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San Francisco, 1923

Me voilà occupé à lire des informations sur la constitution d’une famille, assis sur le canapé du salon. Je pose le doigt sur les mots « grand-père » et « grand-mère ». Je ne les ai jamais vus, je n’en ai jamais entendu parler. Les copains à l’école en parlent tout le temps, passent le week-end chez eux. D’autres vivent sous le même toit, les parents s’occupant de leurs aînés. Pourquoi pas nous ? Je me lève pour rejoindre Maria, mais Marco me barre la route.

— Qu’est-ce que tu veux à ta sœur ?

Décontenancé par son arrivée, je lui pose à contrecœur la question qui me turlupine.

— Je me demandais, qui pouvait être notre grand-mère ? Et notre grand-père ?

Maria, assise sur le fauteuil du salon, se retourne pour écouter la réponse.

— Moi aussi je me suis souvent demandée la même chose.

Marco lève un sourcil, passe une main dans ses cheveux, pour bien les remettre en arrière et répond sans une once d’émotion ou de regret :

— J’ai tué mon père Roberto, car il nous emprisonnait dans la misère par son égoïsme et sa peur du changement. Ma mère Evelina est morte de chagrin. J’ai fondé moi-même notre réussite. J’ai emmené mon frère, Giuseppe, puis un jour, il est reparti en Italie avec sa femme…

Marco marque une pause, faisant mine de fouiller dans sa mémoire.

— Monica, oui c’est ça... Monica.

— Monica et Giuseppe.

— Oui. Peu de temps après ta naissance, si je me souviens bien, ils se sont enfuis comme des lâches.

Pour fuir ce taré à mon avis. Je ne savais même pas qu’il avait un frère. D’une voix plus forte, Marco reprend son monologue, sentant qu’il doit se justifier, pour effacer ce misérable souvenir.

— Nous vivions dans la misère ! En me débarrassant de mon père, ce paysan raté, moi et mon frère nous sommes partis aux États-Unis, avec nos femmes Monica et Daniela, pendant la grande vague migratoire. Nous sommes arrivés à San Francisco en 1907 ! Soit dit en passant, nous sommes arrivés au bon moment, évitant le séisme dévastateur de 1906. J’avais vingt-deux ans et mon frère Giuseppe, vingt ans. Notre père était un bon à rien, il avait peur de tout et n’osait pas bouger. Un trouillard ! Comme notre mère d’ailleurs. On se battait pour un croûton de pain ! J’étais le plus fort à ce jeu là. Tout le monde parlait de partir, tout le monde savait qu’il y avait des emplois grâce à l’industrialisation massive des États-Unis. On n’avait plus rien, donc rien à perdre. En me débarrassant de notre vieux, on a sauvé notre peau. Mon premier meurtre, au couteau de cuisine en plus !

Il en est fier en plus ! Je grimace. Mais Marco ne le remarque pas et continue.

— Et regarde-moi aujourd’hui !

Il se grandit et montre fièrement son costume flambant neuf en tournant sur lui-même. Il écarte sa veste et pince le haut de son gilet, bombant le torse.

— Nous avons réussi ! Nous sommes sortis de la misère ! Le rêve américain !

Marco se penche vers moi en me pointant du doigt.

— Tu devrais me remercier fils ingrat ! Grâce à moi, tu mènes la belle vie ! P’tit morveux, tous les mêmes. Vous êtes nés tous les quatre sur le sol américain. On prend tous les risques et la marmaille profite. Alors, tu peux dire « merci » ! J’ai mis notre famille à l’abri du besoin.

Je baisse la tête, ne sachant quoi répondre. Je doute de ses propos. La belle vie vraiment ? Il me frappe, flingue à tout va pour obtenir de l’argent, c’est ça la réussite dont il est si fier ? Je balaye du regard la demeure et le jardin, soupire, perdu dans mes pensées. Une prison, oui.

Marco me donne une tape derrière la tête pour me rappeler qu’il est toujours là. Il me prend par les épaules, me regarde droit dans le blanc des yeux. Il me dévoile aussi qu’il a eu une sœur, malheureusement morte de famine à l’âge de quatre ans. Personne pour les aider, personne ne voulait rien leur donner. Les enfants se battaient entre eux. Marco comprit vite que la loi du plus fort dominait dans ces cas-là. Selon lui, les riches possédaient trop d’argent, alors il leur en prenait. Telle était sa vision des choses. Quant aux parents de Daniela, Marco s’en débarrassa aussi, car ils voulaient empêcher leur fille unique de vingt-et-un ans de partir. Enceinte de trois mois à cette époque, elle ne pouvait pas rester seule sans Marco, en Italie. Maria est née en Amérique de justesse, dès leur arrivée à San Francisco, en octobre 1907.

Je m’excuse maladroitement. Non pas par politesse, mais par gêne. Marco se penche vers moi pour continuer son récit sur sa réussite. À cet instant, Alberto débarque, le coupant dans son discours. Il se redresse et accueille mon frère, bras ouverts. Il me chuchote à l’oreille :

— Toi, tu seras le maillon fort de la famille, je t’élève pour ça, alors ne me déçois pas, c’est bien compris ?

Je hoche la tête. Et mon avis alors ? Ça ne compte pas ?

— Ça y est, t’as ta réponse maintenant, alors ouste ! Fiche le camp ! dit-il en me balayant d’un geste de la main.

Le lendemain, je vais à l’école publique du quartier de North Beach. Un établissement regroupant des enfants américains pauvres et d’autres enfants issus de l’immigration. Pour moi, la situation est tendue avec les autres élèves. Non pas par mon comportement, au contraire studieux, intelligent, comprenant vite et forçant l’admiration de certains professeurs, mais par mon nom de famille. La plupart connaissaient la réputation de Marco Calpoccini et le craignaient.

Deux professeures discutent dans un coin de la cour. Elles ne sont pas discrètes. Elles parlent en me regardant passer. J’entends ce qu’elles disent. À croire qu’elles le font exprès.

— T’as vu, c’est lui, Jack, le fils Calpoccini, commence la première. Parait que son père est un puissant chef de clan.

— Sérieux ?! s’étonne la seconde. Je n’aimerais pas l’avoir dans ma classe. Il est avec qui ?

— Avec Madame Johnson. Parait qu’il est très studieux… et sage.

Ben voyons. La réputation de ma famille n’est pas une excuse pour me comporter en voyou. Je sens leurs regards appuyés. Je tourne la tête vers elles. Évidemment, ces deux-là détournent brusquement les yeux pour m’éviter.

Quiconque osait affronter Marco, perdait à coup sûr la vie. Les professeurs préféraient ne pas se préoccuper de moi plutôt que de devoir affronter des représailles.

J’avais beau être studieux et exemplaire, tous restaient méfiants à mon égard. Les professeurs ne se fiaient pas à ma tête de beau petit garçon, pensant que je pourrais tous les éliminer un jour s’ils baissaient la garde. Pour eux, il était évident que je finirais comme mon père. Et d’après les ragots, Madame Johnson perdait son temps.

Les deux enseignantes regagnent chacune leurs classes en me surveillant de coin de l’œil. Je serre les lanières de mon sac d’écolier, les fixant tristement. Je crispe la mâchoire jusqu'à apercevoir Maria se précipiter vers moi dans la cour.

— Jack !

— Qu’est-ce que tu fais là ? Tu devrais être en cours, non ?

— Notre professeur est en retard. J’ai vu ces deux femmes discuter entre elles… et te fixer…

Je soupire.

— J’ai l’habitude. Elles ont peur de papa, par conséquent, elles me craignent aussi et m’évitent.

— Mince… Je n’ai pas ce problème.

— T’es une fille. Elles n’ont rien à craindre de toi.

— C’est quoi cette différence ? Elles devraient avoir peur de moi aussi !

Je souris en coin.

— Ça m’est égal. Madame Johnson est gentille avec moi. Et puis ici, je suis à l’abri des sautes d’humeur de papa…

— Tu te retrouves tout seul ici…

— Je travaille sur mes cours, je lis beaucoup pendant les pauses de récréation. Ça me fait passer le temps. En rentrant à la maison, je passe mes soirées aux entraînements avec papa.

— Ce n’est pas ennuyeux à force ?

— Non… je préfère être ici.

— Tu es sûr ?

Je ne réponds pas, j’aurais aimé avoir plus d’amis, certes, mais je considérais l’école comme une parenthèse, une coupure dans ce monde violent qui me permettait de décompresser, d’échapper à mon environnement étouffant et pesant.

— Jack… Tu ne devrais pas avoir à porter tout ça sur tes épaules…

— Est-ce que j’ai le choix ?

Maria me regarde, la mine désolée, puis la sonnerie d’école retentit. Elle pose ses mains sur mes épaules.

— Dès que je pourrai, je viendrai te voir.

Puis elle part en courant vers sa classe.

Cet après-midi, les élèves jouent au football dans la cour de récréation. Je les observe de mon banc, livre ouvert sur les genoux. Un de leurs joueurs manque à l’appel, l’attaquant Flavio, malade ce jour-là. Flavio est un garçon de dix ans aux cheveux épais bruns foncés, mi-longs, un long nez et de petits yeux tombants. Je connais son allure, car je l’ai grillé à racketter la plupart de ses camarades.

Le capitaine de l’équipe, Alfonso, balaye du regard la cour pour trouver quelqu’un pour le remplacer.

Alfonso, lui aussi, appartient au groupe des perturbateurs. Grand, les cheveux noirs courts et bouclés, la peau mate, un nez aquilin et de grands yeux noirs, il en impose face aux autres. Pourtant, lorsqu’il croise mon regard, il s’immobilise et semble frissonner. Je me propose, en m’exprimant sur un ton calme et amical.

— Moi je peux jouer si vous voulez.

— Bah… c’est à dire que… euh… bégaye Alfonso.

Les autres s’interrogent, ne sachant quoi faire.

Je ferme mon livre, me lève. Quelques mèches de cheveux ondulent devant mes yeux et me chatouillent les oreilles. Ça me gêne. Maman refuse pour l’instant de m’emmener chez Francesca, la coiffeuse, sous prétexte qu’elle n’a pas le temps. Elle n’arrête pas de repousser à la semaine prochaine. Je veux juste qu’elle coupe les pointes. Et J’aime bien « Cesca ». C’est le surnom que je lui ai donné. Elle m’offre à chaque fois des bonbons. Bref, où en étais-je ? Ah oui, la partie de football.

— Je sais jouer.

— Euh ouais t’es sûr ? Tu ne vas pas te fâcher si on perd ?

— Non, ce n’est qu’un jeu.

Pourquoi je me fâcherais ? Il me perçoit comment lui ? Je garde mon calme.

— J’essaye et si ça ne va pas, vous prendrez quelqu’un d’autre.

Le capitaine de l’équipe s’approche et me serre la main.

— Okay, on fait comme ça.

Les autres se montrent sceptiques et restent à distance.

La partie commence enfin, je suis plutôt habile et rapide, possédant un excellent jeu de jambes, une puissance de tir remarquable. Sans vouloir me vanter, je sais transformer les occasions en but. J’évite un défenseur et tire avant qu’il ne puisse réagir. Premier but ! 1-0 pour notre équipe. Je marque un deuxième but, cette fois-ci en tirant à la volée. Notre équipe remporte le match 2-0, à la fin du temps imparti. L’équipe d’Alfonso gagne enfin un match contre l’équipe adverse, ce qui n’était pas arrivé depuis longtemps. J’ai bien compris le jeu offensif, ce qui me donne des ouvertures pour tirer.

Alfonso est ravi et toute l’équipe me porte à bout de bras, oubliant un instant qui je suis. Je savoure un moment de bonheur perdu.

Quant au capitaine de l’équipe opposée, il exige une revanche. Il donne des coups de pied dans les herbes hautes.

Je participe aux prochains matchs jusqu’au rétablissement de Flavio. Le jour où il revient, ce n’est plus la même ambiance. Ma présence n’est guère appréciée et il me le fait bien sentir.

— C’est toi qui a pris ma place ?!

— Oui. Le temps que tu te rétablisses…

— Maintenant que j’suis là, tu dégages !

Je fronce les sourcils.

— C’est dommage, pendant ton absence, nous avons gagné presque tous les matchs.

— Quoi ?! Retire ce que tu viens de dire !

— C’est juste un constat.

— N’importe quoi ! Dégage, je reprends ma place !

— Ce n’est pas toi qui décide.

Flavio empoigne le col de ma chemise avec sa main gauche et lève le poing droit.

— Répète un peu pour voir !

Alfonso s’interpose entre lui et moi en levant les mains.

— Ohé du calme ! Jack nous a bien aidé ! Il joue bien.

— Tu le défends maintenant ?!

J’observe Alfonso, étonné.

— Flavio tu reprends ta place et Jack restera dans notre équipe en tant que remplaçant. Ça vous va ?

— D’accord, ça me convient.

Flavio croise les bras.

— Okay, on fait comme ça.

Cela me convenait. Toute chose m’éloignant de Marco et de son monde noir était à prendre.

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