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Ma mère, Daniela, s’éloigne de plus en plus. Je le sens. Elle en vient même à m’ignorer. Je ne comprends pas pourquoi. Elle devrait plutôt me réconforter ou prendre ma défense au lieu de me laisser entre les mains de mon père. Elle m’évite. Je ne la croise presque plus. Alors, un samedi après-midi de printemps, quand je la vois sortir pour aller faire des courses, je saisis l’opportunité de l’accompagner.

— Attends-moi ! Je viens avec toi !

Daniela souffle d’un air désapprobateur. Elle tourne la tête de trois quart vers moi et laisse échapper un profond soupir. Je te dérange tant que ça, maman ?

— Alors dépêche-toi, lance-t-elle.

Sur le trajet, le long de la rue commerçante, je trottine derrière ma mère, dans mes chaussures en cuir trop étroites pour moi. J’ai mal aux pieds, mais je résiste, souffre en silence.

Daniela marche d’un pas assuré et rapide. Elle est jolie, ma mère, vêtue de sa robe droite bleu ciel et de son chapeau cloche assorti. Je tente de lui parler, elle tourne la tête. Tant pis, je me lance dans un monologue sur ma vie à l’école, ce que j’apprends, ce que je fais. Je parle en italien, haut et fort pour être certain qu’elle m’entende. Arrivés à l’épicerie, ma mère m’ordonne de me taire. M’a-t-elle au moins écouté une seule seconde ?

Pendant qu’elle choisit ses légumes sur les étals, je me faufile dans les rayons de gourmandises. Je remarque un paquet de Sunshine Biscuits. Mon ventre gargouille. Ces gâteaux ont l’air délicieux. Maman acceptera-t-elle de m'en acheter ?

Tout d’un coup, je sens une main m’empoigner le bras. C’est l’épicier. Il me fixe, la clope au bec.

— Voleur ! gueule-t-il sur un ton féroce.

La chemise de l’épicier semble sur le point de craquer sous l’effet de sa grosse bedaine.

— Mais non, je regardais juste le paquet !

— Et en plus, tu réponds sale petit morveux !

— Jack qu’as-tu fait ? soupire Daniela, d’un air las.

Je montre le paquet de biscuits sur l’étagère.

— Mais rien ! J’ai juste regardé le paquet ! Il est là ! Juste là !

— C’est un autre paquet ! s’égosille l’épicier. Menteur !

— Bon, Jack, ça suffit ! On s’en va ! s’agace Daniela.

Puis elle se tourne vers l’épicier pour régler ses courses. Il lui réclame deux dollars de plus pour le paquet volé et le préjudice subi. Non, mais il est gonflé, lui ! Je n’ai rien volé du tout !

— Quoi ? Je n’ai rien fait de mal ! J’ai juste regardé le paquet !

— Ça suffit, Jack ! se fâche Daniela.

Ma mère perd patience et les clients se retournent vers nous, ce qui la gêne visiblement. Si elle avait bien horreur d’une chose, c’était d’attirer l’attention sur elle et alimenter les commérages. Avec l’arrivée en masse des immigrés et la montée en puissance de la Mafia, les Italiens sont vus d’un mauvais œil. Tout de même, elle pourrait prendre la défense de son fils au lieu de prendre le parti de l’épicier. Son rejet me fait mal.

Daniela le paye, puis me prend par la main. Je traine des pieds. Je refuse de rester sur un malentendu.

— Maman crois-moi ! Je n’ai rien volé du tout ! Il ment ! dis-je en le pointant du doigt.

— Jack ! On ne pointe pas son doigt sur les gens, c’est malpoli ! Tu me fais honte !

Je me tais. Visiblement, ça ne sert à rien de discuter. Tout en étant tiré par ma mère, je me retourne vers l’épicier pour lui jeter un regard noir. L’homme, adossé au mur de sa boutique, et tirant lentement une bouffée de sa cigarette, me lance un sourire narquois. Sale type. Je fulmine intérieurement.

Arrivés à la maison, Daniela appelle mon père depuis le hall de l’entrée. Je la dévisage.

— Marco, ton fils a volé dans l’épicerie.

— Quoi ? C’est une blague ?

J’observe ma mère avec des yeux ronds et les regarde tour à tour. Ma respiration s’accélère.

— Qu’a-t-il fait ?

— Il a volé un paquet de biscuits et j’ai dû payer deux dollars pour sa bêtise !

— Il s’est fait prendre ?

Marco me regarde du coin de l’œil d'un air déçu. Je supplie ma mère du regard.

— C’est faux ! Je regardais le paquet en attendant que maman finisse de choisir les légumes ! Je n’ai rien volé du tout ! Maman t’étais là ! Je ne ferais pas ça !

Mes cris font sortir Maria, Alberto et Valentina de leur chambre. Les trois observent la scène du haut de l’escalier.

— Bon, Jack, arrête, tu as commis un vol, qui plus est, loupé !

— Mais pourquoi ?

Exaspéré, je hurle « va fanculo ». Je me prends, évidemment, une gifle. Pas par mon père, mais par ma mère.

Valentina, appuyée sur le garde-corps du grand escalier central, pouffe de rire.

— Wouah j’en reviens pas ! Depuis quand maman donne des gifles ?!

— Je dirais plutôt, depuis quand Jack crie des insultes à maman ? relève Alberto.

Valentina et Alberto se tordent de rire. Taisez-vous bande d’idiots. Je vois Maria secouer la tête, outrée, en observant ces deux-là ricaner.

Marco m’attrape par le col de la chemise. Cela devient une bien mauvaise habitude chez lui. Il m’emmène revoir l’épicier en cette fin de journée. Giovanni et Fabio nous accompagnent.

Marco entre dans l’épicerie et fait sortir les quelques clients présents. Il s’adresse au vendeur.

— Alors, mon fils t’aurait volé un paquet de biscuits à quarante cents, et tu demandes à ma femme deux dollars ?

Le sourire de l’épicier s’efface en un éclair.

— Bah ouais, pour le… préjudice subi, enfin…

Giovanni s’approche de toute sa hauteur.

— T’as combien dans ta caisse ?

Fabio tire sur la caisse d’un coup sec.

— Hey, pas mal, y a cinquante dollars et euh… quelques cents, là-dedans !

Les deux compères éclatent de rire, puis ils frappent l’épicier, qui tombe à terre. Marco reste de marbre et me regarde. Oublie-moi. Il me tend son revolver. Encore ? Je le prends, tremblant.

— Tu m’as bien dit qu’il avait menti ? Qu’il t’avait accusé à tort ?

Les rires s’estompent net et un silence pesant envahit la pièce. Où veut-il en venir ?

— Euh oui, j’ai juste regardé ! Je n’ai rien volé, je te jure !

— Tue-le, annonce mon père en haussant les épaules.

— Qu… Quoi ? dis-je, déconcerté.

— C’est un sale type, il a menti en accusant un enfant de voleur, et a escroqué ta mère de deux dollars, il ne mérite pas de vivre, pas vrai ?

Marco se met à ma hauteur, me fixe droit dans les yeux. Je tremble en serrant l’arme dans ma main droite.

— Euh, bah… c’est pas un peu exagéré ?

Je me reprends une baffe monumentale en pleine figure.

— Tu n’apprends rien ou quoi ? T’es aussi bête qu’une dinde !

Marco lève l’index de façon solennelle.

— Règle numéro un, on ne laisse jamais personne humilier les Calpoccini ! Compris ?

Sans attendre ma réponse, il me pousse d’un geste brusque vers l’homme assis sur le sol carrelé de son magasin, adossé aux étagères. Je l’observe d’un air anxieux, bras raidis le long du corps, main agrippant l’arme. J’aurais mieux fait de me taire.

— Tire ! ordonne Marco.

— Je… je ne peux pas…

— Si quelqu’un t’insulte, il s’en prend à toute la famille. Tu saisis ?

Bof, pas vraiment. J’acquiesce discrètement, méditant sur le sens de son affirmation.

— Alors tire bon sang ! hurle-t-il en montrant l’homme à terre.

Je sursaute, puis redresse l’arme. Cette fois-ci, je ne tremble plus. L’épicier me menace avec ses yeux entrouverts péniblement, gonflés par les coups.

— P’tit merdeux, fils de criminel, va pourrir en enfer !

Il m’insulte ! Non, mais ! Il crache sur le sol. Il m’horripile. Il a tort de me parler ainsi. Je le hais. Possédé par mes pensées néfastes, je tire de sang froid en direction de son front. La balle transperce les chairs et le crâne, le sang gicle sur l’étagère située derrière lui, imbibant les légumes et les fruits d’un liquide rouge et visqueux.

Les hommes sortent fièrement et Giovanni me tapote l’épaule. Je sursaute.

— Bravo petit !

Je ne réalise pas tout de suite mon acte. En rentrant à la maison, Marco annonce fièrement mon action à Daniela.

— Ton fils a tué l’épicier. Tu seras tranquille maintenant.

Je regarde ma mère de biais, d’un air triste. Daniela me tourne le dos.

À dix ans, je viens de tuer un deuxième homme. Je comprends à cet instant-là que je n’échapperai pas au destin tracé par mon père, et que ma mère m’abandonnait, jour après jour. Devant apprendre pour prendre la relève de la famille, je n’avais d’autre choix que de lui obéir.

Maria entre dans ma chambre, par la porte entrebâillée. Assis à mon bureau, je joue avec un pantin de bois, avec un torse peint en rouge, des cheveux et des yeux en noir. Ses mains rondes sont collées à des bâtons en bois, et ses pieds sont plats. Il a aussi un grand nez pointu. Je n’ai plus que lui comme jouet…

— Eh ben, t’en fais une tête !

— Maria, je peux te parler honnêtement ?

Elle se dirige vers mon lit et prend place.

— Oui, bien sûr. Je suis là pour toi.

— Je ne veux pas que Valentina et Alberto soient au courant.

— Je comprends. Ne t’inquiète pas. Je t’écoute.

—Tu ne trouves pas que papa me traite différemment ? Je veux dire, je suis élevé dans des conditions bien différentes de celles d’Alberto.

— Je suis d’accord avec toi. Alberto a le droit de vivre une vie d’enfant. Alors que toi… tu t’entraînes tous les jours, sous la contrainte, au tir, au combat et à l’apprentissage des ficelles du métier.

— Pas de jouet pour qu’aucun divertissement ne puisse entraver mon développement. Pourquoi ? Pourquoi papa se comporte différemment avec moi ?

— Je ne sais pas, Jack, je n’en sais rien du tout…

Je baisse la tête, déçu de ne pas avoir obtenu de réponse à mes questions. Je manipule mon Pinocchio comme une marionnette.

Maria se lève, s’avance vers moi.

— Sais-tu que le Pinocchio que tu as entre les mains, tu le possèdes depuis le berceau ?

— Non. Comment tu le sais ?

— C’est maman qui me l’a dit. Ce jouet et ton lapin, sont les deux objets que tu as de plus ancien, depuis tout bébé.

Quand je l’entends parler de mon doudou, ma poitrine se serre.

— Papa l’a brûlé…

— Quoi ?

— Rien…

— Tu as toujours aimé ce pantin. Je t’ai surpris aussi lire le conte de Carlo Collodi, sourit-elle avec un clin d’oeil.

— D’habitude ce sont les parents qui le lisent à leurs enfants…

— Tu l’as toujours ?

— Le livre ? Il doit être chez Alberto maintenant…

Maria pose sa main sur la mienne.

— Tu sais, tu as le droit d’a…

Alberto débarque dans ma chambre à pas lourds, rouge de colère. Il claque la porte volontairement. Maria le regarde avec étonnement. Qu’est-ce qu’il me veut ce garçon grassouillet ?

— Paola m’a dit que tu cachais un jouet dans ton armoire ?

— Et alors ?

— Alors papa a dit que tous les jouets sont pour moi !

Nous y voilà. Comme s’il n’en avait pas assez.

— Ben voyons.

— Donne-moi le Pinocchio !

Alberto pousse Maria. Je me lève, prêt à en découdre. Alberto m’agrippe par le col de ma chemise avec ses deux mains charnues. Il copie notre père.

— T’es pas un peu trop grand pour jouer à ça ?

Il s’énerve. J’esquive son coup de poing, trop lent. Il trébuche, se rétame comme une loque sur le sol.

— Papa, Papa ! Jack a volé mon jouet et m’a fait tomber !

Marco arrive, le torse bombé, de sa stature imposante. Il me fixe méchamment.

— C’est pas vrai, il est tombé tout seul !

— Je suis témoin ! intervient Maria. Alberto est tombé tout seul ! Il…

Marco lève la main pour la faire taire, puis regarde l’égratignure sur le genou d’Alberto. Il s’approche de moi, me tire l’oreille vers le haut.

— On ne frappe pas son frère, compris ?

— Et mon jouet ? rajoute Alberto. Rends-le moi !

Quel boulet !

— Ce n’est pas le tien, c’est le mien !

— Jack, rends tout de suite le jouet à ton frère ! ordonne Marco.

— Ce n’est pas le sien, c’est pas juste !

Marco perd patience avec ces enfantillages. Pourquoi je devrais toujours m’écraser devant mon frère ? Il m’empoigne par les cheveux. Il tire si fortement que je me retrouve sur la pointe des pieds. Marco me lâche, puis se met à ouvrir tous les tiroirs, jetant leur contenu au sol. Il retourne le matelas du lit, met la chambre sans dessus-dessous. Puis il trouve le pantin de bois sur le bureau, le récupère, pour le donner à Alberto. Mon frère jubile. Il sourit bêtement de satisfaction. Je serre les poings de rage. Marco me somme de tout ranger, puis de le rejoindre en salle de tir, dès la tâche terminée. C’est injuste. Crétin de fratello ! Marco prend le bras de Maria pour l’emmener en dehors de ma chambre. Ils descendent tous dans le salon. Je pleurniche, mon oreille me fait mal. Je me frotte le haut de la tête. Valentina passe devant ma chambre.

— Ouh le vilain garçon ! Quel bazar !

— Qu’est-ce que tu fous là ? Dégage !

Elle aussi, elle m’agace ! Valentina pouffe et se colle dos au mur de ma chambre. Alberto revient dans ma chambre.

— Il est même pas à toi ce jouet !

— Bien sûr que si !

— Menteur, y a écrit « E.C » dessus !

— C’est p’têt le fabricant.

— Certainement pas, il est tout pourri. Papa dit que c’est un pauvre type qui l’a fabriqué de ses mains.

— Bah oui, ça s’appelle un artisan ! Ignare !

— Qui tu traites « d’inare » ?

— Toi, imbécile !

— Tu m’as saoulé. Tiens, le voilà ton jouet !

Il balance Pinocchio de toutes ses forces contre le mur. Le pantin se brise. Il éclate de rire et me laisse seul devant ce triste spectacle. Salaud ! Je prends les morceaux, son nez est cassé, ses bras sont fendus, sa tête est fissurée et ses jambes se sont détachées du corps. Je referme fortement mes poings sur les débris, à tel point que les jointures blanchissent. Je me lamente, les yeux fermés. Tandis que je constate cette injustice, Marco, lui, perd patience. Il m’appelle du rez-de-chaussée pour me faire venir en salle de tir. Valentina croise les bras

— Tu ferais mieux de te dépêcher, dit-elle d’une voix niaise.

— La ferme !

— Je dis ça, c’est pour toi. Papa déteste attendre.

— C’était MON jouet…

— Ah mon pauvre Jack, t’es pitoyable.

Elle s’éclipse enfin. Je marmonne des jurons en rangeant ma chambre avec énergie. Quelle pimbêche. Elle m’énerve avec ses airs supérieurs ! Marre de ces remarques désobligeantes ! Quelle peste !

— Jack ! T’as fini ?! hurle Marco.

— C’est bon j’arrive ! dis-je, râleur, en finissant de ranger tout en boule dans la commode.

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