14

9 minutes de lecture

Alfonso, Flavio, deux autres garçons de l’école et moi jouons tranquillement au football sur les quais de Ferry Plaza, lorsqu’un groupe de quatre hommes, grands et musclés s’avancent vers nous. Nous stoppons notre partie. Je prends le ballon. Le grand blond s’adresse à moi.

— Tiens, tiens, intéressant de te trouver ici. On va pouvoir discuter toi et moi.

Alfonso m’arrache le ballon des mains.

— C’est qui ceux-là ? me demande Alfonso, sourcils froncés.

— Je ne sais pas…

— Tu ne te souviens pas de nous ? interroge le type, agacé. Pourtant nous nous sommes vus la semaine dernière !

— Ouais, le petit garçon collé à son père ! se moque l’autre.

— Que… Qu’est-ce que vous racontez ?

Le troisième me chope par les bretelles et le quatrième, par le bras.

— Ton père a tué notre oncle !

— T’étais là quand ton père a tabassé à mort notre oncle. Et tu n’as rien fait !

— Qu’est-ce que je pouvais faire ?!

— Supplier ton père pour qu’il arrête, par exemple.

Alfonso commence à paniquer.

— Jack ! Nous, on veut pas d’emmerdes ! Tu le sais ça, hein ?

— J’t’avais bien dit qu’il nous poserait des problèmes ! chuchote Flavio à l’oreille d’Alfonso.

— Vous n’allez pas me laisser là ?! m'inquiété-je.

— On n’a rien à voir là-dedans j’te signale ! Laisse-nous tranquille.

— Mais…

Je ressens une vive déception face à la réaction de mes camarades.

— Venez, on se casse ! lance Alfonso à l’adresse du groupe.

— Démerde-toi tout seul ! ajoute Flavio.

Le groupe court sur le quai.

Le grand blond en profite pour me donner un coup de poing dans la mâchoire. Le bruit du craquement d’os parvient aux oreilles d’Alfonso. Il se fige, se retourne vers nous. Flavio et les deux autres garçons stoppent à leur tour.

— Alfonso ! Qu’est-ce que tu fous ? Viens !

Alfonso est paralysé par la peur. Il ne bouge pas, me regardant moi et ces hommes.

Du sang coule à la commissure de mes lèvres. La gars lève le poing au-dessus de mon visage.

— La boutique de jeux clandestins. Tu t’en souviens ?

J’essuie le sang au bord de mes lèvres avec la manche de ma chemise.

— Oui, je me rappelle, mais je n’ai pas regardé vous savez… je…

— T’étais là !

— Oui, mais…

— T’as assisté au meurtre de notre oncle ! Sans bouger, sans rien faire !

— Je suis juste mon père… Je ne peux pas l’empêcher de faire ça… Croyez-moi !

— T’as même pas essayé !

— Je n’ai que onze ans ! Que vouliez-vous que je fasse ?!

— Tu vas devenir comme lui, pas vrai ?

Je serre les dents.

— Il t’emmène avec lui, pour que tu fasses pareil plus tard. N’est-ce pas ?

— Ce n’est pas ce que je veux !

— Arrête de te payer notre tête !

— Amenez-le au bord du ponton ! annonce l’autre individu. On va s’marrer !

Le premier m’envoie un coup de poing dans le ventre, ce qui me fait cracher de la bile. Il n’y va pas de main morte !

Le second me tire par mes bretelles arrière.

Je lui donne un coup de pied dans le tibia. L’homme gémit de douleur.

— Sale gosse !

J’administre un coup dans le nez du blond. Il saigne. Mais il ne faut pas oublier qu’ils sont supérieurs en nombre. Quatre contre un gosse. Quelle bande de lâches. L’autre m’attrape le bras et me tire fortement en arrière. Je tombe sur les fesses. Je me défends en donnant des coups de pied. Le dernier me frappe au visage pour me calmer.

— Alfonso ! Aide-moi !

Il tremble de peur cet imbécile. Je ne peux pas compter sur lui.

— Ne… Ne m’appelle pas !

Deux des hommes courent vers Alfonso et les trois garçons. Le groupe s’enfuit, me laissant seul.

Le grand blond me traîne jusqu’au bout du ponton.

— Vous n’avez qu’à appeler les flics si voulez absolument venger votre oncle !

— Impossible ! Vu qu’on a ouvert un club illégal ! Sur les conseils de ton père !

— Vous l’avez cherché ! Fallait pas venir pleurer auprès de mon père !

— P’tit merdeux ! Qu’est-ce que t’en sais ?

— Vous n’aviez plus un sou, c’est pour ça que vous vous êtes approchés de notre clan, pour réclamer du fric ! N’est-ce pas ? C’est ce que vous faites tous !

— Sale gamin de rital, t’en sais un peu trop pour ton âge je trouve.

— Ton père nous a piégés ! ajoute l’autre.

— Bien fait pour vous !

Le type me tire d’un coup sec vers lui. Il me gifle d’un revers de la main.

Quelques passants assistent à la scène, mais ne font rien, ignorant délibérément ce qui se déroule sous leurs yeux. Ils se contentent de détourner le regard et de continuer leur chemin. Vive San Francisco ! Je peste.

— Raclure ! s’emporte le gars. Tu vas payer pour ce que ton père a fait ! Pour ce que ta communauté de pouilleux ose nous faire sur notre territoire !

— Mon père va venir me venger !

— Aucun risque ! On s’tire à Sausalito dans trente minutes !

— Tu vois le bateau en face, hein ? dit le second.

Je regarde le ponton et aperçoit les bateaux.

— On prend celui-là. Mais avant, on va s’occuper de toi.

— Nous allons faire une bonne action avant de partir !

Les deux hommes me tirent en arrière par les épaules. Je racle les talons de mes chaussures sur le sol pour essayer de les retenir.

— Non attendez ! Je vous en prie ! Arrêtez ! Ne faites pas ça ! Arrêtez !

Les hommes ricanent, se voûtent pour me tirer. Je résiste comme je peux. Ils sont trop forts pour moi. Ils me soulèvent, me prennent par les jambes. Je suis mort de trouille.

Je me retrouve à moitié au-dessus de l’eau.

— J’ai une question à te poser.

— Qu… quoi ?

— Est-ce que les Italiens savent nager ?

Je fais « non » de la tête. Non, reposez-moi à terre ! Les deux hommes me balancent d’avant en arrière.

— À la une, à la deux…

— Non pas ça ! Arrêtez !

— À la trois !

Ils me lâchent. Je tombe dans l’eau. Je n’ai pas pied. Je lutte pour rester à la surface.

— Et ben non, ça ne sait pas nager.

Les hommes éclatent de rire, puis partent en se frottant les mains. Je ne veux pas mourir maintenant, pas comme ça. Je me débats, bois la tasse à plusieurs reprises. Je n’arrive pas à atteindre le ponton. Épuisé, l’eau finit par recouvrir mon visage, je m’enfonce lentement dans cette mer opaque et sombre. Lorsque je crois être perdu, je sens une main m’agripper fermement le bras. Je remonte comme par magie vers la surface. Je me retrouve allongé, à cracher de l’eau. Mes poumons retrouvent leur vitalité peu à peu. Je reprends ma respiration. Je suis sauvé. Mes mèches de cheveux me collent au visage. Je ne vois rien. Je m’assieds, de petites mains douces et blanches me caressent délicatement les joues et le nez. Elles écartent mes mèches. J’ouvre les yeux et admire une jolie petite fille blonde aux cheveux couleur or et aux yeux bleu azur. Elle est magnifique dans sa robe rose. Elle tient un châle rose avec de petites fleurs violettes. Elle me le pose sur les épaules.

— Mets, ça va te chauffer.

— Euh… merci.

Elle parle bizarrement. Ça ne me dérange pas. C’est même touchant. Je sens mes joues me brûler. Je rougis.

— Ça va aller petit ?

Je tourne la tête vers cette voix grave, un homme, sans doute son père. Ils ont la même couleur de cheveux et d’yeux. Par contre, son nez épaté et ses fines lèvres gâchent son visage. Son costume blanc est trempé, ses manches sont retroussées jusqu’aux coudes. J’en déduis qu’il m’a sauvé de la noyade. Mon regard s’attarde sur les cicatrices de brûlures présentes sur son bras droit, étrangement fin.

— Dis, comment va ? demande la petite fille.

Elle me fait perdre tous mes moyens. Mon corps semble flotter sur un petit nuage. Quelle étrange sensation.

— Euh…

L’homme prend la parole.

— Ma fille t'a vu en train de te noyer. Nous faisions la queue sur le ponton pour embarquer vers Oakland. Elle a regardé vers toi et ces quatre hommes. Elle a compris tout de suite que quelque chose n’allait pas. Je suis désolé de ne pas l’avoir compris moi-même. Elle m’a supplié de te venir en aide, lorsque nous avons vu ces hommes te jeter à la mer.

— Ah….

— Elle avait peur que tu te noies.

— J’ai failli. Je ne sais pas nager.

— Que te voulaient ces types ?

— M’éliminer, car mon physique ne leur revenait pas. Je suis Italien.

Je ne sais pas pourquoi j’ai dit ça. J’ai sorti ce qui me venait à l’esprit sur le moment. Avec le recul, je me dis que je voulais qu’elle ait pitié de moi. Qu'on s’occupe de moi, tout simplement. Lamentable.

— C’est non juste ! lance la fillette. Moi aussi, les Amériques m’aiment pas.

— Américains. On dit « les Américains », ma chérie.

Je lève un sourcil. Le père s’explique.

— Sa mère est suédoise. Elle a tendance à mélanger les deux langues. Elle ne parle pas encore correctement. Elle n’a que sept ans. Je suis navré.

— Euh, non, ne vous inquiétez pas, je comprends.

— Toi aussi, tu as ces difficultés ?

Je grimace, gêné qu’il pointe du doigt mes origines. Ce n’est pas de sa faute aussi, c’est moi qui lui en ai parlé. De toute façon, il aurait compris tout seul avec mon accent. Je n’ai pas ce problème des mots, mais je ne veux pas leur dire. Il me devance.

— Je suppose que oui. C’est pas grave, tu apprendras avec le temps. C’est ce que je dis toujours à ma fille. La patience est le meilleur chemin qui mène au succès.

Je hoche la tête bêtement.

Le père regarde la pancarte indiquant les heures de départ : Oakland – 10 :30 AM. Puis il vérifie sa montre à gousset : 10h20.

— Le bateau part dans dix minutes. Nous devons te laisser. Ça ira ?

— Oui… merci…

Il recouvre ses bras avec ses manches. Je reprends mes esprits. Le châle. Je le retire de mes épaules et le tends à la petite fille.

— Garde.

— Mais… je ne pourrais pas te le rendre.

— Ne t’en fais pas pour ça, ma fille en a beaucoup d’autres, sourit l’homme.

Je serre le châle, parcouru d’un frisson agréable.

La petite fille sourit. Le père lui prend la main.

— Est-ce que ça va aller ? Tu peux te débrouiller ?

— Oui, oui ça va aller. Je vous remercie.

— Nous ne voudrions pas manquer notre bateau…

Je me lève, en tenant le châle dans ma main droite.

— Oh, pardon… Allez-y, ne vous en faites pas pour moi…

La petite fille regarde son père, interrogatrice.

— Allez-y. Je peux rentrer tout seul chez moi. Je n’habite pas très loin.

— Très bien. Fais attention à toi, d’accord ?

— Oui, promis. Merci encore pour votre aide.

— Remercie ma fille de m’avoir supplié de te venir en aide.

Je l'observe, esquisse un sourire timide.

— Merci beaucoup…

Ils sourient, puis ils se hâtent de rejoindre le bateau.

Je baisse la tête sur le châle. Des gouttes d’eau tombent de mes mèches de cheveux. Mes vêtements sont trempés. Je grelotte.

La jeune fille lâche la main de son père et revient vers moi. Elle me tend sa main. Elle se présente en plaquant l’autre main sur son torse.

— Astrid.

Je serre doucement la main de la jeune fille, souris timidement.

— Moi, c’est Jack.

Astrid cache ses mains derrière le dos, penche la tête de côté et me gratifie d’un grand sourire, éblouissant et sincère. Je rougis en la regardant. Elle est jolie. Puis elle me prend le châle des mains pour l'étendre sur mes épaules.

Elle rejoint ensuite son père, en agitant la main pour me dire « au revoir ».

Je pense être tombé amoureux ce jour-là. La Suède, c’est où ça ? Je regarderai ce soir dans mon livre de géographie. Je reste quelques minutes planté sur le ponton, observant au loin le père et cette fille merveilleuse monter dans le bateau. Ils disparaissent de mon champ de vision. La lumière s’éclipse avec elle. Le ciel s’assombrit. Les ténèbres reviennent. Je soupire, rentre chez moi, bousculé par ces émotions nouvelles.

Arrivé dans le hall d’entrée de la maison, je presse le châle contre moi. Les larmes coulent sur mes joues.

Paola arrive dans le hall d’entrée.

— Aaaaaah ! s’affole-t-elle. Mais où as-tu traîné ?! Tu me salis tout le sol !

— Ah pardon…

J’enlève mes chaussures pour les tenir à la main. Paola plisse les yeux, me scrute des pieds à la tête.

— C’est quoi ce truc de fille sur tes épaules ?

— Ça ? Euh c’est… un cadeau…

— Qu’as-tu encore trafiqué ?

Je passe à côté d’elle, sans répondre à la question, puis monte rapidement les escaliers en direction de ma chambre.

Paola me suit du regard, les mains sur les hanches, en secouant la tête, exaspérée.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 7 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0