16

10 minutes de lecture

Un de mes passe-temps favori, qu’ils soient de courte durée ou non, est la lecture. Blotti dans le fauteuil du salon, près du feu de cheminée, mon esprit s'évade. Je dévore les histoires de contes enchantés et de dragons des frères Grimm.

Ce soir-là, caché derrière mes mèches de cheveux me tombant dans les yeux, j’observe mon père et ses affranchis qui reviennent après une négociation. C’est pratique en fin de compte ces cheveux mi-longs et épais. Ils me permettent de cacher mes réactions et mes émotions aux yeux des autres. Je l’observe effectuer le même rituel, à chaque retour. Paola lui apporte une serviette blanche. Il coince un cigare dans le coin de ses lèvres, puis essuie ses mains tâchées de sang avec minutie. Il commence toujours par la main droite. Il ouvre la serviette d’un coup sec. Marco nettoie la paume, puis glisse la serviette vers le bout de ses doigts. Ensuite, il nettoie la main gauche de la même manière. Il remet enfin le tissu sale à Paola.

Je le regarde anxieux, la boule au ventre, la gorge nouée. Ce rituel me fait froid dans le dos. Marco s’éclipse généralement dans une volute de fumée, vers son bureau.

Mais ce soir-là, Marco vient vers moi. Pris au dépourvu, je n’ai pas le temps de réagir. Il m’arrache le livre des mains et le projette dans le feu. Il pose ses mains sur les accoudoirs du fauteuil, me fixe droit dans les yeux.

— Demain, tu m’accompagnes. Après l’école, tu me rejoins au 150 Lombard Street sans faute. Compris ?

Sans attendre la réponse, il se dirige vers son bureau. Je regarde mon livre se consumer, tremblant d’angoisse.

Je ne dors pas de la nuit. Je me tourne et me retourne dans mon lit, cogitant sur ce qu’il va me demander de faire demain. Je réfléchis à un stratagème pour éviter d’aller à ce rendez-vous.

Le jour tant redouté arrive. J’ai trouvé la solution, ne pas sortir de la classe à la fin des cours. Lorsque la sonnerie retentit, je reste prostré sur ma chaise.

Ma maîtresse, Madame Johnson, une gentille et belle jeune femme d’une vingtaine d’années, aux cheveux blonds, s’approche de moi, étonnée de me voir encore là. J’admire cette couleur. Nous avons tous les cheveux noirs dans la famille. Ça manque de gaieté.

— Jack, tout le monde est parti. Tu peux y aller toi aussi.

— Non, je n’arrive pas à faire cet exercice…

— Fais voir…

Elle scrute mon devoir, puis lève la tête, interrogatrice.

— Jack… Ton devoir est excellent !

— Regardez bien !

— Jack, je ne te mets pas de A+ pour te faire plaisir. Si je te donne ces notes, c’est que tu le mérites ! Si ton devoir vaut F, je n’hésiterai pas à te le mettre.

— S’il vous plaît, laissez-moi rester encore en classe.

— Mais tu…

— Donnez-moi des exercices de maths, d’anglais, d’histoire… n’importe quoi !

Est-ce que ça va marcher ? Je lui offre mon plus beau regard suppliant. Elle accepte, compatissante. Je suis rassuré, je vais éviter mon père. Elle me donne un exercice de mathématiques de niveau supérieur, de 7th Grade, que je réussis haut la main, au bout de trente minutes de réflexion.

Je n’arrive pas à garder mon calme, ma jambe tremble toute seule, je tambourine le sol de mon pied. Je regarde partout, anxieux. J’ai peur de le voir débarquer.

— Jack, qu’est-ce que tu as ? Tu sembles bien nerveux depuis tout à l’heure…

Je la regarde sans un mot, me mordillant les lèvres, les yeux brillants au bord des larmes.

— Je… je ne veux pas faire comme mon père…

J’ai craché le morceau. Je n’ai personne à qui parler en dehors de Maria. Je ne supporte plus de tout garder pour moi. À force de tout emmagasiner, je risque de développer un ulcère à l’estomac. Madame Johnson se plaque machinalement la main sur la bouche. Elle marque une pause avant de répondre. Me voyant redouter de suivre les pas de mon père, elle se remémore une discussion avec son ami, Lenny, un autre professeur d’école. Une conversation, autour d’un verre à la terrasse d’un café, qu’elle me fait partager. Ils ont parlé de moi. Je l’écoute attentivement transmettre cet échange entre elle et Lenny.

« — Alors, comment ça se passe tes débuts en tant que professeur ? demanda Lenny.

— Pour l’instant, pas trop mal, répond Madame Johnson.

— Ça ne doit pas être évident quand même, tu enseignes dans un sale quartier…

— Je pouvais refuser tu sais. Mais j’ai accepté cette mission dans cette école du quartier pauvre de Little Italy.

— C’est du suicide.

— Lenny, enfin ! Ces enfants d’immigrés ont besoin d’être accompagnés, pour ne pas décrocher de l’apprentissage scolaire.

— Ces enfants là savent se débrouiller tout seul.

— Tu te trompes ! Ils ont plus besoin d’aide que tous les enfants américains de cette ville !

— C’est ton point de vue. Mais ça ne m’étonne pas de toi. Depuis que je te connais, tu as toujours aidé les personnes en difficulté. Même ceux qui voulaient quitter l’université. T’as réussi à les persuader de continuer leurs études. Je t’admire pour ça tu sais.

— Arrête, tu me fais rougir.

— Si, je t’assure. D’ailleurs en parlant de ça, je m’inquiète pour toi. L’école où tu enseignes n’a rien à voir avec les problèmes d’étudiants. Je serai plus rassuré si tu démissionnais.

— Lenny… j’aime mon boulot.

— Tu peux exercer ailleurs.

— Je me sens plus utile ici que dans une école classique. Je leur enseigne les valeurs américaines en plus des cours de mathématiques et d’anglais. Aucun professeur ne voulait de ce poste. Mais, moi, au contraire, j’ai l’espoir de leur offrir une chance d’échapper à leurs conditions de vie difficiles. Je veux leur prouver que leur situation ne doit pas être une fatalité. La plupart abandonne les cours, pour aider leurs parents analphabètes ou suivre la voie toute tracée de la criminalité. Je veux les aider…

— T’es têtue quand tu t’y mets. Fais attention à toi quand même.

— Ah je t’ai pas dit !

— Quoi donc ?

— Mon travail porte enfin ses fruits !

— Sérieusement ?!

— Ouiii ! Dans ma classe, j’ai un petit garçon, trop mignon, avec ses cheveux noirs et ses petites mèches de cheveux qui lui tombent devant les yeux ! Il étudie bien en cours, il est assidu et il souhaite sortir de son univers familial.

— Quel genre… d’univers ? Ne me dis pas que… enfin…

— Oui, c’est un immigré italien. Son père est à la tête d’un clan mafieux et…

— Quoi ?!

— Écoute-moi ! Je sais que ça fait peur, mais ce petit garçon, Jack, il veut vraiment sortir de là ! Il ne rate aucun jour d’école, il s’accroche. Comment je peux faire pour l'aider ? Tu as une idée ?

— Ne rêve pas, un enfant de mafieux est irrécupérable, il sera forcément mafieux. Laisse tomber, crois-moi. »

Ce qu'elle me raconte, m'attriste. Je n’aime pas ce type. Selon lui, je deviendrai forcément comme mon père ? Je refuse. Je prouverai que je suis capable de faire autre chose. Est-ce seulement possible ? Elle reste muette. Ça voudrait dire qu’elle pense comme lui ? Je suis déstabilisé.

Personne ne souhaite prendre la peine de m’aider, personne pour essayer du moins, par peur de représailles. Un problème que les autorités esquivent, fermant les yeux sur mon mal-être, sur ceux des enfants comme moi, préférant laisser les immigrés et les familles d’organisations criminelles gérer leurs rejetons.

Madame Johnson prend une chaise, sourit timidement. Elle se place face à moi.

— Jack, tu peux t’en sortir, j’en suis sûre !

— Vous y croyez vraiment ?

Je suis peu convaincu.

— Oui, évidemment. Avec les notes que tu as, tu peux te libérer de ce fardeau.

— Ce n’est pas si simple… Il…

— Tu es intelligent et courageux. Avec une aide extérieure, tu peux devenir qui tu veux.

Mais j’en ai pas, d’aide ! Les mots restent coincés dans ma gorge, je n’arrive plus à discuter.

Elle passe sa main dans mes cheveux, soulève ma mèche et constate l’hématome sur ma pommette. Elle me regarde tristement en laissant sa main douce et délicate sur ma joue.

— C’est ton père qui t’a fait ce bleu ?

Je baisse la tête, les mains crispées sur les genoux.

— Oh Jack… Reste ici autant que tu le voudras, d’accord ?

Puis elle prend mon visage de petit garçon entre ses mains. J’aimerais que cela puisse être vrai, que je puisse échapper à mon destin.

— Tu es trop mignon, tu sais.

Qu… ? Qu’est-ce qu’il lui prend ? Je recule. Elle me relâche. Des halos orangés teintent la salle de classe. La nuit commence à tomber.

— Oh ! Il est déjà 19h ! dit-elle en regardant l’horloge.

Je me lève d’un bond, range mes affaires en hâte.

— Vous avez raison, il est temps que je file.

— Attends ! Tu ne vas pas rentrer tout seul, alors qu’il fait presque nuit dehors.

— J’ai l’habitude, ne vous inquiétez pas.

— Ne dis pas de bêtises je vais t’accompagner.

Non ! Non, ne venez pas ! Nous risquons de tomber sur Marco. Il ne faut surtout pas qu’elle croise son chemin. Il sera d’humeur exécrable, c’est certain, vu que je ne suis pas venu au rendez-vous. Il va péter un câble. Je le sais. Et c’est justement pour cette raison que je ne veux pas impliquer Madame Johnson dans cette histoire.

— Je préfère rentrer seul, merci.

— Ne sois pas si buté ! Tu es encore petit. Je serai plus rassurée si je t’accompagne.

— Le quartier n’est pas sécurisé, vous savez.

— Raison de plus pour venir avec toi !

Elle aussi est têtue. Elle ne lâche pas l’affaire. Pas le choix, je la laisse faire. Au moins jusqu’à l’entrée de Little Italy. J’insisterai pour qu’elle me laisse là.

— Et je dois parler à tes parents de toute façon.

— Quoi ?!

Elle est folle ! Ou complètement inconsciente.

— Avec les notes que tu as, tu peux entrer dans une école plus prestigieuse. Je soutiendrai ta candidature.

C’est ça, je comprends mieux. Qui voudra de moi dans ce genre d’école ? Soyons sérieux. Sa naïveté me touche. Je soupire. Sur ce, nous rentrons. Elle me confie une partie de sa vie, banale et insipide. Je l’envie. Elle ne se rend pas compte de la chance qu’elle a d’avoir une famille normale. Je ne l’écoute pas vraiment, trop occupé à rester sur mes gardes tout le long du trajet. J’ai un mauvais pressentiment. En arrivant sur Filbert Street, mes craintes se manifestent. J’aperçois Domenico au volant d’une voiture noire, garée en bataille. Il attend quoi ? C’est là que j’entends des crissements de pneus, je reconnais la voiture au loin, c’est celle de Giovanni. Il débarque à vive allure. Je prends la main de Madame Johnson pour l’emmener se réfugier sur Jasper Place. Elle stoppe, retire sa main.

— Ce n’est pas par là que tu habites. Nous devons traverser Grant Avenue.

— Je sais, mais… vous serez plus en sécurité ici, je vous assure.

— Qu’est-ce que tu me racontes, Jack ? Ce sont ces ruelles sombres qui sont dangereuses. Revenons sur l’avenue principale.

— Restez ici ! Je vous en prie !

— Jack, tu me fais peur…

Je lis de l’inquiétude sur son visage, elle ressent ma nervosité. Nous entendons soudain des cris d’hommes et de femmes entremêlés aux bruits des voitures et des coups de feu. Une fusillade entre les Giacomuzzi et les Calpoccini. Domenico est rancunier. Le temps que je me retourne pour vérifier que personne ne débarque ici, elle disparait. Mon pouls s’accélère. Je scrute les recoins de cette ruelle plongée dans le noir. Où est-elle passée ? Je n’entends plus rien tout d’un coup. Je ne sais pas pourquoi, ce silence m’oppresse. C’est bizarre que les bruits aient disparus. Tous, sans exception. Je reviens sur Filbert Street, l’angoisse me serrant les entrailles. Et je la vois. Non. Non, non, non. Je lui avais pourtant dit de rester ici, à l’abri, mais elle ne m’a pas écouté. Je tangue, me retiens au mur pour éviter de tomber. Elle git dans son sang. Je la vois bouger faiblement. Elle est en vie ! Je cours vers elle, m’agenouille près d’elle. Elle se tient le flanc. Elle ne tiendra pas longtemps. Elle a besoin d’une aide médicale en urgence. Je pose ma main sur la sienne pour compresser la plaie. Le sang dégouline entre mes doigts. Je n’arrive pas à stopper l’hémorragie. Elle tremblote. Je cherche de l’aide. Personne. Je hurle pour que quelqu’un appelle un médecin ou l’emmène à l’hôpital. Le danger écarté, les habitants commencent à sortir dans la rue.

— Ça va aller Madame, accrochez-vous.

— Jack… dit-elle d’une voix douce et faible, en m’effleurant le visage et m’observant de ses yeux emplis de pitié.

— Je vous en prie, tenez bon.

Ma voix est enrouée. Je me mords la lèvre inférieure. Un homme s’approche. Au lieu de venir en aide à Madame Johnson, il m’insulte, me martèle que ce qui lui arrive, c’est de ma faute. Salaud, c’est pas le moment ! Sauve-la triple andouille !

Je sens sa main glisser. Elle laisse son bras tomber sur le gravier. Son odeur vanillée et sucrée s’est envolée. Elle ne bouge plus, ses pupilles deviennent vides, dénuées de toute émotion, sa bouche s’entrouvre, du sang coule lentement au bord de ses lèvres.

— Madame Johnson ?

Je la secoue. Elle ne réagit pas. Je hurle son nom, mes larmes coulent. C’est pas vrai, c’est pas possible. Non, je suis en plein cauchemar. J’entends les sirènes de police. Je plisse les yeux dans ce brouillard bleu et rouge. Je distingue des silhouettes. Un homme m’arrache de force au corps de Madame Johnson. Il m’embarque au poste de police. Pourquoi ? Je n’ai rien fait. Et qui va s’occuper d’elle ? Sauvez-la, je vous en supplie. Assis dans la voiture, mains menottées, je regarde son corps sans vie être pris en charge par des ambulanciers. Je pleure de plus belle, mâchoire crispée. Pourquoi ça tourne toujours mal ? Je n’en peux plus de voir tout ce sang. J’ai envie de crier, de hurler. Mais je n’y arrive pas. Ces mots pourtant si simples restent coincés au fond de ma gorge.

Tout devient flou dans mon esprit. Je ne sais pas qui a tiré. Les Giacomuzzi ou les Calpoccini ? Je n’ai pas vu la fusillade. Je pense qu'elle a reçu une balle perdue. Elle s’est retrouvée là par hasard, au mauvais moment. Je ne peux m’empêcher de penser qu’elle est morte à cause de moi. J’aurais dû rejoindre mon père, sans faire d’histoire. Si je pouvais revenir en arrière, je ne commettrais pas la même erreur. La mort de Madame Johnson me peine énormément. Certes, j’ai tué un inconnu et un pauvre épicier, mais je ne les connaissais pas. Alors qu’elle, je la voyais tous les jours. Elle était aimable, attentionnée, radieuse. À ma manière, je me sentais proche d’elle.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 9 versions.

Vous aimez lire LauraAnco ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0