plus payer les services rendus. J’ai donc décidé d’éliminer ce profiteur.

— Herbert ? dis-je, en fronçant les sourcils.

— Oui, notre bijoutier. Il s’appelle comme ça, répond Marco en haussant les épaules. Nous allons d’abord nous occuper du concurrent avant de passer chez Herbert, qui nous doit deux mois de loyaux services.

À cet instant, je ressens de l’anxiété. Je préférerais rester à la maison. Mais je garde ce commentaire pour moi, sinon je risque de me prendre une branlée. J’ai peur tout d’un coup. Je m’arrête et observe mon père qui monte en voiture, espérant qu’il m’oublie.

— Allez grimpe ! commande Marco. Qu’est-ce que t’attends ?

Zut. Pas le choix. Je fais la moue, monte à l’arrière et reste silencieux tout le long du trajet.

Marco conduit jusqu’à Julius Street de North Beach. Arrivés sur les lieux, les hommes descendent de voiture dans une symphonie de claquements de portières. Je sors le dernier, nerveux, puis me tourne vers mon père pour tenter un truc.

— Tu ne peux pas y aller un autre jour ?

— Non, c’est ce soir ou jamais, nous devons régler le problème tout de suite, avant que la situation ne se complique.

— Mais je ne veux pas assister à…

— À quoi ?

— Bah, à un…

— Dis-le bon sang ! À un meurtre c’est ça ?

Je baisse la tête, penaud.

— Plus j’attendrai, plus je perdrai d’argent !

Je suis mon père malgré moi, en restant bien en retrait derrière lui et ses hommes de main. Nous tournons dans une ruelle sombre et glauque. Cet endroit me fait flipper. Les volets en bois sont tous fermés. Je croise un chat, poils hérissés. J’accélère le pas pour me rapprocher de Giovanni. Plutôt sympathique quand on le connait. Je tire sur sa veste pour le ralentir.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— Ce devait être juste une discussion. Pas frapper… ou tuer… quelqu’un…

— Les choses ne se passent pas toujours comme prévu, tu sais.

— Ça ne me rassure pas.

— Allez viens, je reste avec toi. Ce ne sera pas bien méchant.

Je reste mitigé entre méfiance et crainte.

— Dis Giovanni… Mon père va tuer cet homme ?

— Bah, il détourne une source de nos revenus, alors…

— Faut vraiment que je sois là ?

Giovanni ressent ma nervosité. Il s’arrête, puis se penche vers moi.

— Jack, je sais que ton père ne devrait pas te montrer ce genre de chose. Enfin, pas tout de suite. Pour moi t’es trop jeune. Mais ce n’est que mon avis, je n’ai pas vraiment le choix. Alors un conseil, sois sage, fais-toi tout petit, tu te mets dans un coin de la pièce et tu fermes les yeux. Compris ?

Je hoche la tête. Je comprends les consignes, mais ça n’explique pas ce que je fais là.

À cet instant, Marco se retourne.

— Qu’est-ce que vous foutez vous deux ?

— On arrive, on arrive ! répond Giovanni.

— Mais il existe forcément des gens qui font le même métier, il ne peut pas le laisser tranquille ?

— Il s’est installé à deux rues d’ici, il fait du tort au commerce de notre ami. À cause de lui, ses revenus baissent et par la même occasion, les nôtres aussi. Il n’a qu’à s’installer au sud de la ville ou carrément ailleurs. Marco va l’intimider et ça devrait passer.

Je fronce les sourcils, sceptique.

— Mais vous, vous lui volez son argent !

— Non, on le protège et il nous paye pour ça, souffle Giovanni qui perd patience.

— En utilisant la menace et la peur.

— Jack, arrête de chipoter ! Les affaires fonctionnent comme ça ici.

Arrivés devant la boutique, les hommes de main cassent les vitres, pillent les bijoux. Faites plus de bruit pour réveiller tout le monde ! Je lève les yeux au ciel. Ils cherchent à se faire remarquer ou quoi ? Le bijoutier, habitant juste au-dessus de sa boutique, se précipite à l’extérieur, un fusil à la main. On vient de le réveiller, vu son allure. Le pauvre est en pyjama.

— Foutez le camp ! crie le bijoutier.

Les affranchis, revolver et fusils en main, regardent de biais cet homme. Marco, le cigare fumant au coin des lèvres, tire dans la main du gars avec son revolver. La balle éclate ses doigts. Le type lâche son fusil, trop lourd à porter d’une seule main.

Je n’avais vraiment pas envie de voir ce spectacle. Du sang dégouline et des morceaux de doigts jonchent l’asphalte. L’homme crie de douleur. J’en ai un haut le cœur. Je me cache derrière Giovanni. Marco se retourne vers moi.

— Jack, prends ça et attends ici, dit-il en me tendant son revolver. Tu feras le guet.

Je soupire, attrape le revolver sans discuter, tremblant. Il semble de plus en plus léger au fil des mois.

— Si quelqu’un de louche approche ou pose des questions, tu tires en l’air ou sur lui. À toi de voir. Le bruit des coups de feu nous alertera et on rappliquera vite fait. Compris ?

— Oui, mais…

— Pas de « mais » ! Je dois compter sur toi maintenant ! Tu n’es plus un enfant !

— Bah si, un peu quand même, ose Giovanni.

Marco le fusille du regard. L’affranchi se tait immédiatement, me jette un coup d’œil furtif de désolation.

Les hommes disparaissent dans la boutique plongée dans le noir. J’écoute les chaussures crisser sur les morceaux de verre de la vitrine, puis une porte claquer. Je peux respirer. C'est mieux qu’il ne m’ait pas demandé de les accompagner à l’intérieur.

Je reste seul, dans la nuit noire, éclairé par la seule lueur d’un réverbère défectueux. L’ampoule en fin de vie clignote par intermittence. Je fixe le revolver de mon père dans ma main droite. Je le reconnais. C’est celui qui a servi à tuer l’inconnu.

Deux adolescents m’abordent soudain.

— Hey gamin, qu’est-ce que tu fous là ? demande le plus grand des deux.

— Ce n’est pas très fréquentable par ici, ajoute le second.

Je ne vous ai rien demandé, cassez-vous ! Je m’abstiens de répondre, les fixant d’un regard sévère. Je remarque des parapluies dans leurs mains. J’en compte six.

— T’as perdu ta langue ? raille le premier. C’est un beau revolver que t’as là. Tu me le files ? Je te l’achète pour deux dollars, qu’est-ce que t’en dit ?

— Non. Vous arrivez à tromper les passants, mais ça ne marchera pas avec moi.

— On vend des parapluies, on gagne notre vie. D’où c’est douteux ?

— Vous allez m’affirmer que ces parapluies ne sont pas volés ?

Les deux adolescents se regardent, agacés.

— T’es bien soupçonneux pour un gosse ! File-moi ton révolver sans faire d’histoires !

— Hors de question !

Après un rapide coup d’œil à son partenaire, le premier me frappe au visage, puis tente de m’arracher l’arme des mains.

— Donne-moi ça tout de suite !

Foutez-moi la paix ! Je réagis par un violent coup de pied dans le tibia. Il lâche son emprise. Le second tente de m’agripper par le cou. J’esquive et lui envoie un coup de genou dans les couilles, puis un coup de pied latéral dans le bras. Le garçon se plie en deux de douleur. Le premier commence à se relever pour préparer sa prochaine attaque, mais je suis plus rapide. Je pointe machinalement mon arme sur son front.

L’attitude du dernier change brusquement, passant d’un sentiment d’assurance à celui de crainte. En gardant un genou à terre, il lève les mains pour s’excuser. Le second s’aventure à protester.

— Eh tu déconnes, tu ne vas pas avoir peur d’un gamin ! Il ne sait même pas s’en servir !

— Ah oui ? Tu veux parier gros malin ?

Je redresse mon arme. Les deux adolescents se taisent. Je reste droit, sans trembler, ni bouger, les vise, sûr de moi. Les deux autres commencent à paniquer. Que c’est jouissif d’avoir le dessus. J’arbore un regard froid et stoïque.

— Pardon, okay ? s’excuse le premier, d’une voix enrouée par la peur. On est désolé, on voulait juste t’intimider, on n’avait pas l’intention de te prendre ton arme…

— Dégagez.

— D’accord, d’accord, mais laisse-nous en vie.

Le garçon se lève, en sueur, puis court aussi vite que possible, aussi loin qu’il le peut, suivi par son camarade. Je les regarde s’éloigner en courant, un sourire triste au coin des lèvres, conscient de l’influence de mon père. Je soupire. Merde, qu’est-ce qui m’a pris de réagir comme ça ? Je ne peux plus revenir en arrière. Je me plie aux règles fixées par mon père. Je contemple la ruelle dans laquelle les adolescents se sont engouffrés, tout en marmonnant des excuses. Au même instant, Marco sort, essuyant le sang sur ses mains. Il se poste derrière moi.

— Tu parles tout seul maintenant ?

Je sursaute, me retourne et tend l’arme à mon père.

— Alors fiston, aucune embrouille ?

— Non, rien à signaler.

— Bien, l’affaire est réglée de ce côté, on passe chez Herbert.

Je le suis, la boule au ventre, mains dans les poches, la tête basse.

Nous nous dirigeons vers une rue parallèle. Un réverbère éclaire la seule enseigne de la rue, la bijouterie de notre homme, « Herbert’s Jewellery ». Ils se postent devant le magasin à la devanture or et argent.

Marco frappe à la porte plusieurs fois. Quelqu’un vient ouvrir. J’analyse l’individu de la tête aux pieds. Ça me permet de penser à autre chose et de ne pas me focaliser sur ce qui va se passer. Il semble plus vieux que Marco. Je n’aime pas ce type bedonnant, aux cheveux blonds ébouriffés, aux petits yeux plissés et au nez épaté. Il ne m’inspire guère confiance. Il porte une robe de chambre bleue molletonnée. Ridicule. L’homme soupire, s’excuse de ne pas avoir la somme demandée. Ces deniers temps, les affaires tournent au ralenti. J’observe mon père, contrarié. Il me fait signe de rester dehors, ouf, ça me convient très bien. Marco et ses hommes entrent dans la maison de ce Herbert. Je mets les mains dans les poches, m’adosse contre le mur de la maison, attendant que la rencontre se termine. Attendre, toujours attendre. Une étrange sensation me parcourt le corps. Je sens un regard appuyé sur moi. Je frissonne. Je relève la tête et aperçois des rideaux se fermer à la hâte à la fenêtre de l’étage. Quelqu’un m’épie sans aucun doute.

J’entends des coups de feu, accompagnés de cris féminins, puis les reproches d’un homme. Je n’aime pas ça. Je me plaque vigoureusement les mains sur les oreilles pour éviter de percevoir ces sons dérangeants. Marco et ses hommes sortent de la boutique, d’un air réjoui. Marco me tapote l’épaule.

— Jack !

— Oui ?

— Travail accompli, nous rentrons chez nous.

Terminé. Pour ce soir en tout cas… Je jette un coup d’œil à la fenêtre de l’étage et entrevois des yeux qui m’observent à travers la fente des rideaux occultants. Je n’y suis pour rien !

J’aurais aimé à cet instant-là, être consolé par ma mère, rassuré, ne pas me trouver ici, dans ce quartier, mais au lit, comme mon frère, à écouter des histoires du soir.

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