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San Francisco, 1922

Je me souviens que mère restait la plupart de son temps cloîtrée dans sa chambre. Quand elle sortait, c’était pour se rendre à l’hôpital. Ce jour-là, je l’observe par la fenêtre. Elle monte dans une ambulance. Alberto arrive derrière moi.

— Maman a des problèmes de santé, elle s’embrouille l’esprit. Donc elle doit aller à l’hôpital pour se faire soigner.

Je tourne la tête méchamment vers mon frère. Je le sais ça ! Abruti.

— Olala ! répond Alberto en levant les yeux au ciel. Elle va s’en remettre ! Fais pas une tête pareille !

Alberto s’éclipse, en trottinant. Vas-y, va-t-en ! Giovanni entre à son tour dans le salon.

— Hey Jack. Ça te dit que j’t’apprenne un nouveau jeu ?

— Ouais, quoi ?

— Le poker !

Le jeu de prédilection de Giovanni. Il m’a raconté, un jour, sa rencontre avec Marco. Le poker, premier jeu qui lui avait permis de gagner de l’argent. En 1908, Giovanni avait treize ans et Fabio quinze ans. Tous deux, seuls, traînaient dans les rues du quartier Italien de San Francisco. Grâce au poker, ils arnaquaient les passants et se faisaient ainsi de l’argent pour se payer de quoi se nourrir. Ils utilisaient une caisse en bois en guise de table et des tonneaux vides leur servaient de chaises. Giovanni battait les cartes.

— Allez allez, qui veut tenter sa chance au poker ? scandait Giovanni. Grosse mise, gros gains !

Fabio incitait les passants à venir jouer. Giovanni gagnait les parties de poker, grâce à l’œil de Fabio, qui regardait discrètement les mains des adversaires. Les clients se faisaient dépouiller et partaient en colère. Quelquefois, les policiers les rappelaient à l’ordre et les sommaient de déguerpir. Giovanni et Fabio partaient en courant, avec leurs billets dans les poches. Ils se cachaient dans une ruelle marchande, s’arrêtaient, essoufflés, puis regardaient le butin récolté, fiers de leur prise.

Marco, vingt-trois ans à cette époque, était en quête d’affranchis pour agrandir sa famille. Il avait vu ces deux adolescents jouer au poker. Il les avait suivis. Arrivé dans la ruelle, il avait pris la parole, les mains dans les poches, fumant une cigarette.

— C’est tout ?

Giovanni et Fabio s'étaient retournés et avaient observé cet homme charismatique, dans son costume flambant neuf.

— Bah c’est déjà pas mal, justifiait Fabio.

— Vous pourriez gagner plus, annonçait Marco.

— Ah ouais ?

— Beaucoup plus.

— Comment ?

— En devenant mes affranchis.

Giovanni et Fabio se sont regardés, perplexes.

— Vous savez vous battre ? demandait Marco.

Giovanni et Fabio ont souri et accepté la proposition de Marco.

En échange de l’apprentissage du poker et du football, j’apprends à Giovanni et à Fabio à lire. Pour ça, je me rends toutes les semaines sur Varennes Street pour m’approvisionner en livres auprès de la doyenne du quartier, « la madre protettiva », de son vrai prénom Giacinta, une vieille femme maigre aux yeux bien trop maquillés et aux cheveux longs ébouriffés, avec des breloques pendouillant partout autour de ses poignets et de son cou. Assise sur une chaise rouillée, derrière une table aux pieds usés, elle vend ses livres aux passants. Sauf pour moi. Je suis un privilégié. Elle m’offre ses bouquins.

Elle propose des livres en anglais et en italien, d’écrivains plus ou moins célèbres, des contes pour enfants, des exemplaires du San Francisco Chronicle et des livres scolaires.

Je salue Giacinta, toujours ravie de me voir. Elle me tend un panier contenant quatre livres. Je la remercie d’un clin d’œil séducteur. Elle me donne le dernier daily strip, Mutt and Jeff, une bande dessinée pour aider Giovanni et Fabio à lire. Les images leur permettent de mieux comprendre les scènes décrites. Giacinta admire mon côté bienveillant. C’est ce que m’a raconté Giovanni.

Je prends plaisir à leur apprendre la lecture et à jouer au poker avec eux. Je gagne pratiquement tout le temps, jouant de manière subtile, stratégique et réfléchie. Ou alors, ils me laissent remporter les parties. Hum, non. Je ne crois pas que ce soit leur genre.

Lors d’une soirée pour une réunion de routine avec un associé dénommé Domenico Giacomuzzi, Marco décide de lancer une partie de poker après un dîner bien arrosé. Je suis invité à jouer. Au premier abord, les autres échangent un sourire moqueur en me voyant, moi le gamin. Au fil de la partie, tous sont bluffés, j’enchaîne les "brelan, quinte, flush et full". Je gagne partie sur partie. J’adore ce jeu. Je m’amuse bien pour une fois. Mais ma joie est de courte durée…

Domenico, le chef de bande, petit et trapu, aux cheveux noirs bouclés, perd patience. Il balance ses cartes et ses jetons sur la table, qui s’entrechoquent. Il se lève brutalement.

— Putain de merde, ton fils triche ! hurle Domenico en me pointant du doigt. C’est pas possible autrement !

Ah, mauvais perdant ? Ce n’est pas de ma faute s’il ne sait pas jouer correctement le vieux. Mon père se lève à son tour.

— Comment oses-tu traiter mon fils de tricheur ? Il sait mieux jouer que toi, c’est tout !

— Il m’a dépouillé avec son carré d’As ! Rends-moi mon fric sale môme !

— Il a gagné, tu la fermes ! Et ce qu'il gagne loyalement m'appartient !

— Loyal ton gosse ? Il ne peut pas gagner autant de parties, c’est pas possible ! Surtout pas à son âge, dix ans, c’est bien ça ?! Gagner autant, impensable ! Sale tricheur !

Jaloux. Tous se lèvent, sauf moi. Je reste assis, bien sagement. Surtout, je n’interviens pas, sinon ça va me retomber dessus à coup sûr. Marco s’emporte.

— Il a remporté les gains ! Va te faire foutre !

Mêlée générale, tous hurlent en même temps, les coups de poing pleuvent.

Je me cache vite fait sous la table, écoutant les bruits. Un gars m’attrape le pied, me tire hors de ma cachette. Je donne des coups de pied dans son visage, puis lui administre un coup de poing dans les couilles. Il me lâche. La voie est libre, je m’enfuis en courant hors de la maison. Je grimpe dans la voiture, une Lincoln Model L Phaeton de 1922, couleur bleu marine. Beau modèle. J’entends des coups de feu claquer .

Sur la banquette arrière, les mains posées sur la portière, la tête laissée à mi-hauteur, je contemple les points lumineux apparaître et disparaître derrière les rideaux fins du salon.

Puis, tout s’arrête. Je ne perçois que les bruits des insectes et du vent. Mon père sort enfin, d’une prestance écrasante, accompagné de ses hommes de mains. Ils montent en voiture. Marco s’assied à mes côtés, me félicite pour mon adresse aux cartes, puis il plisse les yeux, me gifle, me réprimande aussitôt pour ma lâcheté. Il a un don pour changer d’attitude aussi vite. Je suis dérouté par ce comportement. J’effleure ma joue rougie, écoutant mon père, nerveux.

— Jack, écoute, quand un règlement de comptes éclate, tu ne t’enfuis pas ! Tu règles le problème comme un homme !

Il en a de bonnes, lui !

— Mais je ne suis qu’un enfant…

Marco me tape plusieurs fois derrière la tête tout en répondant à ma remarque.

— Andouille de gosse ! Je t’entraîne pour quoi ?! Tu connais mieux les techniques de combat que tous ces imbéciles réunis ! Alors utilise-les, bon sang !

Je me tiens l’arrière de la tête à deux mains.

— Compris ? dit-il en pinçant ma joue gauche.

— Oui, oui compris !

— Parfait !

J’ai mal partout au visage. La voiture démarre. Nous restons tous silencieux, jusqu’au domicile familial.

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